On trouve dans l’ouvrage d’Alessandro Pignocchi, L’œuvre d’art et ses intentions (Paris, Odile Jacob, 2012), une réflexion historique portant sur les rapports arts et sciences qui complète un dossier méritant largement d’être amplifié. Ouvrant un commentaire sur l’ouvrage de Michael Baxandall, Les formes de l’intention, l’auteur extrait du travail de l’historien un passage portant sur le peintre Jean-Baptiste Chardin, et notamment sur la toile de ce dernier intitulée : Une dame qui prend du thé (1735).

Sa remarque est celle-ci. Chardin aurait cherché à enrichir sa peinture par de nouvelles techniques, mises au point en s’inspirant des théories scientifiques et philosophiques de la perception visuelle qui se développaient à son époque. Ces théories, dites empiristes, commente-t-il, issues des travaux de Locke et de Newton, insistaient sur le rôle actif joué par l’œil et par l’esprit dans la perception. Voir n’est pas absorption passive de l’information lumineuse, comme on pourrait le penser intuitivement. L’œil va au contraire chercher l’information dont l’esprit a besoin pour construire une représentation perceptive. Même les couleurs ne sont pas des qualités objectives des objets, mais des sensations construites par l’esprit et attribuées ensuite aux objets, projetées sur eux.

Les travaux des philosophes, poursuit l’auteur, et des scientifiques empiristes par la même occasion, révélaient que, contrairement à notre impression première, l’information visuelle n’est pas traitée avec une égale précision dans tout le champ visuel. La vision n’est nette qu’en plein centre, dans la zone focale, et elle devient de plus en plus imprécise au fur et à mesure qu’on s’écarte vers la périphérie. Les couleurs en particulier ne sont perçues que très approximativement en dehors de la zone focale.

Chardin, justement, termine alors l’auteur, n’avait peut-être pas lu Locke et Newton, mais il était nécessairement familier de leurs idées, car celles-ci étaient passées dans les conversations quotidiennes ; on se passionnait pour elles dans les salons, et elles avaient fait l’objet de nombreux ouvrages de vulgarisation. Certains d’entre eux cherchaient même à les traduire en directives pour les peintres qu’ils invitaient, notamment, à jouer sur le principe de la zone focale.

L’auteur du tableau en question ici, donc Chardin, aurait pu, comme d’autres peintres faire un usage primaire de ces idées en peignant le visage de la dame net et le reste de plus en plus flou. Mais le résultat, souligne l’auteur, aurait été une simple illustration d’un principe scientifique, et n’aurait pas correspondu à une exploitation de ce principe pour créer une solution à un problème de peinture. Chardin, en vérité, s’est réapproprié les idées des théories empiristes de la perception pour jouer avec l’œil du spectateur, produire des effets perceptifs, trouver des astuces visant à combattre l’aspect figé des tableaux où chaque détail est produit avec la même finesse.

Chardin savait en particulier que, dans un tableau, l’attention est d’abord attirée par les visages, et par les zones de forts contrastes. Il a donc créé un conflit entre ces deux sources d’attraction, en peignant un visage flou, vaporeux, qui disparaît dans le fond du tableau, et une zone de fort contraste qui va de l’épaule de la dame à la théière. L’œil n’a pas de parcours tracé d’avance. Il hésite entre un visage trop estompé pour que son pouvoir attractif soit décisif et l’étoffe nette et brillante du bras, qu’il parcourt sans trouver de réel point de fixation, avant de retourner au visage avec peu de conviction