Interview d’Alexandre Laumonier, éditeur et directeur des éditions Kargo, qui vont se saborder après 11 ans d’existence. Kargo était une des maisons d’éditions participant au projet de numérisation de livres de Google Livres.

Nonfiction.fr : Comment avez-vous décidé de participer à Google Livres ? Ce n’est pas une décision difficile pour un petit éditeur ?  

Alexandre Laumonier : Au contraire… Je ne pense pas que le fait de mettre un livre en intégralité sur Internet nuise à la vente, comme je l’avais expliqué à l’époque   . Que l’on me prouve le contraire… De nombreux petits éditeurs ont ensuite été d’accord pour participer à cette aventure. Mais en juin 2006, tout le monde m’était tombé dessus pour avoir fait ce choix : certains libraires, avec des menaces de boycott (facile, quand on vise un si petit éditeur), mon distributeur, etc. Et puis les grosses maisons d’édition et les diffuseurs étaient tous très remontés contre Google Livres, parce qu’ils y voyaient un concurrent de la librairie, alors que ce n’est pas si simple. À mon avis ils passent à côté du sens profond de ce projet. Sans compter un anti-américanisme primaire, autant du côté de la BNF que des intellectuels.

Pourtant, un an après sa création, il y avait déjà plusieurs dizaines de milliers de livres en ligne sur Google Livres, qui est un outil vraiment pratique et qui a sa propre spécificité… Chaque semaine j’ai un rapport de consultation des livres, on atteint des chiffres assez impressionnants : pour la semaine du 6 au 12 janvier, 269 consultations et 2.900 pages lues ! Que l’on ne me dise pas que cela nuit à la circulation du savoir, et qu’un jour ou l’autre il n’y aura pas de retombées financières (qui sont déjà là). 


Nonfiction.fr : Finalement l’avenir des petites maisons d’édition, c’est de diffuser gratuitement leur contenu sur Internet ? 

A. L. : Absolument pas. Le jour où être éditeur consistera à mettre en ligne gratuitement du savoir, je changerai de crèmerie… Il ne faut pas confondre. Faire de l’édition, c’est publier des objets qui s’appellent des livres. Google Livres n’est pas une plateforme d’édition, c’est une plateforme de consultation gratuite de ces objets qui s’achètent en librairie. Cela donne de la visibilité, ce qui n’est pas négligeable quand par exemple on n’a pas d'argent pour faire de la publicité, ou quand on est négligé par une grande partie de la presse. Google Livres offre aussi et surtout la possibilité d’indexer soi-même le contenu, et c’est là le plus intéressant. Il ne s’agit pas de dématérialiser un objet (on n’est pas dans Star Trek); le numérique offre tout simplement de nouvelles formes de matérialisation du savoir, des contenus. On ne peut pas dématérialiser un contenu, l’expression n’a pas de sens. Le savoir est là, il existe, peu importe son support, qu’il se transmette par la parole, via les livres, ou par l’intermédiaire de 0 et de 1…  


Nonfiction.fr : Et le livre ?

A.L. : L’objet-livre est quelque chose de très récent à l’échelle de l’histoire de la reproduction des savoirs si l’on remonte, dans notre histoire occidentale, à l’invention de l’écriture et de ses supports, en Mésopotamie. Le livre comme objet-support de la connaissance est un épiphénomène à l’échelle de cette histoire. Si l’on définit le livre comme une équation entre un objet physique, l’idée d’auteur et d’œuvre, il n’a que quelques siècles d’existence – grosso modo la fin du Moyen Âge (même si l’objet est lui plus ancien, bien évidemment, avec le codex). On sait bien tout cela.

Avec l’électricité, puis le numérique et les possibilités de manipulation des contenus par un copier-coller désormais très facile, se posent ces nouvelles questions sur le droit d’auteur, la manipulation des contenus au-delà de leur forme originelle, etc. – mais, dans le fond, ces questions étaient déjà là  bien avant que le livre ne devienne l’objet symbolique (objet-auteur-œuvre) qu’il est depuis la Renaissance (au Moyen Âge, les connaissances savantes circulaient souvent sous forme de compilation, les compilator faisaient déjà du copier-coller !).

