Une thèse séduisante mais une vision contestable du naturalisme et simplificatrice du libéralisme. Malgré ces substantielles critiques, la lecture de cet ouvrage original reste, à bien des égards, extrêmement stimulante.

 

Le Divin Marché est une réédition d’un ouvrage, aussi passionnant que contestable, paru en 2007 sous le même titre. Dans celui-ci Dany-Robert Dufour accorde une place centrale au concept de néoténie (déjà abordé en 1999 dans de stimulantes Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants). Il s’agit d’une notion dont je crois, à l’instar de l’auteur, l’usage nécessaire à ceux qui se préoccupent de la question de la spécificité humaine. Elle reste pourtant méconnue, peut-être en raison des curieuses implications racialistes énoncées par son principal propagateur, l’anatomiste néerlandais Louis Bolk (1866-1930).
 
D.-R. Dufour établit un lien substantiel, et c’est là la forte originalité de sa théorisation, entre la prématuration de l’homme et la nécessité pour celui-ci d’inventer des êtres surnaturels (que l’auteur nomme grands Sujets) pour opérer sa subjectivation. Il s’agit donc de penser ensemble la condition biologique de Sapiens sapiens et son irrésistible besoin de créer des êtres de fiction. Ce faisant, Dufour défend une forme de naturalisme (la nécessité de la culture réside dans la nature inachevée de l’homme) qui semble pourtant ne pas vouloir s’assumer totalement. Il propose également, chemin faisant, une vision très critique du libéralisme dont on regrettera les nombreuses simplifications.

La théorie de la néoténie

Dans une conférence de 1926, Bolk se propose d’aborder la question de l’anthropogenèse en s’affranchissant de “ toute réflexion généalogique ou de toute supposition phylogénétique ”   . L’auteur énonce très clairement son projet : “ Je veux enseigner à considérer l’essence de notre forme comme le résultat de l’action d’un facteur d’évolution interne, organique, opérant par l’entremise d’une subdivision précise de l’organisme ”   Il assigne un rôle décisif  au caractère fœtal : “ Si je voulais exprimer en une phrase un peu lapidaire le principe de ma théorie, je présenterais l’homme, du point de vue corporel, comme un fœtus de primate génériquement stabilisé […]. Ce qui était chez nos ancêtres un stade de passage durant leur croissance structurale est, chez l’homme actuel, un stade final […]. L’hominisation de la structure qui s’est exécutée historiquement était, dans son essence, une fœtalisation ”   À l’appui de son hypothèse, Bolk cite un certain nombre de caractères corporels primaires comportant un aspect commun lui permettant, dès lors, de déduire une cause commune. Tous ces caractères sont des états fœtaux devenus permanents. L’évolution est donc conservatrice. Elle se borne à conserver des caractères morphologiques que manifestent les autres primates à un moment donné de leur développement ontogénique. Il existe donc un facteur inhibiteur dont les effets se manifestent dans la morphogenèse mais aussi dans la maturation organique. La cause de cette inhibition, c’est le système endocrinien, véritable “ principe de retardement de la genèse humaine ”   .

Cette hypothèse de la fœtalisation ou néoténie, en tant que trait spécifique de l’humain, possède un incontestable attrait.   Le processus néoténique semble faire partie de la nature essentielle de l’homme en tant qu’organisme, dans la mesure où morphologie et cerveau apparaissent, sous cet angle, fonctionnellement liés. Au caractère non spécialisé de la forme humaine correspond l’indétermination, souvent soulignée, de certains territoires cérébraux. Cette indétermination apparaît comme le produit de la lenteur de la maturation du cerveau humain (et réciproquement). La durée de l’enfance qu’il suppose est très largement explicative de la spécificité et de l’unité du psychisme humain. Bien que, paradoxalement, Bolk présente comme inévitables les implications racialistes de son hypothèse   , sa théorie pourrait donc être utilement invoquée par ceux qui cherchent à fonder l’antiracisme sur le terrain ferme de la commune condition humaine.

Le néotène et les grands Sujets

Adoptant une démarche anthropologique, Dufour, qui ne dissimule pas son athéisme, constate l’attachement de quantité d’humains à l’existence de Dieu. Il se propose donc de questionner ce qu’il analyse comme une “ disposition de l’esprit humain qui fait nécessairement de l’homme un être de religion ”   , la religion apparaissant ainsi comme “ une maladie constitutive de l’humanité […] qui se présente comme un remède ” (p. 96 : pagination de l’édition originale de 2007). C’est parce que l’homme est inachevé qu’il doit édifier “ l’effigie centrale tenant lieu de grand Sujet ” (p. 98). Il s’agit d’une illusion nécessaire dont le destin est d’être délégitimée au cours de l’avancement de l’histoire, d’où l’obligation, explique l’auteur, soit de l’actualiser continûment, soit de lui en substituer une nouvelle.


