Avec une présentation soignée et une vraie réflexion historique, ce beau livre est une brillante synthèse sur l'histoire des femmes à l'époque contemporaine.

Femme et photographie sont associées de longue date, pour le meilleur et pour le pire : depuis les cartes postales de la Belle Époque, jusqu’au photographies de femmes qui s’étalent à l’heure actuelle dans la presse ou la publicité, en passant par les clichés de star dans les années 1950, la femme a toujours été un des sujets privilégiés des photographes célèbres et anonymes, professionnels ou simples amateurs, reporters. Retracer l’histoire des femmes à l’époque contemporaine, depuis la fin du XIXe siècle, moment où la photographie, inventée cinquante ans plus tôt, commence à envahir la presse, était donc à la fois une idée originale et un défi, étant donné l’ampleur des sources - la masse des photographies conservées dans les fonds publics et les archives privées -,  et le risque inhérent au genre du "beau livre" : ne pas échapper aux "clichés" que véhiculent ces photographies, et faire passer la qualité esthétique des images avant la réflexion historique.

Ce livre, malgré les apparences – il s’agit bel et bien d’un "beau livre", relativement coûteux, paru aux éditions du Chêne, d’une présentation impeccable qui en rend la lecture très aisée – n’a rien d’un ouvrage d’amateur. C’est au contraire une véritable synthèse, très bien informée, qui retrace l’histoire des femmes au XXe siècle en faisant parler des photographies de provenance diverses : la presse le plus souvent, mais aussi des photographies anonymes, provenant de collections particulières. Cet ouvrage n’est donc pas un album de célébrités, ni un passage en  revue des personnalités marquantes du féminisme. L’auteur, Yannick Ripa, a résolument écarté les photographies trop célèbres, soit par leur sujet, soit par leur auteur : ainsi on y trouve peu de photographies de "femmes célèbres" du XXe siècle, stars, grandes figures de la politique et du monde intellectuel. L’ouvrage ne contient pas de photographie de Simone de Beauvoir, une seule photographie de Simone Veil, mais plusieurs images de Ségolène Royal, sans doute considérée par l’auteur comme le symbole de l’accès des femmes à la politique en ce début de XXIe siècle. Les stars ne sont présentes qu’en fonction de leur impact sur la société et sur la représentation des femmes qu’elle s’en fait : le lecteur apercevra ainsi furtivement les figures de Michèle Morgan, Brigitte Bardo, France Gall ou Marie Trintignant. L’auteur a évité de faire figurer dans sa sélection des œuvres de photographes célèbres : hormis une photographie de Willy Ronis   et des œuvres de Janine Niepce, rare photographe féminin des années 1960   , les clichés choisis sont anonymes et sans ambition esthétique.

L’ouvrage se veut en effet "une invitation à relire le féminin" : la relecture proposée par Yannick Ripa est volontairement impartiale et débarrassée des idées reçues. L’ambition de l’auteur est de s’intéresser aux femmes dans leur vie quotidienne et dans leurs combats et non à la Femme telle que la rêve et la fantasment les hommes et la société. Ce parti pris a deux avantages, intéressant à la fois l’histoire de la photographie et l’histoire des femmes. Les recherches effectuées par Yannick Ripa permettent de faire plusieurs "redécouvertes". Des photographies drôles, émouvantes ou choquantes sont mises à jour dans cet ouvrage, qui sans cette recherche, seraient restées inconnues. Le lecteur sourira sans doute en parcourant les photographies des cartes postales de la Belle Époque ou celle des magazines de mode des années 1950, vantant les joies du mariage, de la maternité et du foyer. Loin d’être toutes des images d’Épinal ou des gravures de mode, les photographies sélectionnées par Yannick Ripa montrent également la dureté et la violence exercée par la société sur les femmes : elles permettent de voir la misère des marginales, filles-mères, célibataires, ouvrières ou prostituées, les violences exercées sur les femmes à l’occasion des conflits : Yannick Ripa a ainsi choisi de montrer quelques photographies de déportées ou de tondues lors de la Seconde Guerre mondiale, équivalents anonymes des célèbres photographies prises à la même époque par Robert Capa, entre autres. La photographie garde également le souvenir des revendications féministes, depuis la participation des ouvrières aux grèves à la fin du XIXe siècle, jusqu’aux manifestations de mai 1968 ou à la Gay Pride, en passant par les photographies des "Premières"   . Comme on le voit, la photographie permet donc à l’historien de "brasser", en une juxtaposition surprenante et parfois dérangeante, les aspects les plus divers de la vie des femmes du XXe siècle, et cet ouvrage constitue une fois plus la preuve des richesses que recèlent pour les historiens de l’époque contemporaine les photographies anonymes et les photographies de presse.

Car ce livre est aussi un ouvrage d’historien, une brillante synthèse sur l’histoire des femmes à l’époque contemporaine. Les photographies sélectionnées par l’auteur servent de fil conducteur à l’évocation de l’histoire des femmes de 1880 à nos jours, présentée en quatre temps : la fin du "long XIXe siècle" (1880-1914), la "première vague" du féminisme qui aboutit à la conquête de la citoyenneté par les femmes au terme des deux conflits mondiaux (1914-1950), les "Trente glorieuses au féminin" (1950-1981), qui voient l’émancipation sexuelle des femmes, et les nouveaux défis de l’époque actuelle (1981-2007), caractérisée selon l’auteur par "le brouillage des frontières du sexe". L’auteur connaît très bien les questionnements posés par les historiens du genre, qui, à la suite de Michelle Perrot   - à qui le livre est dédié -, se sont intéressés à la façon dont "on ne naît pas femme mais [dont] on le devient", comme l’affirmait dès 1949 Simone de Beauvoir, c'est-à-dire à la façon dont sont construites dès la naissance les différences entre le masculin et le féminin. Le grand mérite du livre est de débarrasser le lecteur de ses préjugés et de ses idées reçues, de le faire réfléchir, à partir de "vieux clichés", sur la façon dont la société française voit les femmes, leur vie quotidienne, leur mariage, leur vie familiale, mais aussi dont elle réagit à leurs revendications et à leurs grands combats : l’accès à la culture, au travail et à la citoyenneté, l’émancipation sexuelle, le refus de la précarité ou l’aspiration à une dignité égale à celle des hommes, tous combats, qui bien que gagnés en France au point de vue des institutions à partir des années 1980, n’en demeurent pas moins, comme le rappelle l’auteur à juste titre, des conquêtes précaires, soumises à l’heure actuelle à de nouveaux défis (choc des cultures et des civilisations, image dégradée de la femme, parité), et qu’il nous revient de préserver et de poursuivre.