Dans un registre oscillant entre la consultation d'ouvrages précédents et plusieurs entrevues, les auteurs donnent à lire un Hergé de Paris Flash, parfois superficiel

Benoît Mouchard et François Rivière sont des pointures. Le premier officie à Angoulême auprès du Festival en tant que directeur artistique tandis que le second écrit romans, biographies ou scénarios. Dans ce livre à quatre mains, nos Dupont(d) du portrait évoquent le maître de la ligne claire, après son disciple Edgar P. Jacobs en 2003   . Pourtant, la limite du panégyrique est franchie dès l’évocation de la prime enfance de l’artiste. Les signes graphiques prémonitoires ou la succession de poncifs sur les bêtises de l’enfant Remi affadissent le propos. Ensuite, plusieurs occurrences ailurophiles évoquant Polo, Zaza ou Kanghi incommodent la lecture. Vers la fin, divers passages complaisants envers la seconde femme du maître frisent la flagornerie.

 

L’homme de droite

La partie relative à l’ascendance nobiliaire idéalisée permet de comprendre l’enracinement monarchiste dans l’esprit de Georges Remi ; idéologie complétée par le comportement messalisant du père, Alexis Remi. Son chemin de vie est balisé depuis l’école secondaire Saint-Boniface jusqu’à ce job décroché au xxe siècle, « journal catholique et national de doctrine et d’information » d’obédience maurrassienne, alors dirigé par Norbert Wallez. L’abbé Wallez travaille sous le portrait du Duce.

Dans Le Petit Vingtième, supplément jeunesse du journal, il illustre le dessein anticommuniste de l’abbé, pour l’instant Tintin n’est qu’un amusement. En 1930 a lieu la première collaboration professionnelle avec Raymond de Becker, journaliste, chantre de la droite catholique belge. 1932, Le Petit Vingtième s’émancipe du xxe siècle, sans renoncer à son antisémitisme patent. Le jeune homme de 25 ans réalise une couverture pour Histoire de la guerre scolaire, pamphlet d’un ancien du xxe siècle : Léon Degrelle, le fondateur du mouvement Rex.

De retour à Bruxelles après le désastre de mai 1940, il prend en main Le Soir-Jeunesse, supplément du Soir. Ce quotidien, dont le tirage dépasse les 200 0000 exemplaires est sous le contrôle de l’occupant, et devient le Soir Volé. Durant l’été 1941, son ami Philippe Gérard le met en garde : « Si tu n’approuves pas, dis-le et montre-le. » En décembre 1942, Charles Lesne des éditions Casterman, lui écrit : « Nous avons la chance exceptionnelle d’avoir un sujet et un héros en or pour un lancement prestigieux dès la reprise d’après-guerre. » Sans pousser l’analyse, les auteurs proposent un regard intéressant sur Nestor, le majordome apparu en 1943, dont l’obéissance sans failles lui permet de rester en place au château de Moulinsart. Après avoir quitté le journal collaborationniste en avril 1944, il est interrogé à plusieurs reprises en septembre, avant que le juge Vinçotte ne considère « de nature à ridiculiser la justice que de s’en prendre à l’auteur d’inoffensifs dessins pour enfants. »

Septembre 1946, la rencontre avec Raymond Leblanc débouche sur le Journal de Tintin. Malgré ce redémarrage, un gros coup de blues au début des années 50 l’amène à envisager un exil en Argentine. La mémorable séquence d’Objectif Lune « Zouave, moi ? » pourrait traduire ce sentiment d’incompréhension. Entre deux Tintin, une autre échappatoire prend la forme du retour à l’enfance par le biais des Indiens Sioux et de leur correspondant en Belgique, le père Gall. Après Les Bijoux, il déroule. Il voyage, dépense dans l’art moderne, avant qu’une espèce d’apothéose ne prenne la forme de l’hommage Warhollien.

Les amours

Au début, Marie-Louise Van Cutsem, l’amour déçu surnommé Milou sera sublimé en chien. À 20 ans, Georges Remi rencontre Germaine Kieckens, il l’épouse cinq ans plus tard. Germaine est l’anti-thèse d’Élisabeth Remi, la mère, dont la fragilité psychologique parsème les aventures de Tintin. Le poison qui rend fou dans Les cigares du Pharaon et Le Lotus bleu ou L’asile du docteur Müller dans L’île noire y feront référence. Madame Remi mère expire en 1945.

