Un regard érudit mais dépoussiéré sur un chaînon central de l'histoire de l'appréhension du Mal.

Pour beaucoup d’entre nous, la possession démoniaque, l’exorcisme et leurs relents de vieux grimoires n’ont guère pour eux que l’attrait de mythes mal dégrossis, le charme des légendes pesantes de la piété superstitieuse, ou la grâce des figurations naïves des contes édifiants pour enfants. Ce serait d’abord oublier que les récits de possession et d’exorcisme, "deux réalités différentes au destin mêlé"   , peuvent parfois être drôles et truculents. Mais cette qualité très inégalement partagée n’est sans doute pas leur intérêt principal : toucher à ces phénomènes, comme le disait déjà Michel de Certeau, c’est plonger dans "‘la part sombre’ d’une époque où ‘l’étrange’ (…) devient l’acteur principal."   Or l’étrange lui-même a sa propre historicité, et c’est à l’analyse de ses développements que s’attache cette histoire de la lutte contre les démons au long de la période inaugurée par la rédaction d’une première grande compilation des formulaires d’exorcisme, le Pontifical romano-germanique (Xe s.), et qui s’achève dans l’ouverture d’une nouvelle ère, avec la publication du premier ouvrage spécialisé, un "Rituel" du XIVe siècle destiné à accompagner la guerre à grande échelle contre les armées de Satan.

What the hell ?

L’auteure le rappelle en introduction : les dimensions liturgique, historique, anthropologique et psychologique de la possession et de l’exorcisme se sont déjà vues consacrées de nombreuses études.  De fait, la puissance des biais des sources – liturgiques et hagiographiques pour l’essentiel – rend ces réalités et ces pratiques si peu saisissables, si difficilement identifiables même, qu’elles constituent un terreau particulièrement fertile pour le renouvellement des approches et la  multiplication d’interprétations plus ou moins compatibles.

Très investi, ce champ a ainsi la particularité d’être assez peu unifié, ce qui explique sans doute que l’auteure reconnaisse la nécessité de retourner aux origines antiques de l’exorcisme, tout en prenant pour acquises certaines hypothèses intéressantes qui ont marqué l’étude de la spiritualité chrétienne de cette période, sans peut-être avoir été suffisamment débattues. Ainsi de l’idée attribuée à Peter Brown selon laquelle "au Haut Moyen Age, les païens (auraient été) considérés comme possédés"   , qui ne reflète que partiellement la proposition du célèbre historien tout en occultant les origines tardoantiques du mouvement par lequel "l’exorcisme des possédés se sépare de ses racines baptismales."   On ne peut pourtant que saluer l’ambition de Florence Chave-Mahir qui jette ici un pont entre sa période de spécialité et les premiers siècles du christianisme, dont il reviendra sans doute à d’autres de consolider les appuis encore fragiles  

Et d’abord, qu’est-ce que la possession ? Réalité littéraire et socialement réservée, ou réalité partagée du quotidien ? Pour l’auteure, une réponse s’impose : la prédication, nourrie de représentations issues de la littérature chrétienne développant elle-même l’imaginaire biblique de la possession et des exorcismes, a pourvu le commun d’un "outillage mental" tel qu’il "savait, s’il en était besoin, reconnaître le diable dans un comportement anormal."   Littéraire et quotidien, quotidien parce que littéraire, ce double phénomène a pu connaître des évolutions de forme ; l’iconographie comme les conceptions anthropologiques et démonologiques induites par le vocabulaire utilisé dans les sources montre surtout sa grande stabilité de lieu commun et de catégorie fondamentale de perception. Dans ce sens, et malgré les liens qui l’apparentent à la maladie ou à la folie, il est clairement tourné vers la maîtrise d’un problème plus vaste, celui du Mal, ce qui interdit de l’assimiler à une simple interprétation irrationnelle des désordres du corps ou de l’esprit.

