John Dewey, développant une philosophie pragmatique, part du monde de l’expérience. L’expérience est le signe d’une union entre l’homme et le monde. Elle est la source de tout, donc aussi bien des arts que des sciences. Arts et sciences partagent donc le même fond. La seule différence étant que la science constitue un mode d’assertion, tandis que les arts forgent un mode d’expression, mais toujours à partir du même monde de l’expérience.
Pour autant, précise-t-il, il y a bien une spécificité de ces deux expériences (esthétique et recherche), quoiqu’elles soient uniment des expériences. Elles reposent sur deux accents différents dans l’expérience : " La différence entre la dimension esthétique et la dimension intellectuelle est donc fonction de l’endroit où tombe l’accent dans le rythme ininterrompu qui ponctue l’interaction entre l’être vivant et son environnement. L’ultime objet de ces deux accents dans l’expérience est le même, comme l’est également leur forme générale. L’étrange notion qui veut qu’un artiste ne pense pas et qu’un chercheur scientifique, lui, ne fasse que cela est le résultat de la conversion d’une différence de tempo et d’accentuation en une différence de genre. ... "(p. 34).
Il y a certes une première difficulté à relever ici. Arts et Sciences ne constituent que deux accents différents de la même expérience, lue d’un côté du point de vue des qualités et de l’autre du point de vue des signes, comme s’il n’y avait aucune différence d’objet, d’enjeu et de perspective entre eux ? Puis en vient une seconde : Chose curieuse, par un parti pris non kantien (chez Kant entre science et art, l’expérience ne fait pas lien), Dewey demeure kantien sur le plan de la perception esthétique : celle-ci ne saurait être connaissante : " Tout commence par une impression globale d’envoûtement, par exemple par le saisissement devant la splendeur inopinée d’un paysage, ou par l’effet ressenti lors de la visite d’une cathédrale quand le déficit de lumière, l’odeur de l’encens, les vitraux et la majesté des proportions se fondent en un tout indifférencié. On dit avec raison qu’un tableau nous frappe. Il y a un impact qui précède toute reconnaissance définie de ce à quoi il renvoie "(p. 179).
On a donc là, face à nous, une composition entre le pragmatisme et le kantisme, qui aboutit à affirmer une origine de toutes choses dans l’expérience, puis à diversifier les types d’expérience, pour mieux les confondre ensuite.
En quoi, il y a certes un côté positif de sa démarche : il n’y a pas les " penseurs "d’un côté et les " sensibles "de l’autre, ils partagent la même dynamique de pression et d’expression. En ce sens, il faut refuser ce type de séparation. Et la refuser d’autant plus, si quelqu’un laisse croire que la science est du côté de la pensée et les arts non : " L’étrange notion qui veut qu’un artiste ne pense pas et qu’un chercheur scientifique, lui, ne fasse que cela est le résultat de la conversion d’une différence de tempo et d’accentuation en une différence de genre. Le penseur reconnaît un moment esthétique lorsque ses idées cessent d’être uniquement des idées et deviennent les significations collectives des objets. L’artiste a ses propres problèmes et réfléchit au fur et à mesure qu’il travaille. Mais sa pensée est incarnée dans l’objet de façon plus immédiate. .. "(p. 35). L’artiste pense autant que le savant… Et même s’il ne pense pas avec des mots…
Mais là commencent aussi des séries de glissements. D’abord, cela permet aussi quelque chose d’un peu plus complexe : relever que l’art et l’esthétique ne se recoupent sans doute pas complètement. En effet, dans les sciences, il existe aussi un certain " usage "de l’esthétique (des caractéristiques esthétiques). Lorsque le savant conclut : c’est beau, par exemple.
Ensuite, on notera que sa notion expansive d’expérience, se contente de faire jouer à Arts et Sciences dans un rapport d’inversion :
Science = asserter, comprendre et soumettre la perception.
Art = mode d’expression, réception – perception, en suspendant la compréhension.
Et ceci pour mieux chercher à les conjoindre dans une synthèse entre perception et compréhension.
De ce fait survient, enfin, une dernière difficulté. Les rapports arts et sciences sont pensées dans des systèmes d’analogie. Il est aisé de repérer dans l’ouvrage la rhétorique du " comme », censée faire démonstration : " Comme le chercheur scientifique, le peintre ou le poète connait les délices de la découverte "(p. 172) ; parfois " création "est utilisée dans les deux cas ; le cas des techniques est traité de la même manière dans les deux voies ; il faudrait refuser de réserver le terme d’expérimentation aux chercheurs, il s’agirait aussi d’un trait distinctif de l’artiste (p. 177-178), même si, pour autant, il n’y a pas de progrès possible en art (p. 176).
Où l’on voit que l’usage expansif du terme " expérience "(pour les arts et les sciences) est problématique. On ferait même bien de se demander quel intérêt il y a à traiter arts et sciences de manière analogique. Il faudrait aussi revenir sur la signification de " expérience "dans les deux cas. Enfin, il se pourrait bien que l’interférence entre arts et sciences soit plus intéressante que leur confusion

 

 

Dewey John (1859-1952), L’Art comme expérience, 1934, Pau/Tours, PUP/Farrago, 2005.