Ce que Claude Romano montre brillamment dans cet étourdissant exercice de phénoménologie, c’est la façon dont on peut penser le sujet comme advenant, ce qui requiert une rectification de la conception du temps telle que la tradition philosophique l’a pensé.

Cet ouvrage est la réédition d’un livre qui avait marqué la scène de la phénoménologie lors de sa parution, et qui est jalon de la réflexion commencée avant et continuée depuis sur la notion d’événement et son rapport crucial au temps.

Claude Romano commence par quelques considérations méthodologiques sur sa manière de concevoir la phénoménologie. Si "décrire un phénomène à partir de lui-même, c’est comprendre, à son sujet, tout ce qu’il y a à comprendre", cette description doit s’ancrer dans une herméneutique car "il n’y a jamais de phénomènes qui seraient offerts tels quels à une description, aucune immédiateté d’une donation dont on pourrait attendre toute la lumière."   Et l’analyse du concept de temps à laquelle va se livrer l’auteur est issue d’une phénoménologie herméneutique, qui allie "destruction" de la tradition (dans le sillage du premier Heidegger), c’est-à-dire relecture, ré-explicitation d’analyses de philosophes antérieurs et description du phénomène dans ce qu’on en peut saisir.

En effet, la première partie du livre est consacré à une relecture serrée de grands textes sur le temps venant de toute la tradition philosophique. Sont ainsi convoqués Platon, Aristote, Augustin, Kant, Bergson, Husserl et Heidegger. L’explication avec Heidegger est d’ailleurs le fil conducteur du livre, puisque sont discutés ses interprétations de la temporalité chez Aristote, ses analyses propres du temps qu’il développe dans Être et temps, ainsi que la constitution du Dasein, auquel, dans une autre partie, Romano substitue la figure de l’advenant. Une lecture rapide pourrait même laisser penser que le litre du livre est une variation sur celui d’Être et temps, tant le rôle du temps, crucial dans la philosophie en quête de l’être du premier Heidegger, remplit un rôle comparable dans la phénoménologie de Romano, celui de rendre possible le Dasein ou l’advenant comme tel.

Cette première partie de dialogue, ou de relecture de la façon dont est compris traditionnellement le temps vise à en montrer les limites. D’une quelconque façon qu’on l’envisage, les philosophes en ont jusqu’à présent fait une détermination du sujet : c’est le sujet ou dans le sujet, voire par le sujet que se trouve le temps. Romano fait l’hypothèse, qu’il défend de façon convaincante, qu’on peut parler d’une conception du temps unitaire dans la métaphysique. Dire cela, ce n’est pas dire que toutes les conceptions philosophiques du temps élaborées progressivement dans l’histoire de la philosophie sont équivalentes, mais qu’on trouver entre elles une sorte de continuité, d’unité souterraine ou sous-jacente. Et cette unité peut être caractérisée comme le rapport du temps à l’intratemporalité. Pour le dire simplement, ce que la tradition philosophique n’arrive pas à surmonter, et ce dans quoi elle reste finalement enfermée, c’est l’idée d’un temps qui se donne à voir comme multiplicité de changements. On observe des changements qui se font dans le temps ou conformément au temps : un phénomène apparaît d’abord comme à venir, puis présent, puis passé. Mais le temps lui-même est-il cette suite de moments ? Comme le dit l’auteur : "l’alternance de prédicats temporels, telle qu’elle apparait nécessairement impliquée dans la possibilité de décrire le phénomène intratemporel du changement, est-elle, en conséquence, le temps lui-même ? Cela impliquerait que l’on pût concevoir le temps comme un changement qui appellerait à son tour, pour pouvoir être décrit, une alternance de prédicats temporels : la description serait entraînée inévitablement dans une régression à l’infini." Le temps comme intratemporalité se structure pour un sujet par l’attente, la présentification et le souvenir.

Après avoir montré les limites des conceptions traditionnelles du temps, l’auteur envisage une autre façon de penser le temps, qui nécessité de repenser l’être humain à partir de l’évènement, et donc comme advenant et non plus comme sujet, dans la mesure où la subjectivité qui caractérise le sujet dans l’histoire de la philosophie empêche de penser le temps dans sa véritable effectivité et sa nature.

Une analyse phénoménologie rigoureuse de l’évènement met en évidence un rapport particulier à de nombreuses déterminations. Il s’annonce avec une absolue nouveauté, dans la mesure où il est imprévisible, inexplicable à partir des possibles qui lui préexistent dans le monde. A ce titre, il échappe à toute attente. Et il échappe au souvenir, car le souvenir est toujours en rapport avec un contexte   . De la même façon "l’advenant ne peut jamais non plus présentifier un événement, au sens où il pourrait s’en rendre contemporain : l’événement ne se donne à comprendre et à éprouver que selon ce déphasage parfois infime, toujours intime et profond, qui appartient à son événementialité." (p165) En effet, "tout évènement surgit à partir de rien et instaure un commencement absolu tout en se manifestant avec l’"ancienneté" de ce qui est déjà là d’un "déjà" sans contemporanéité possible"(p.179). Pour comprendre le sens de cette "ancienneté", l’auteur évoque la rencontre "qui revêt les caractères contradictoires en apparence de l’absolue nouveauté, et d’une sorte de familiarité aveugle, d’une reconnaissance ou d’une préconnaissance précédant la connaissance"  

A partir de cette étude de l’événement, Romano décrit une nouvelle façon de penser le temps et l’advenant. Il prend soin de distinguer clairement l’advenant du sujet pour montrer en quoi ce dernier est toujours second par rapport à l’événement qui ne requiert, qui l’interpelle, qui le fait comparaître   . La constitution de l’advenant et ses caractéristiques sont explicitées en rapport et par distinction d’avec le Dasein   . Cette analyse, qui n’est pas sans présenter quelques airs de famille avec les analyses d’Être et temps, dont elle se démarque néanmoins, mais dont elle partage l’exigence, s’incarne dans quelques descriptions phénoménologiques patientes et fines. Ces dernières permettent d’ailleurs de justifier la pertinence de la réflexion de l’auteur. Le deuil, le traumatisme, la création artistique et la rencontre amoureuse viennent enrichir les analyses d’une justesse du regard phénoménologique. Plusieurs caractérisations sont mises en avant : la mémoire, la disponibilité et la transformation. Et l’ensemble interroge des notions capitales pour rendre compte de l’humanité de l’advenant (la liberté, la finitude   , le monde   , etc.).

Les analyses de ce livre sont pleines de promesses pour repenser à nouveaux frais le temps dans de nombreux domaines : théologie, philosophie, voire peut-être psychologie (tant la réflexion sur le deuil ou le traumatisme et la question de s’advenir à soi-même est présente et travaillée avec pertinence)