L’exorciste, l’évêque et la Grâce

Le possédé ne se conçoit pas sans l’exorcisme ; ni sans l’exorciste. Décrit comme "empereur spirituel"   , ce maître de la "parole efficace" qui rejoue le rôle du Christ sur la scène des territoires en cours d'évangélisation et qui exerce le pouvoir de commander aux forces maléfiques en tant qu’agent de la puissance de Dieu n’en est pas moins relégué au niveau le plus bas de la hiérarchie ecclésiastique.

Faut-il voir en cela une façon de neutraliser le charisme d’individus présentant un risque pour la structure institutionnelle ? Si la question, d’inspiration wébérienne, semble légitime pour d’autres périodes, elle appelle une réponse négative pour le Moyen Age central. Et pour cause : l’"exorcistat" est  comme le ticket d’entrée dans le clergé, et la "fonction (…) fondatrice de l’action ecclésiale" aux siècles en question, par opposition aux pratiques des mages étrangers à l’institution, auxquels on reconnaît le pouvoir d’invoquer - mais non de chasser - les esprits démoniaques. 

À travers les rites d’ordination des exorcistes de l'Église et la passation symbolique du pouvoir d’exorciser figurée par la transmission des livres contenant les gestes et les paroles efficaces, l’évêque conserve ainsi l’autorité sur les normes de la pratique. Sous cette forme hautement ritualisée, l’exorciste, lointain héritier des prêtres du temple de Salomon, n’assure dès lors que par délégation un pouvoir d’intercession conféré au père du diocèse, véritable "successeur des apôtres" et des saints évêques des temps apostoliques.

Strictement soumis à un formulaire et à un ordre des gestes établis qui doivent lever toute équivoque quant au rapport entretenu par le clergé avec les forces occultes, l’exorciste n’intercède pas moins auprès du Christ Dieu, dont la puissance est l’opérateur ultime de l’exorcisme par lequel le démon est soumis et lié tel un criminel. L’exorciste est ainsi érigé en "médecin" de l’Église, et les formules qu’il prononce montrent qu’il lui revient de réassembler un corps disloqué, celui du possédé, pour restaurer son statut de créature de Dieu ; de possession de Dieu, pourrait-on même dire, rendue à son maître après que le diable voleur s’en est emparé, à l’instar des temples débarrassés des dieux imposteurs par les prosélytes chrétiens, et enfin consacrés à leur propriétaire légitime aux temps de l’évangélisation.

Mais le clerc n’est pas le seul acteur mobilisé dans cette quête de la grâce divine, et c’est progressivement le possédé lui-même qui doit se soumettre à une discipline à mi-chemin entre médication et préparation ascétique, avant qu’un rituel en forme de procès ne fasse alterner interrogatoire et aveu, puis prières, bénédictions et signes de croix mettant en fuite le démon.

Une telle association de l’ascèse à un procès symbolique aurait pu constituer un terrain d’enquête pour tester la pertinence du lien perçu par M. de Certeau entre ascèse et torture   . Elle donne surtout à voir le rapport ambivalent de la hiérarchie ecclésiastique à la possession et à l’exorcisme, puisqu’il s’agit aussi bien d’en maîtriser l’orthodoxie au moyen d’une certaine sobriété, que d’exploiter le potentiel non négligeable de cette forme exceptionnelle de connexion au monde invisible.

Le démon, le saint et la vérité

Si le Pontifical romano-germanique et quelques autres formulaires contenus dans d'autres textes permettent de se faire une idée assez précise du rapport de l’Église à l’exorcisme au Xe siècle, le recul des sources liturgiques abordant ce sujet dans les deux siècles suivants pose la question d’un recul de la pratique, qui ne trouve pas de réponse aisée. Et si Florence Chave-Mahir a sans doute raison d’envisager d’éventuels sens à l’absence de texte, le doute demeure sur le sens à attribuer au silence dans un tel espace de rareté. Des rares exceptions se dégagent toutefois quelques données non négligeables, à commencer par la "fertilité de l’aire germanique"   , et notamment de son milieu monastique, qui n’est pas sans résonance avec les images d’Épinal des chasses aux sorcières menées quelques siècles plus tard par l’Inquisition dans ces territoires.