Par ailleurs, si vous prenez l’exemple des sciences dures (par contraste avec les sciences "molles", dites humaines), vous vous apercevez que la matérialisation numérique de la connaissance ne pose aucun problème, parce que les articles scientifiques ne sont pas des livres (au sens symbolique, même si là comme ailleurs les idées ont bien un copyright juridique, scientifique, moral). Ces sciences ont besoin d’aller vite pour avancer, elles ont leur propre manière de vivre, de circuler, les idées doivent se confronter rapidement les unes avec les autres, et le numérique leur convient parfaitement. Personne dans le milieu des sciences dures ne tiendrait ces propos que l’on entend chez les "littéraires" (sciences humaines et fiction confondues), comme : "le numérique tue la notion d’œuvre, mon droit d’auteur est violé par ceux qui font du copier-coller, mon œuvre n’existe plus en tant que telle", etc. Là encore, on touche au caractère symbolique de la notion d’œuvre, qui est très forte chez les "littéraires" (alors qu’eux-mêmes, dans leur majorité, pratiquent le copier-coller puisqu’ils écrivent sur ordinateur). 


Nonfiction.fr : Le fait que le contenu puisse être repris, copié, collé, retouché ne vous choque pas ? 

A.L. : Là aussi il faut se poser les bonnes questions : si on ne prend pas le livre pour une espèce d’absolu immuable et indépassable, on s’autorise à envisager les choses différemment. Personnellement, je crois que la connaissance n’est qu’une chose éphémère, les idées sont là pour être détruites, amendées, retravaillées par d’autres idées. La pensée n’est jamais immuable… seul l’objet physique (le livre) l’est, d’une certaine manière. Le livre n’est que la matérialisation hic et nunc d’un savoir en constante évolution. Cela ne me choque pas qu’on puisse faire du copier-coller de la version numérique d’un livre pour le citer dans un autre livre.

Il faut bien se rendre compte par ailleurs que le livre est désormais numérique avant d’être physique, puisqu’il est réalisé avec des ordinateurs, c’est-à-dire avec des 0 et des 1. L’objet-livre n’est désormais plus que l’extension physique de ce qu’Xpress ou InDesign permettent de réaliser numériquement. Ce que la BNF ce comprend pas, témoignant là d'un véritbale manque de réflexion : elle ne rend pas obligatoire le dépôt légal numérique des livres, alors que ceux-ci sont déjà numériques a priori. Il permettrait pourtant d’éviter, dans quelques années, de scanner les livres pour les transformer en version numérique.

Cela dit, ces questions du copier-coller, de la manipulation du savoir, ne se posent pas de la même manière selon qu’il s’agisse d’un livre de sciences humaines ou d’un roman. Ce qui est valable pour un livre de philosophie n’est pas forcément valable pour Harry Potter ; ce qui est valable pour un gros éditeur ne l’est pas non plus pour un petit éditeur. Une dernière remarque : sur Google Livres, on ne peut pas faire de copier-coller, on ne peut pas imprimer, ni télécharger ; on est entre le feuilletage en librairie et la consultation en bibliothèque. Il aurait été hors de question, pour moi, de mettre en ligne une version numérique des livres de Kargo où l’on peut tout faire (en tout cas, pas maintenant). Google Livres est un outil de consultation et d’indexation, et non une forme ouverte, c’est je crois un juste milieu (à la différence des Lybers de mon camarade des éditions de l’Eclat, par exemple, qui est en un sens plus généreux, mais c’est tout autre chose). 


Nonfiction.fr : Ça pose quand même des problèmes vis-à-vis du droit d’auteur ?

A.L. : Bien entendu. Les nouvelles formes d’utilisation (numérique) de la connaissance autrefois réservée à l’objet-livre demandent une reformulation juridique du droit d’auteur, on le sait bien. C’est plutôt logique, et en soi ce n’est pas bien grave, et même plutôt sain (d’ailleurs les auteurs devraient saisir l’occasion, je crois, de se réapproprier certains droits que les éditeurs se sont octroyés abusivement, en France en tout cas).

