En cette période électorale, on a pu voir manifester une "classe moyenne" accro aux gadgets électroniques, qui s'informe sur Internet et voyage en Europe. En Russie, le discours sur la classe moyenne est indissociable du débat sur le développement économique des années 2000. Quand la classe moyenne est-elle apparue, comment se définit-elle et quel rôle économique et politique joue-t-elle ?

La classe moyenne est traditionnellement considérée comme un des moteurs de l'économie et un des piliers de la démocratie. Elle est encore peu nombreuse en Russie, et a ses spécificités.
En effet, le dix-neuvième et le début du vingtième ont, certes, vu son développement, mais il fut plus tardif et moins massif qu'en Europe occidentale. Le pouvoir soviétique a réprimé les classes moyennes et aisées apparues sous le régime tsariste puis durant la NEP   ; le concept de classe moyenne est difficilement applicable à la société soviétique, plutôt divisée entre une population victime du manque de biens de consommation et une nomenklatura privilégiée. Suite à la chute de l'URSS en 1991, on a assisté à une très nette polarisation de la société entre les très riches, les " oligarques ", les " nouveaux Russes ", et le reste de la population, pauvre, voire misérable.
Après la crise de 1998 commence à apparaître une classe moyenne constituée d'actifs travaillant dans le secteur privé, et parmi eux beaucoup de petits entrepreneurs. Il convient de noter qu'en Russie elle ne comprend ni les retraités, qui touchent très peu, ni les employés du secteur public, à l'exception des fonctionnaires gravitant dans les sphères du pouvoir; le russe a d'ailleurs deux mots pour désigner les fonctionnaires, " bioudjetniki ", qui désigne le personnel des services publics (enseignants, médecins, postiers etc...), chichement payés (moins de 500 euros par mois), et les " tchinovniki ", qui désigne les personnels de l'administration, mieux payés, voire très aisés pour les plus haut placés. Les classes moyennes sont regroupées presque exclusivement dans les villes, où se concentre l'activité économique, principalement à Saint-Pétersbourg et Moscou.
Les opinions divergent sur la définition de la classe moyenne, qui représenterait, selon les différents experts, entre 10 et 25% de la population russe   . Les autorités tendent à majorer ces chiffres pour prouver l'efficacité de leur politique économique ; elles proposent une limite basse à 60 000 roubles (soit environ 1500 euros) par mois. Plusieurs facteurs compliquent cette entreprise de définition ; c'est d'abord la pratique largement répandue du salaire " noir " ou " gris ", payé en liquide et non déclaré, qui peut parfois doubler ou tripler le salaire " blanc " (déclaré) et rend le critère de revenus discutable. Ensuite, ce sont les écarts de prix (notamment dans l'immobilier) entre les différentes villes et entre villes et campagne : le même salaire peut placer une personne dans la classe moyenne d'une petite ville mais ne pas suffire à couvrir ses besoins à Moscou.
Un des enjeux de cette définition est l'évolution du système d'imposition et de celui des charges sociales, dont il a beaucoup été question en septembre 2011   . Actuellement, la base de prélèvement des charges sociales est plafonnée à 560 000 roubles par an (12 000 euros) et l'impôt sur le revenu est fixe (13%). Les entrepreneurs s'opposent à toute augmentation des prélèvements qu'il voient comme un coup porté à cette classe moyenne d'entrepreneurs qui feraient le dynamisme de l'économie.
Traditionnellement, on souligne le rôle de la classe moyenne non seulement dans la vie économique, mais aussi politique du pays : elle serait le socle de la démocratie. Vladimir Poutine   voit dans l'émergence de la classe moyenne le résultat de sa politique de " stabilité " et de la politique de " modernisation " du pays lancée sous la présidence de Dmitri Medvedev   . On a longtemps considéré que l'amélioration des conditions de vie rendait les classes moyennes russes plutôt favorable au pouvoir, ou du moins étouffait la contestation. Pourtant, ce sont bien des représentants de ces classes moyennes qu'on a vu défiler en nombre et réclamer " des élections justes ". Il ne faut pas identifier la classe moyenne dans son ensemble à l'opposition, mais le fait est que les grandes villes, où elle est plus importante, votent moins pour le parti au pouvoir que le reste du pays   . Ce phénomène est délicat à expliquer, mais il semble avéré que l'usage d'Internet, assez caractéristique des classes moyennes, ait joué un grand rôle dans la mobilisation: source d'information alternative et souvent de contestation, il a permis d'organiser les protestations   . Il faut également noter que l'attitude tolérante du pouvoir envers les manifestations autorisées durant la campagne n'est pas pour rien dans l'ampleur des mouvements et la participation des classes moyennes : là où seuls des militants chevronnés et des extrémistes se risquaient à aller manifester, beaucoup de gens sont pour la première fois descendus dans la rue, ce qu'ils n'auraient peut-être pas fait si ils avaient risqué une arrestation. Les autorités ont donc semblé adopter une attitude de conciliation qui vise surtout la classe moyenne. Ainsi, Vladimir Poutine, dans ses articles de campagne publiés par différents journaux lus par la classe moyenne (et non, il faut le noter, dans les journaux à très gros tirage), s'adresse à elle, la décrit comme le moteur de l'économie et l'oppose aux oligarques qui se sont accaparé les richesses nationales   . Les réformes promises par Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine   visent à contenter cette classe moyenne en voie d'aliénation