Les sources hagiographiques permettent de combler partiellement le silence des sources liturgiques aux XIe-XIIe siècle, tandis qu’un grand nombre de récits de possession et d’exorcisme opérés par des saints contemporains déplacent la perspective permettant d’accéder à ces phénomènes. Pour parler en termes wébériens, le curseur du miracle se détourne alors du charisme de fonction pour venir pointer la nature individuelle du charisme de ces êtres d’exceptions rendus dignes d’exercer un pouvoir divin à l’imitation du Christ. À cet égard, on observe une nette césure entre les deux siècles. Dans les récits du XIe siècle, c’est surtout le charisme du saint qui garantit l’efficacité d’exorcismes occupant au reste une place relativement secondaire dans la vie des élus et dans la démonstration de leur sainteté. Les choses changent au XIIe siècle, où l’exorcisme comme forme ritualisée tend à prendre le pas sur le rayonnement personnel du sujet saint qui l’accomplit, alors même qu’il devient un élément – une preuve – central(e) de la sainteté.

Ces vitae de saints laissent deviner en transparence le maintien des règles liturgiques fixées par le Pontifical : malgré certains éléments singuliers et souvent nouveaux   , l’ascèse et les lectures bibliques – soit finalement des formes classiques quoiqu’exigeantes de la dévotion monastique – reviennent en somme à imposer au possédé le comportement attendu d’un moine. Surtout, ces récits donnent à voir la représentation "théâtrale" d’un combat à l’issue duquel le saint se montre victorieux d’une altérité démoniaque, dès lors contrainte d’avouer une vérité conforme au discours ecclésial défendu par le saint relativement à l’invisible et à l’au-delà.

Une fois de plus, cette étude tend, à notre sens, à exagérer la nouveauté de cet usage du discours du possédé du Moyen Age central, qui se montre de ce point de vue parfaitement conforme au modèle du "démon diseur de Vérité" développé dans le Haut Moyen Age et même dès l’Antiquité tardive. Toujours est-il que cette convergence entre exorcisme et enseignement doctrinal se voit confirmée, renforcée et concrétisée par l’intégration de certains de ces récits aux anecdotes édifiantes (ou exempla) venant illustrer la pastorale des clercs du XIIe siècle   .

L’iconographie contemporaine de ces récits confirme par ailleurs la prégnance des conceptions qu’ils développent, et incite ainsi à affiner considérablement l’image d’un siècle identifié comme celui de la naissance de la conscience individuelle qui, "avec l’avènement d’une éthique de l’intériorité et de la responsabilité de l’individu, ne donnerait qu’un faible rôle au diable."   Les réticences de Bernard de Clairvaux, Pierre le Vénérable et Hildegarde de Bingen devant l’exorcisme sont à cet égard significatifs de la complexité du rapport du clergé à la possession démoniaque : le problème est trop sérieux pour être accepté trop facilement.

Les récits hagiographiques permettent ainsi mieux que toute autre source de retrouver le sens que revêtent la possession et l’exorcisme dans la société médiévale, et la force structurante de ces rituels puissamment théâtralisés au cœur même de la chrétienté occidentale. L’infirmation nécessaire du postulat très discutable selon lequel la possession aurait été "un phénomène des frontières de la chrétienté" au Haut Moyen Age   n’amoindrit en rien l’exactitude du constat de Florence Chave-Mahir : les récits de possession et d’exorcisme mettent en scène, dans un cadre spatio-temporel précis et selon un rythme bien déterminé, tout un jeu de personnages qui répond sans doute à l’attente d’un public, le possédé et le saint assumant chacun son rôle en déclamant pour l’un le contre-évangile du Diable, et pour l’autre la vérité de Dieu.

