Une réflexion personnelle et percutante autour du Journal d’Eugène Delacroix

Le titre, énigmatique,  est trompeur : La peinture en écharpe, Delacroix, la photographie. Il ne s’agit pourtant pas d’un livre sur les rapports  entre peinture et photographie au XIXe siècle, selon une vulgate désormais bien connue qui veut que l’émergence de l’une marque la remise en cause de l’autre. Il ne s’agit pas non plus de revenir sur les sentiments ambigus que nourrissait Delacroix à l’égard de la photographie   . Ce –relativement- bref texte, réédité en novembre 2010 par les éditions Klincksieck,  est l’occasion pour Hubert Damisch, philosophe et historien de l’art à la bibliographie protéiforme,  de livrer sa vision personnelle d’un des grands textes de l’histoire de l’art, le Journal du peintre Eugène Delacroix.  L’ouvrage,  issu de la refonte d’une préface au Journal et d’une conférence sur Delacroix et la photographie, est complexe, mais, au prix de quelques relectures, il ouvre des perspectives neuves sur l’œuvre d’un des artistes « phares » du XIXe siècle.

Malaise photographique

Tout commence par le constat d’un malaise : l’auteur – qui s’exprime à la première personne – regarde une photographie   d’Eugène Delacroix  alors qu’il vient de relire son monumental Journal. La contemplation laisse l’historien d’art perplexe: impossible d’imaginer l’auteur du Journal  avec cette apparence « mi-rapin, mi-académicien » !  La photographie vient heurter l’image mentale qu’ont laissée à l’historien ses lectures assidues du Journal. Elle gêne, car elle met à nu le « leurre » constitutif du Journal censé fixer pour la postérité la personnalité intime de l’auteur dans ce qu’elle a d’intemporel. La photographie au contraire vient rappeler de façon crue que le peintre, à l’apparence de dandy tourmenté et fragile   , s’inscrit dans une époque qui appartient définitivement au passé.

L’anecdote photographique sert de point de départ à une réflexion globale sur les principaux ressorts qui sous-tendent le Journal de Delacroix, à savoir la mémoire, les arts, et l’irruption de la modernité dans la peinture, dont la photographie est en quelque sorte le symbole. Il faut souligner la mise en page originale de l’ouvrage, disposé comme un texte bilingue : les analyses de Damisch (sur la page de droite) sont présentées en regard de citations du Journal (sur la page de gauche). L’ensemble forme comme une partition à deux voix et  permet au lecteur de confronter aisément les analyses de l’historien d’art à la parole du peintre-écrivain. 

La mémoire à l’œuvre

La mémoire occupe une place centrale dans la réflexion de l’auteur : Delacroix souffrait cruellement de son manque de mémoire : « ma mémoire s’enfuit tellement de jour en jour que je ne suis plus maître de rien, ni du passé que j’oublie, ni à peine du présent » déclare le peintre   . Conscient de cette défaillance, Delacroix décide très jeune de tenir un journal intime afin de  garder la trace des évènements, des idées qui l’ont marqué au cours de ses journées. Delacroix tient son Journal de 1822 jusqu’à la fin de sa vie, malgré une longue période d’interruption entre 1824 et 1847.   . Delacroix tente ainsi de remédier à l’inexorable fuite du temps en s’inventant une « mnémotechnie » par le biais du Journal, comme l’a très bien vu Baudelaire lorsqu’il écrit à propos du peintre : « L’œuvre de Delacroix m’apparaît quelquefois comme une sorte de mnémotechnie de la grandeur et de la passion native de l’homme universel »   . Le journal de Delacroix est un moyen mnémotechnique, une « astuce » du peintre pour figer par l’écriture l’expérience présente toujours labile et prête à s’évanouir dans les brumes de la mémoire.

Correspondances

Que le peintre utilise l’écriture pour fixer sur le papier des pensées, des idées de sujets pour ses tableaux ou des recettes d’atelier amène à s’interroger sur « la différence entre les arts », titre du troisième chapitre de l’essai.  Débattre sur la supériorité des arts entre eux n’est pas nouveau : dès la Renaissance les artistes se divisent autour de la querelle du paragone. A l’époque du romantisme le thème de la rivalité entre les arts se pose avec une acuité d’autant plus grande que les artistes n’ont de cesse d’abolir les frontières entre leurs disciplines et d’établir des « correspondances » comme le rappelle Baudelaire dans un très célèbre poème des Fleurs du Mal. La question semble hanter Delacroix qui note dans son Journal à la date du 26 janvier 1824 « j’avais envie de faire par la suite une sorte de mémoire sur la peinture, où je pourrais traiter des différences des arts entre eux »   .

Delacroix est sans doute l’un de ceux qui pratique la correspondance avec le plus de bonheur : lui-même se décrit comme un être « amphibie », doué aussi bien pour la littérature que pour la peinture. Et de fait le Journal témoigne de son aisance à manier la plume, de l’élégance de son style. Il le hisse au rang des peintres érudits, au même titre qu’un Rubens ou qu’un Poussin auquel Delacroix consacra justement une étude, ce qui n’est pas dû au hasard. Cependant le peintre nourrit des sentiments ambigus à l’égard de la littérature : il a bien conscience de sa facilité d’écriture, mais justement cette facilité le rebute, lui inspire de la défiance envers un art qui lui semble presque trop simple : la littérature est l’art de tout le monde, toute personne cultivée a appris à exprimer ses sentiments par la parole et l’écriture alors que bien rares sont ceux qui manient le pinceau pour dire leurs peines ou leurs joies.

