Une réflexion riche et novatrice sur l’engagement, dans un monde néolibéral qui se présente comme un horizon indépassable.

"Nous vivons une époque obscure…" Telle est la phrase, mise entre guillemets, qui ouvre le nouvel ouvrage   , publié aux Editions du Passager Clandestin, du philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag et de la philosophe Angélique Del Rey. Guillemets qui ont tout leur sens et déjouent, de fait, ce qui à première vue pourrait apparaître comme une affirmation quelque peu édifiante. Le constat de l’obscurité de notre époque est absolument étranger aux logiques interprétatives, d’emblée idéologiques, qui enserrent le temps présent sous les catégories massives du progrès ou du déclin. Il n’a aussi strictement rien à voir avec de simples impressions subjectives, qui pourraient tout aussitôt être contrebalancées par d’autres. Un tel constat ne relève ni de l’affect, ni de l’humeur, ni du lieu commun. Il décrit un fait, complexe, qui dit quelque chose de notre manière d’être au monde, d’y vivre, d’y croire, d’y agir, d’y produire, d’y créer.

À quoi tient cette obscurité ? Comment ne pas nous laisser gagner par elle ? La réponse réside dans une nouvelle compréhension de ce qu’est l’engagement, thème central du livre.

L’obscurité de notre époque repose sur le mythe qui la traverse, se présentant comme un horizon indépassable. Ce mythe s’exacerbe dans le néolibéralisme contemporain : l’humanité est une somme d’individus   , et tout est possible pour cet individu qui saura s’adapter. Cette croyance nous rend doublement impuissants. Impuissants, d’abord, en ce qu’elle met la vie "au service de la productivité et de l’efficience économique"   - la menaçant en réduisant ses potentialités créatrices. Impuissants, ensuite, en ce qu’elle apparaît indépassable – nous faisant renoncer à l’idée qu’il puisse y avoir des possibilités concrètes pour résister à ce qui nous menace et nous diminue.

S’engager dans une époque obscure exige de se défaire d’une approche classique de l’engagement, attachée à l’au-delà de la promesse et des lendemains qui chantent, et implique une appréhension véritable de ce que peut et doit faire une vie humaine pour déployer, ici et maintenant, ses potentialités créatrices.

Dans cette optique, le discours philosophique tient toute sa place ; car une pensée conséquente de l’engagement doit s’orienter sur deux voies : disqualifier, une fois pour toute, l’engagement s’effectuant au nom d’une transcendance – d’un récit harmonieux annulant tous les conflits et appelant de ses vœux la fin de l’histoire ; inscrire la pensée de l’engagement au sein d’une réflexion organique, de nature cosmologique et ontologique, interrogeant la manière dont doit se déployer la vie humaine contre ce qui la rend vulnérable et la menace.

La visée de l’ouvrage est ainsi très clairement pragmatique : penser l’efficacité d’un engagement, qui mobilise ici et maintenant, et ouvre de nouvelles possibilités concrètes de vivre, non reléguées dans un avenir programmé. Pragmatisme nécessaire, donc, qui nous tient à distance d’un mythe et d’une illusion : le mythe de l’individu, l’illusion de la promesse, qui tous deux, nous plongent dans l’impuissance et la tristesse.

Cette pensée de l’engagement se déploie en six chapitres dont l’objet n’est rien de moins que de renouveler les catégories conceptuelles à partir desquelles on conçoit, classiquement, l’engagement et l’émancipation de la personne. S’engager ne consiste pas à promouvoir la réalisation d’un programme, et ni même, par suite, à rechercher l’unification globale des luttes. A partir de là, les deux auteurs nous invitent à ressaisir la signification véritable de ce qu’est un contre-pouvoir, par-delà toute logique institutionnelle, et à renouer avec un certain optimisme de l’action.

L’obscurité de notre époque tient aux fausses évidences qui structurent nos existences et conditionnent notre puissance d’agir : le mythe de l’individu, compris comme substance repliée sur elle-même, qui nous soumet "à l’utilitarisme de la postmodernité"   a, non seulement, une faible valeur vitale, mais nous apparaît aussi indépassable. Pour lui résister, il faut réévaluer le sens et la finalité de notre action. Tel est l’enjeu du chapitre 1, dont l’objet est proprement de disqualifier une conception classique de l’engagement, qui se déploie selon une logique mortifère – celle des multiples déceptions devant l’échec des programmes révolutionnaires, suivies, peut-être inexorablement, d’un accommodement à l’oppression   . Au modèle de l’engagement-transcendance, qui repose sur une sacralisation de l’homme et du social ayant remplacé la sacralisation du monde et des cieux, doit se substituer le modèle de l’engagement-recherche. Dans l’engagement-recherche, le moteur de l’agir ne se trouve pas dans une promesse impliquant la croyance en un arrière-monde (société harmonieuse sans conflit), mais il est "l’expression d’un désir vital"   , nécessité, de façon immanente, par une situation. Dans ce nouveau modèle d’engagement, le sujet de l’agir n’est plus le professionnel de la militance possédant cette connaissance du monde à venir, dont il est "l’ambassadeur"   , à travers son parti et son action politique. Ce sont les situations concrètes, elles-mêmes, en tant qu’elles posent des problèmes qui menacent la vie, qui exigent le déploiement de modes de résistance et la création de solutions. L’engagement se fait ainsi recherche, en ce qu’il s’incarne dans une temporalité non pas abstraite, mais concrète – c’est-à-dire ancrée dans le présent d’une situation et non pas concentrée sur un avenir déjà déterminé qui fait fi de la complexité du réel tel qu’il est.