C’est déjà le cas pour la musique. Ce qui est très intéressant, c’est que toutes ces questions qui se posent pour les écrits aujourd’hui se sont posées il y a trente ans, aux États-Unis, dans un tout autre domaine : le hip-hop. Les morceaux qu’utilisaient les producteurs-DJ pour faire de la musique avaient été écrits par d’autres, on samplait des disques de funk, on remixait, on faisait sa sauce avec le savoir passé (le hip-hop fonctionne ainsi, encore aujourd’hui, dans sa production). Dans un premier temps tout le monde a trouvé ça très bien (notamment dans la communauté noire, où l’on y a vu une manière de rendre hommage aux godfathers). Et puis le hip-hop a commencé à vendre des millions d’exemplaires… et c’est devenu une histoire d'argent. Il y a donc eu toute une série de procès, de décisions juridiques, et tout cela s’est codifié juridiquement : les notions d’œuvre, de citation, et autres ont été âprement discutées. Ce qui était affaire de communauté est devenu affaire d’argent, et on voit bien que c’est aussi ce qui se passe désormais avec le livre.

Il ne faut pas se leurrer : si l’on constate en France que sur ces questions chacun – auteur, éditeur, etc. – défend son bifteck, c’est uniquement pour des raisons économiques : l’idée de partage, de bien commun, personne ne s'en soucie, et c’est sans doute ça aussi qui a posé problème à un certain nombre de gens quand j’ai pris position sur Google Livres. Cette décision n’avait rien de financier, et cela, un petit éditeur peut se le permettre parce qu’il n’a rien à perdre, et tout à gagner, cette liberté de choix est toujours gênante pour certains… 


Nonfiction.fr : Que pensez-vous alors du rapport Olivennes, et de la phrase du patron de la Fnac "la gratuité c’est du vol" ? 

A.L. : C’est ridicule. En tant que PDG d’un groupe comme la Fnac, il sait sans doute mieux que personne que rien n’est gratuit. Il y a toujours quelqu’un qui paie derrière la gratuité, non ? Je suppose donc que "la gratuité c’est du vol" veut signifier que si l’on ne paie pas, c’est que l’on vole quelqu’un (un artiste, par exemple). Mais lorsque l’on copiait des cassettes audio, il y a 20 ans, personne ne venait tenir un discours disant qu’on volait quelqu’un. Quand j’écoute un morceau à la radio, c’est gratuit pour moi, mais la radio paye en amont.

L’accord avec les FAI   est complètement irréaliste. Moi qui télécharge abusivement avec les réseaux peer-to-peer (ce qui ne m’empêche pas de continuer à acheter des vinyles), eh bien j’irai me connecter au wi-fi gratuit de la Ville de Paris, je continuerai à télécharger mes mp3, donc la Mairie de Paris se verra obligée de fermer ses réseaux par son FAI ? Ce serait drôle (on devrait organiser une manifestation-protestation numérique consistant à télécharger illégalement de la musique sur les réseaux publics). Plus sérieusement, à l’heure des réseaux sans fils, cette mesure n’a aucun sens. De toute manière, le public aura toujours la peau des États et des corporations sur ces histoires, cela a toujours été le cas, et ça ne changera pas.

Je crois que cette histoire de la gratuité est mal posée. Jean-Noël Jeanneney écrivait dans Le Débat un article contre la gratuité, qui "ne prépare pas à apprécier les œuvres", au moment même où le New York Times rendait son site entièrement gratuit, archives comprises, parce que ses dirigeants se sont aperçus que le trafic ainsi généré, avec la publicité en ligne, leur rapportait plus. La gratuité, ce n’est pas du vol, et en plus ça rapporte ! 


Nonfiction.fr : On voit apparaître de plus en plus de supports pour les livres, comme le livre numérique, avec le Kindle d'Amazon est-ce que le livre papier va disparaître? 