La peinture possède aux yeux de Delacroix un immense avantage sur la littérature : elle concentre l’effet et peut s’appréhender d’un seul coup alors qu’il faut du temps pour parcourir tous les feuillets d’un livre ou toutes les notes d’une partition. Delacroix anticipe ainsi la distinction faite entre les arts du temps (poésie, musique) et les arts de l’espace (arts plastiques)  en donnant l’avantage à ses derniers, d’autant plus forts qu’ils nous saisissent dans l’instant. Autre avantage de la peinture sur les arts du temps : son caractère inachevé, vague, non-fini. Alors qu’un texte, qu’une musique, pour être parfaits doivent être parfaitement achevés et obéir à une forme rigoureuse, la peinture se contente de l’ébauche : en peinture une belle esquisse peut nous donner autant, voire plus de joie qu’un tableau achevé. L’équivalent n’existe pas pour la littérature : il est rare de lire un brouillon, fût-il d’un écrivain célèbre, pour en retirer un plaisir esthétique.  La peinture –et les arts visuels- sont pour Delacroix d’autant plus grands qu’ils se situent dans un au-delà de la pensée, dans un au-delà du langage : « dans la peinture, écrit Delacroix le 8 octobre 1822, il s’établit comme un pont mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur ». De là au « petit pan de mur jaune » célébré plus tard par Marcel Proust dans La Prisonnière il n’y a qu’un pas, sauf qu’à l’époque de Proust c’est moins la différence entre les arts qui préoccupe que leur similitude, leur « union ».

Delacroix et la photographie

Le rapport de Delacroix à la photographie, analysé par Damisch dans l’avant-dernier chapitre intitulé « L’Œil Juste » illustre les contradictions d’un génie « pris en écharpe » entre passé et avenir, entre tradition et modernité. Delacroix a bien compris l’intérêt du nouveau médium qu’il considère comme un formidable aide-mémoire pour le peintre, un outil qui lui permet de voir la nature avec exactitude et même de corriger les défauts des maîtres : Damisch cite ainsi un passage célèbre du Journal dans lequel Delacroix raconte comment il compare avec des amis des gravures de Marcantonio Raimondi   à des photographies de modèles nus   . « Après avoir examiné ces photographies,  écrit Delacroix,  je leur ai mis sous les yeux des gravures de Marc-Antoine. Nous avons éprouvé un sentiment de répulsion et presque de dégoût, pour l’incorrection, la manière, le peu de naturel, malgré la qualité de style, la seule qu’on puisse admirer […] qu’un homme de génie se serve du daguerréotype comme il faut s’en servir, et il s’élèvera à une hauteur que nous ne connaissons pas. » Delacroix ne s’aventure cependant pas plus loin : la photographie se doit d’occuper un rôle ancillaire, elle est « la servante au grand cœur »de la peinture  qui seule est capable de transmettre le désir, l’émotion du vivant – au contraire de la photographie dont la trompeuse objectivité a quelque chose d’insoutenable, d’irréel.

La déchirure de la modernité

Alors se pose la question inévitable : faut-il ranger Delacroix du côté des précurseurs, des impressionnistes, de Cézanne ? Sans doute. Mais au-delà des éloges convenus, le livre d’Hubert Damisch démontre finement la position ambigüe, on souhaiterait presque dire « amphibie » de Delacroix, grand génie à cheval entre une tradition dont il se nourrit, Poussin, Rubens et les « phares » tant vantés par Baudelaire,  et une modernité qu’il pressent sans toutefois aller jusqu’au bout tant elle comporte d’inconnu. C’est peut-être  ainsi qu’il faut comprendre le dernier chapitre intitulé « la déchirure »   . La photographie introduit une gêne, un malaise qui renvoie au malaise initial du philosophe devant la photographie de Delacroix. Selon Damisch le mal-être perceptible dans le Journal de Delacroix serait dû à un défaut de mémoire vis-à-vis du passé : Delacroix révère les maîtres anciens mais pour rivaliser avec eux il lutte à armes inégales car le « métier » de peintre a  changé sous l’effet des innovations de l’âge industriel, les anciens secrets d’atelier sont oubliés : Delacroix a ainsi connu des difficultés techniques immenses en voulant rivaliser avec la grande peinture à fresque de l’âge classique et ses œuvres, très fragiles de ce fait, se sont pour certaines mal conservées. La modernité de Delacroix, reconnue par Signac et Cézanne   , est pourtant bien réelle. Mais elle  n’est pas à chercher dans sa conception de l’art ancrée dans le passé, lui qui a la conviction que « ce qui a été dit ne l’a pas encore été assez »   . Elle se trouve en revanche dans le Journal, par petites touches et sous formes d’intuitions fulgurantes, qu’Hubert Damisch a su débusquer afin de leur rendre tout leur sens