Cette conception de l’engagement évite ainsi plusieurs écueils : l’écueil métaphysique d’une croyance, nécessairement décevante, en un arrière-monde ; l’écueil politique d’une affirmation du primat de l’action politique institutionnelle au détriment d’autres champs sociaux d’action (médecine, sciences, art…) ; et enfin, un dernier écueil, posant un problème proprement éthique, celui d’une hiérarchisation des souffrances sur une échelle des valeurs   . On l’aura compris : l’engagement-recherche prend corps au sein d’une multiplicité, parfois contradictoire, de luttes qui émergent de situations concrètes "non polarisables vers une harmonie finale"   . Ainsi, l’engagement, la résistance active à ce qui menace notre vie, n’est pas motivé par l’espoir d’un "monde sans conflit"   mais consiste à développer, ici et maintenant, notre "puissance d’agir"   .

De là, la consistance de nos engagements se fonde, comme le montrent les deux auteurs en reprenant le vocabulaire de Deleuze, sur la "territorialisation des pratiques"   : l’engagement part de défis propres à une situation   et vise le changement ici et maintenant. Ce n’est donc pas un individu, "sans appartenances ni désirs", sans liens "ni affinités"   qui, au nom de principes abstraits, lutte contre ce qui l’opprime. C’est une singularité agissante, prise au cœur d’un réseau de liens qui la composent et de processus sans sujets, qui s’engage. L’action militante véritablement consistante ne peut donc jamais être complète et/ou globale : elle relève avant tout d’une exigence situationnelle, inscrite dans une dimension spatio-temporelle singulière – ce qui ne contrecarre en rien son caractère universel puisqu’elle est l’expression d’un désir vital d’augmentation de puissance contre ce qui menace et détruit.

Le modèle de l’engagement-recherche, en renouvelant notre compréhension du sujet de l’agir, suppose une intelligence précise de la catégorie conceptuelle de contre-pouvoir. Dans le chapitre III, partant des analyses foucaldiennes de la genèse du pouvoir, les deux auteurs montrent que la question des contre-pouvoirs ne se situe ni au niveau des institutions (modèle de la séparation des pouvoirs) ni au niveau de l’opposition au pouvoir institutionnel comme "lieu de représentation et de gestion"   : elle présente une conception du contre-pouvoir compris comme "émancipation quant aux micro-pouvoirs qui tendent à installer une situation de fait comme indépassable"   . Si l’engagement-recherche est "expression d’un désir vital", alors le contre-pouvoir signifie littéralement contrer les effets du pouvoir sous sa forme micro (et souvent macro), c’est-à-dire réunir ce que, selon différents degrés, le pouvoir sépare : le corps de sa puissance d’agir. Tel est le sens de l’engagement dans une époque obscure : privilégier les pratiques de contre-pouvoir sans réactiver les utopies révolutionnaires et en faisant le deuil de l’idée selon laquelle la lutte pour l’émancipation doit se concentrer de manière exclusive et systématique sur la question de la prise de pouvoir.

A ce titre, pas besoin de promesses pour agir, ni de constituer de nouveaux récits. L’espoir ne réside pas dans l’idée d’une société globalement meilleure, construction rationnelle condamnée, souvent, à n’être que pure idéologie, mais il est bien plutôt l’effet d’une lutte concrète, son produit. Dans le chapitre IV, et particulièrement dans une très belle section intitulée "Le moteur effectif de l’agir", Miguel Benasayag et Angélique Del Rey repensent ainsi les liens entre connaissance et action. La première ne précède aucunement la seconde. Au contraire, la création d’idées est solidaire du développement de notre puissance d’agir : toute théorie rationnelle, consistante et riche, se constitue en situation, s’élaborant autour des problèmes soulevés par la violence du réel. Reprenant la formule de Gramsci, les auteurs montrent que ce n’est pas un optimisme de la raison qui sous-tend la force, et même la condition de possibilité de tout engagement, mais un optimisme de la volonté.