A.L. : Je n’ai pas testé le Kindle, mais d’après ce que je sais, ce n’est pas encore au point techniquement, et puis après un lancement en fanfare, ça a visiblement fait "pschitt" aux États-Unis. Je crois que cette histoire de Kindle était surtout, pour Amazon, une manière de se positionner, de faire un coup de marketing, en attendant des technologies encore meilleures qui vont arriver. Le livre papier ne disparaîtra jamais, en dépit des visions oniriques qu’ont certaines personnes. Certains types de livres vont disparaître (de la même manière que bien des revues de sciences dures n’existent plus sur papier), d’autres non. On ne peut pas parler du livre comme si c’était une réalité homogène. Il n’y a pas "un" livre, il y a des livres qui ont des usages différents (dans ce débat, la problématique de l’usage singulier des livres n’est jamais posé, on rate ainsi un point important). La question n’est pas la même pour un roman, un livre d’art en couleur, un manuel scolaire, etc.

Le futur livre électronique, à mon avis, existera dans ce qui est aujourd’hui un Iphone ou un Itouch. Je ne crois pas du tout à un lecteur de livre numérique autonome. La seule matérialité numérique qu’aura le livre, se sera dans un Iphone, ou équivalent : c’est-à-dire dans un objet tactile qui sert aussi à toutes sortes de choses (téléphoner, se repérer sur une carte, noter sa liste de course, faire ses comptes, envoyer un mail, prendre des photos, etc.). L’Iphone, c’est la tablette mésopotamienne (ou le pinax grec, la tabula latine) dans sa version numérique, c’est-à-dire un objet permettant des inscriptions, et surtout c’est un objet transportable, adaptable, qui sert à tout. Anthropologiquement, le parallèle entre un Iphone et les anciennes tables est assez fascinant. Et de la même manière que le livre physique s’est constitué par rapport à ces supports tabulaires, le livre électronique n’aura d’existence que par rapport à cet objet multifonction qu’est par exemple l’Iphone. Ça me paraît assez évident… et Google l’a bien compris, puisqu’ils travaillent âprement à rendre opérationnel toutes leurs applications sur les portables du genre Iphone. Tout cela va très vite, les technologies vont encore évoluer, mais on y arrive… 


Nonfiction.fr : Kargo, votre maison d’éditions, met la clé sous la porte, mais vous êtes déjà relancé dans un autre projet ? 

A.L : Kargo va encore sortir quelques titres, et finira son voyage avec La Jetée de Chris Marker, dans sa version livre. Je m’occuperai ensuite de rééditer en poche certains titres de fond qui ont très bien fonctionné. Puis cela sera la fin. J’ai quelques projets, je lance une collection au sein des Presses du Réel, avec des livres plutôt orientés art et esthétique, au sens très large (art et anthropologie, les écrits de Morton Feldman, les génériques de film, etc.). J’espère aussi lancer une petite collection de courts livres d’anthropologie, dans une optique assez rentre-dedans, sur des objets contemporains. J’ai surtout ce projet de livre collectif, "Zones Sensibles", avec l’objectif de sortir un premier numéro à l’automne 2008, sur l’idée de "Minoritaire", 500 pages pour un prix modique de 10 euros. Un projet papier qui aura évidemment son prolongement numérique… 


Nonfiction.fr : Le mécénat est-il une solution pour que des petites maisons d’éditions ou des projets comme "Zones Sensibles" puissent voir le jour ?  

A.L. : Pourquoi pas ? Ce serait une bonne solution pour certains projets. Pour "Zones sensibles", c’est indispensable : le prix de 10 euros (nécessaire pour toucher le plus grand nombre) demande un mécène, que je commence à chercher. Mais on se heurte là à un problème franco-français : personne ne lâche rien, le capitalisme français n’est pas très friand du mécénat. Il y a pourtant eu des lois incitant au mécénat, mais les mentalités ne suivent pas. Ici en France on critique l’individualisme américain, les richesses vite constituées, mais là-bas, quand des gens réussissent, ils reversent ensuite à l’université qu’ils ont fréquentée, parfois ils montent des Fondations, font du mécénat. Ce n’est pas le cas de tous, mais il y a tout de même cette logique "tu profites, tu reverses". En France, nada… ou si peu (comme par exemple dans les sciences dures, où des sociétés de haute technologie par exemple peuvent financer des laboratoires de recherche dans des universités, des instituts). Des projets éditoriaux basés sur le mécénat ne pourront se faire que s’il y a une évolution en profondeur des mentalités françaises. On verra bien.


Propos recueillis par Laure Jouteau