Scène de combat et scène de jugement, l’exorcisme vainc et réordonne le chaos ; il identifie, nomme et classe une "étrangeté fuyante"   . Dans la ville comme dans le monastère, il restaure l’autorité contestée ou l’unité ébranlée de la communauté. Ainsi observe-t-on à partir du XIIe siècle une nette diabolisation du péché et du discours "hérétique", bientôt lourde de conséquences dans la répression de la déviance religieuse.

Le possédé, l’hérétique et l’inquisiteur

Dans un contexte d’affaiblissement de l’Église, la lutte contre les invasions des démons est de plus en plus liée, à la fin du XIIe mais surtout au XIIIe siècle, à la lutte contre l’hérésie. Si ce lien est avéré depuis les premières traces de la possession en Occident – sans compter la mise en rapport de la possession avec le paganisme dans l’apologétique chrétienne des premiers siècles – il se distingue en ces siècles plus tardifs par ses conséquences liturgiques, disciplinaires et finalement "politiques".

Concrètement, l’interrogatoire du démon n’amène plus seulement la révélation de la vérité : il entraîne désormais parfois la dénonciation de la déviance et des déviants, nommés par la bouche des possédés soumis à l’autorité de leurs juges spirituels. Symétriquement, au terme de l’exorcisme, l’expulsion du démon peut se doubler de la réintégration de l’ancien hérétique à la communauté de foi. Et on observe par ailleurs que les rituels de réintégration des "hérétiques" peuvent parfois comprendre des formules d’exorcisme    

Tandis que les sources franciscaines montrent que le nouvel ordre mendiant n’assume qu’avec prudence l’héritage martinien de la figure du saint exorciste imitateur du Christ, les sources dominicaines témoignent par ailleurs d’une redéfinition étonnante du rapport à la possession opéré par cet ordre. En mettant en scène non pas de véritables invasions du démon, mais les attaques et les tourments qu’il fait subir aux frères et aux sœurs dominicain(e)s, cette littérature fait des monastères de cet ordre des hauts lieux de la mise à l’épreuve de la sainteté au point que la possession semble devenir "une sorte de pénitence au service de la foi."   . Tel est alors le paradoxe apparent de la possession de ces nouveaux saints dans le siècle : à rebours de certaines conceptions relatives à la pureté de l’exorciste, la possession doit démontrer la capacité des dominicains à lutter contre les dangers pour l’Église et la foi réifiés dans la figure du démon. 

Vers la fin du Moyen Age, les cartes de la possession et de l’exorcisme apparaissent ainsi véritablement rebattues : au XIVe siècle, la teneur en exorcismes des dossiers examinés lors des procès de canonisation diminue fortement, alors même que se développent les grandes épidémies de possession annonciatrices de celle de Loudun, magistralement étudiée par M. de Certeau. L’auteure rappelle au passage le constat formulé par Pierrette Paravy, qui pointait il y a vingt ans la forte corrélation entre la géographe de ces épidémies et celle des traces de sorcellerie qui inondent la région préalpine au XVe siècle.

L’élan de cette enquête rend ainsi particulièrement tentant de percevoir dans les formes prises par l’exorcisme des similarités avec la pratique inquisitoriale. Tourmentés par le spectre de l’acédie, cette mélancolie propre aux milieux monastiques, le sentiment de la présence du diable aurait permis à l’ordre de ces futurs champions de l'Inquisition de retrouver sa cohésion de groupe en se percevant comme une cité assiégée. "Naît ainsi sa détermination à mener, au-delà des limites du couvent, la lutte contre le diable incarné par les hérétiques."   Contenu par un encadrement clérical rigide, le terrain glissant de la possession a vu germer de nouvelles formes de la lutte contre le Mal : au prédicateur, au confesseur et à l’inquisiteur de prolonger dans les siècles suivants les efforts déployés jusqu’alors par l’exorciste en quête d’aveux, à la faveur de la conquête de nouveaux champs de bataille