Il existerait ainsi une structure anthropologique de la croyance propre à notre espèce, structure qui permet d’interpréter l’histoire comme “ une suite de soumissions à des figures éminentes placées au centre de grandes configurations historiques ” (p. 98-99). Le sujet humain est ainsi soumis au Totem, puis aux forces de la Nature, au Dieu unique des monothéismes, au Roi dans “ la religion politique de la monarchie absolue ”, au “ Peuple dans la République ”, à la “ Race dans les idéologies raciales ”, à la “ Nation dans les nationalismes ”, au “ Prolétariat dans le communisme ” (p. 99). Bref, les croyants aiment d’un amour extrêmement puissant les figures de seconde nature qu’ils créent car ils ont “ vocation à l’assujettissement à un grand Sujet ” (p. 100), ce qui permet de voir en Dieu “ un phénix qui ne cesse de renaître de ses cendres sous des avatars différents ” (p. 101).

Cet Autre que nous ne pouvons nous empêcher d’aimer n’aurait-il pas disparu avec la postmodernité, celle-ci étant souvent caractérisée par la fin des grands récits d’émancipation ? L’auteur, bien que soulignant le déclin de l’Autre, voit dans la figure du Marché une nouvelle forme de divinité, étayant ainsi sa thèse centrale selon laquelle “ nous ne sommes pas près de pouvoir vivre enfin sans dieu(x) puisque chaque fois que nous en mettons un à mort, c’est pour en aimer un autre ” (ibid.). Dieu est donc, selon le mot de Nietzsche, une méprise de l’homme, “ la condition expresse du fonctionnement de cette “méprise” [étant] que le néotène ignore […] qu’il est le véritable inventeur de son dieu. […] Pour que le prodige opère, il faut donc oublier qu’on est l’auteur du miracle auquel on croit ”   . On peut en déduire qu’il existe un moyen, strictement individuel, pour sortir de cette situation : la conscience du fait que, en raison de notre condition néoténique, nous créons les dieux auxquels nous croyons. Il nous faut, dès lors, avoir la force lucide, comme l’écrivait Freud au pasteur Pfister, de “ renoncer à une bonne part de nos désirs infantiles, [de] supporter que certaines de nos espérances se révèlent comme étant des illusions ”   .

Le lecteur est ainsi confronté à une construction intellectuelle extrêmement solide et profondément attrayante. Elle soulève néanmoins de nombreuses réticences. Elles concernent, en premier lieu, l’attitude à l’égard du naturalisme.

Les véritables exigences du naturalisme

L’auteur réduit ce dernier à sa variante éliminativiste selon laquelle il convient d’éliminer les termes mentaux du vocabulaire pour les remplacer par des termes cérébraux, nonobstant le fait que de nombreux auteurs, bien que naturalistes, considèrent qu’il est vain de chercher à attacher l’idée à la cellule, bref que la vie représentative traduit l’existence non pas de tel élément cérébral en particulier “ mais de l’ensemble des éléments cérébraux, des réactions qu’ils exercent les uns sur les autres, autrement dit de leur vie commune ”   . De cette vie commune surgissent des effets qui “ débordent les propriétés des éléments particuliers ”   . Cette variante du naturalisme ne sacrifie donc nullement l’autonomie explicative des sciences de l’esprit.

L’auteur donne pourtant le sentiment que l’idée d’une spécificité humaine est menacée par le naturalisme. Sa construction théorique constitue un bon exemple de ce que Jean-Marie Schaeffer, pour désigner l’exception humaine, c’est-à-dire l’idée de l’autonomie radicale du sujet humain, appelle la Thèse : l’homme transcenderait sa propre naturalité dans la société ou dans la culture et la connaissance de la spécificité humaine se distinguerait de celle des autres êtres vivants (et de celle de la matière inanimée). Raisonner en ces termes, c’est postuler “ l’insularité ontologique radicale de l’activité consciente telle qu’elle se saisit elle-même ”   et, dès lors, refuser “ l’intégration du corporel et du mental dans un cadre global indissociablement biologique et psychologique ”   .