Cette absence d’optimisme théorique, cependant, ne conduit nullement au nihilisme, encore moins au désespoir ; au contraire, même, c’est cet optimisme rationnel qui est le foyer d’une militance triste, toujours déçue par l’impossible advenue d’une société sans conflit. Il apparaît, dès lors, nécessaire de se défaire d’une vision simpliste des mécanismes d’oppression et du conflit – analyses qui font respectivement l’objet des deux derniers chapitres du livre.

L’analyse des mécanismes d’oppression est fondamentale pour contrer quelques idées reçues mais aussi, et surtout, pour dégager toute la teneur existentielle portée par une philosophie conséquente de l’engagement. Les mécanismes d’oppression ne fonctionnent pas sous la forme d’une opposition entre un corps de dominants exerçant toute sa force brutale sur un corps de dominés. Ce qui garantit la domination, c’est le "consentement de ceux qui subissent l’oppression"   . Fondée sur l’analyse foucaldienne des contre-pouvoir, cette thèse fameuse permet aux auteurs de déconstruire les fantasmes qui entourent la figure de l’opprimé et de rappeler, d’un point de vue ontologique, la "multi-dimensionnalité" de toute vie humaine : souffrir d’un système n’implique pas qu’on soit nécessairement contre lui   . L’ouvrier n’est pas nécessairement anticapitaliste, le colonisé n’est pas nécessairement anticolonialiste etc.   . Le fait "d’être opprimé" ne constitue pas, en soi, l’identité fixe et homogène d’un être, déterminant sa conduite et la "transparence de ses intentions"   . L’engagement suppose la reconnaissance de cette multi-dimensionnalité fondamentale de chaque être et implique de lui refaire droit. S’engager dans une époque obscure, c’est ainsi sortir d’une logique bipolaire d’affrontement – opérant par identification et simplification. La radicalité ne réside pas dans l’exaltation des logiques d’affrontement, mais dans la reconnaissance d’une conflictualité interne au mode de déploiement de la vie dans toutes ses dimensions. Conflictualité qu’il faut développer pour résister à l’artefactualisation du monde défendue par les forces néolibérales, et qui suppose que le négatif (les maux, les pertes) est constitutif de toute réalité vivante.

Quel peut être le sens de ce déploiement philosophique et théorique pour une pensée de l’engagement ? On pourrait d’emblée se dire que la conceptualité mobilisée dans l’ouvrage semble très éloignée de l’urgence des situations concrètes qui exigent une résistance pratique immédiate. Sans s’attarder sur la tonalité assez caricaturale de cette objection, elle a le mérite de pointer assez directement ce qui fait de l’ouvrage de Benasayag et Del Rey un ouvrage passionnant et nécessaire.

D’abord, la conceptualité déployée par l’ouvrage est en soi un des cheminements de la résistance. Il ne s’agit, en effet, rien de moins que de déconstruire un mythe qui structure notre imaginaire et paralyse notre agir. Les concepts sont proprement ces mots qui nous ramènent à une certaine réalité, voilée par le mythe. Ils nous réapprennent à la dire, à la nommer, participant, en acte, à la possibilité du redéploiement de notre puissance, qui constitue l’objet de cette "pensée organique" qui termine l’ouvrage.

Et c’est proprement cette conceptualité qui permet de sortir, une fois pour toute, des clichés portés par une conception classique de l’engagement, impuissante à contrecarrer la brutalité de l’utilitarisme contemporain et de son mythe. L’engagement, compris comme résistance créatrice à ce qui menace la vie, n’a rien d’une posture identitaire. La radicalité ne se confond pas avec l’affirmation d’une pureté militante et/ou idéologique. Pureté qui ferait de tout "bon militant", on le sait, un détenteur de savoir et, par suite, de pouvoir. Mais pureté qui ferait aussi que, pour tout "bon militant", l’opprimé serait toujours décevant – jamais assez conscient (de sa race, de sa classe, de son sexe …) pour se lancer dans un combat exaltant le caractère universel de sa mission.

Si le livre de M. Benasayag et A. Del Rey nous invite à nous défaire des mythes qui nous plongent dans le désarroi et l’impuissance en mettant en lumière notre manière d’être au monde, il nous invite aussi à déconstruire les mythes qui voilent la signification d’un engagement effectif. S’engager dans une époque obscure constitue ainsi un pari : œuvrer sans relâche pour un changement ici et maintenant, "tout en renonçant à agir dans la perspective d’une solution globale et définitive"   . Ainsi, du point de vue d’une pensée organique, l’acte de résistance par excellence est un acte positif de création