L’après-guerre marque un changement au sein du couple, l’épuration n’est pas seule en cause. En février 1952, les Remi sont victimes d’un accident de la route. Il n’a rien, elle en gardera des séquelles à vie. Trois ans plus tard, une jeune coloriste entre aux Studios Hergé et dans sa vie. Encore deux années avant que Fanny Vlamynck ne devienne la maîtresse du maître. De cette idylle, Hergé nourrit Tintin au Tibet. Pourtant, il n’oublie pas Germaine, d’ailleurs il « continue (de) partager avec elle des moments de grande intimité ».

 

L’artiste

Une passion, le scoutisme, permet l’éclosion de totor, le Tintin préhistorique. Durant son apprentissage professionnel au xxe siècle, le dessinateur observe que les hachures ou les grisés débordent sous l’énorme machine de presse. Il décide de tracer une ligne claire, plus lisible. Assez vite, il insère le dialogue dans une bulle, sans redondance avec l’action en cours.

Pour le premier Tintin, la narration concentre énergie et modernité : trains, voitures, avions et motos sont empruntés à toute allure. Le chien Milou, en voix off, atténue le propos de Wallez. Jeudi 8 mai 1930, l’arrivée en gare de Bruxelles du Tintin de chair et de retour du pays des Soviets devant une « petite centaine » d’enfants (scout encore) est un véritable coup de pub. L’abbé célèbre le 50e anniversaire de la présence belge en Afrique ; il envoie Tintin au Congo (1931). Le dessinateur convainc Wallez de lutter contre le crime organisé et le capitalisme sous-jacent, Tintin en Amérique (1932). À 26 ans, signature chez Casterman ; Les cigares du pharaon paraissent en 1934. La rencontre avec Tchang Tchong-Jen débouche sur Le Lotus bleu (1936) et un changement d’orientation : Tintin défend une idée. Jo, Zette et Jocko (1936), l’autre série d’Hergé, répond à la demande du journal catholique français Cœurs Vaillants. Un Tintin en vadrouille sans famille ne saurait être un bon chrétien de France. Ensuite, la production s’enrichit de L’oreille cassée (1937), L’île noire (1938) et du Sceptre d’Ottokar (1940) dont la genèse remonte à 1939. Sur les conseils de Philippe Gérard (scout toujours), qui l’aide au scénario, l’anschluss fournira le prétexte. Depuis quelques années, l’artiste vit de sa bande dessinée.

Après un bref exode en France (1940), la reprise est dure. Pour des raisons matérielles croisées d’une ambition professionnelle, Hergé accepte une place au sein du Soir Volé.  Le Crabe aux pinces d’or (1941) voit émerger Archibald Haddock, tel le produit d’une étrange catharsis   . Durant la période 1941-1942, il s’attache les services du scénariste Jacques Van Melkebeke. L’étoile mystérieuse (1942) est le premier épisode dans lequel la couleur apparaît. Casterman veut séduire le public français et faire des économies de papier. La mise en page colorisée divisera la pagination par deux. Les 9 premiers albums sont remaniés entre 1942 et 1943. La couleur plaît. Un ami de Van Melkebeke renforce l’entreprise. Edgar P. Jacobs devient l’assistant et le coloriste d’Hergé. Les deux recrues apportent une nouvelle dimension, les scénarios sont plus touffus tandis que les arrière-plans se meublent : Le secret de la Licorne (1943) et Le trésor de Rackham le rouge (1944).

Le premier numéro du journal de Tintin (1946) devient collector dès sa sortie. A contrario de cette réussite locale, Hergé essuie le refus de Disney (1948). Peu importe, s’ensuivent les 7 boules de cristal (1948) et le Temple du soleil (1949), puis L’or noir (1950). La mise en place des Studios Hergé transforme la création populaire en production artistique (1953). À la tête de cette structure qui lui est dévouée, il retrouve un second souffle. Dans le diptyque Objectif Lune (1953) et On a marché sur la Lune (1954), Tournesol devient professeur, puis passe au coeur de l’action dans L’affaire Tournesol (1956). Pour Coke en Stock (1958) et Tintin au Tibet (1958), Hergé reste maître du scénario, les studios fabriquent. Après les Bijoux (1963), les deux dernières aventures se concrétisent sous la pression de l’éditeur. Vol 714 pour Sydney (1968) propose un tour en soucoupe volante qui n’est pas sans rappeler la triste fin d’Astérix. Les Picaros (1976) s’illustre par son tirage : 1,2 million. Hergé est fatigué. Au final, l’ami Tchang revient, dans une mise en scène digne du retour pays des Soviets.

Paru dans le sillage du film, ce portrait s’adresse au plus grand nombre. Le tintinophile orthodoxe sera déçu, tandis que le profane découvrira qu’Hergé aimait les chats