Le naturalisme n’exige pas de méconnaître la spécificité des faits socio-culturels. Il doit, bien au contraire, être en mesure de concilier le fait que l’homme est un être biologique avec le fait qu’il est, tout aussi constitutivement, un être social. Ensuite, il n’a pas, par nature, les mauvaises fréquentations qu’on lui prête trop souvent. En ancrant l’humanité dans le biologique, il entretiendrait, dit-on, des affinités électives avec les idéologies conservatrices, réactionnaires ou racistes. Une pareille réduction d’un paradigme scientifique à son utilisation  politique n’est pas acceptable et, de surcroît, elle oublie le fait que la thèse inverse, celle de la malléabilité sociale absolue de l’homme, a également servi à justifier d’horribles crimes. Conçue comme hypothèse cognitive, le naturalisme n’implique aucune valeur. De surcroît, il ne méconnaît pas la nature normative des faits humains : “ En traitant les normes comme des réalités, il reconnaît leur causalité propre ”   . Pour la philosophie de l’esprit naturaliste, “ la culture n’est pas plus un épiphénomène de la programmation génétique que celle-ci n’est transcendée par celle-là. En effet, si les faits sociaux, mentaux et culturels sont des propriétés constitutives de la spécificité biologique de l’humain, il s’agit du même coup de faits irréductibles ayant une efficacité causale elle aussi irréductible ”   . Notre répertoire génétique impose des contraintes à la transmission exosomatique, contraintes “ qui doivent être comprises en tant qu’interactions entre différents niveaux d’une même réalité ” ((ibid.)). Le naturalisme ici défendu ne doit pas être confondu avec un biologisme qui ne pense la culture qu’en termes de détermination. Il exige seulement d’admettre que les limites à la diversité culturelle résultent des contraintes liées à la constitution biologique de l’humanité.

Une vision idéologique du libéralisme

Dans une perspective proche de celle de Jean-Claude Michéa, Dufour affirme le caractère indissociable du libéralisme politique et du libéralisme économique. Il y aurait une unité du libéralisme perceptible dans le mouvement historique qui transforme en profondeur les sociétés modernes, mouvement qui doit être compris “ comme l’accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu’il s’est progressivement défini depuis le XVIIe siècle, et, tout particulièrement, depuis la philosophie des Lumières ”   Il est, au contraire, déterminant de ne pas confondre le libéralisme politique, centré sur la préservation des libertés individuelles, l’expression des droits politiques, le pluralisme et la limitation réciproque des pouvoirs, et le libéralisme économique, fondé sur la régulation par le marché comme ultime horizon d’un fonctionnement libre et qui, dès lors, exclut l’alliance entre démocratie, anticapitalisme et libéralisme politique   .

C’est précisément ce lien nécessaire entre l’économie de marché et le libéralisme politique qui doit être dénoué afin de permettre à la gauche de se réapproprier les ressources intellectuelles de la philosophie libérale. Comme le remarque Sophie Heine, “ embrasser les principes de base du libéralisme politique et philosophique tout en dénonçant clairement le libéralisme économique comme une mystification justifiant les rapports de classe existants est non seulement envisageable mais aussi hautement souhaitable pour une pensée de gauche neuve et progressiste ”   . Cette perspective ne préconise aucunement une suppression du marché mais seulement, si j’ose dire, une critique radicale de la régulation globale par le marché au profit d’une réhabilitation de ce que Mendès France nommait des “ mécanismes artificiels ” dont il fallait assurer la “ direction démocratique ”. Il n’est donc pas pertinent d’affirmer que le libéralisme politique s’oppose, par nature, à un projet de régulation démocratique des mécanismes de l’économie de marché.

Nous sommes, avec Dufour, très éloignés de ces positions. Le libéralisme est réduit à une doctrine économique et assimilée à l’économie de marché. Fonctionnant comme une “ idéologie ” (“ l’idéologie libérale ” (p. 24), “ idéologie libérale-marchande ” (p.145), “ L’idéologie du Marché ” (p. 165), etc.), il a des conséquences néfastes sur la vie des hommes et des sociétés. De surcroît, envisagé pour l’essentiel en référence à Mandeville et surtout à Smith, Dufour ne se préoccupe guère de l’étude des différences entre la Richesse des nations et la Théorie des sentiments moraux. Dès lors, cette vision appauvrissante du libéralisme le conduit à négliger les dimensions morales (chez Smith, le caractère nodal de la notion de sympathie) et la visée émancipatrice du libéralisme politique.

Il n’est pas étonnant que Dufour ne perçoive pas cet aspect, puisque celui-ci suppose une distinction cruciale entre égoïsme et individualisme qui, étrangement, bien que mentionnée, n’est pas réellement exploitée. En somme, Dufour, bien qu’il stigmatise le règne sans partage de l’économisme, ne parvient paradoxalement jamais, et c’est infiniment regrettable, à se détacher d’une vision purement “ économiciste ” de la société moderne.

Pourtant, malgré ces critiques substantielles, le lecteur tirera grand profit de la lecture d’un ouvrage, à bien des égards, profondément stimulant.