Une belle synthèse sur la correspondance de Beaumarchais.

Ce livre est issu d’une thèse de doctorat dirigée par Geneviève Haroche-Bouzinac, bien connue pour ses travaux sur l’épistolaire. Il aborde une dimension moins connue de la figure de Beaumarchais, dont on a beaucoup étudié le théâtre, ou même l’œuvre de polémiste. Bénédicte Obitz, dans une première partie très descriptive et très informée, donne un état raisonné et ordonné de la correspondance de Beaumarchais, qui fut, rappelons-le, l’un des premiers éditeurs de la correspondance de Voltaire, dans sa fameuse édition de Kehl.

Il a fallu à Bénédicte Obitz, dans un travail préalable, “rassembler ces lettres dispersées dans plus de quatre-vingts lieux différents”, ce qui lui a permis d’“établir un ensemble de 1495 lettres […] qui couvrent une période allant de 1748 à 1799, adressées à plus de trois cent trente destinataires”. Elle fournit en annexe une courbe qui reproduit le rythme épistolaire de Beaumarchais, en nombre de lettres par année. “Les événements biographiques conjugués aux facteurs matériels expliquent les proportions du corpus actuel : la rareté des lettres jusqu’en 1772 – 1764 et 1765 exceptés – et les trois pics quantitatifs importants de 1764-1765, 1776-1779 et 1792.”

Le premier pic correspond au séjour de Beaumarchais en Espagne pour affaires : il entretient alors une correspondance très nourrie avec sa famille restée en France. L’année 1777 est marquée par toute une série d’événements importants, d’ordre public ou privé, qui expliquent le deuxième pic : activités avec l’Amérique (relations commerciales et diplomatiques), négociations avec la Comédie-Française sur les droits des auteurs dramatiques, début de sa relation adultère avec Mme de Godeville. L’année 1792 enfin est celle de l’affaire des fusils de Hollande génératrice d’une abondante correspondance entre Beaumarchais et les différents ministres concernés, et en partie publiée dans les mémoires qu’il lui a consacrés.

Un classement conforme aux catégories d’écriture du temps
On sait très peu de choses de l’apprentissage épistolaire de Beaumarchais. Sa formation a sans doute été “marquée par une grande souplesse, acquise par une pratique vivante loin du risque de désincarnation que porte un enseignement uniquement scolaire”. Bénédicte Obitz fait également le point sur l’acheminement du courrier, soit par le réseau postal d’État, soit par un réseau parallèle. Elle évoque également les difficultés de l’acheminement hors de France. Beaumarchais se définit lui-même comme un “vrai volcan d’activités”, d’où la très grande diversité formelle de sa correspondance.

On peut distinguer tout un ensemble de 220 “lettres familières”, qui se divisent à leur tour en trois sous-ensembles : les 139 lettres amoureuses (Pauline Le Breton, Mme de Godeville, Amélie Houret de la Marinaie), les 65 lettres familiales, les 15 lettres amicales, dont la rareté montre que Beaumarchais n’a pas entretenu de large correspondance amicale tout au long de sa vie. Bénédicte Obitz décrit la deuxième correspondance amoureuse, avec Mme de Godeville, éditée à part par Maurice Lever, comme une “fête sensuelle et textuelle, une caresse des mots autant que de la peau” qui constitue “un des plus beaux ensembles de l’œuvre épistolaire de Beaumarchais”. Elle met au jour dans cette correspondance amoureuse un intertexte littéraire très important : “pastiche du genre Renaissance pour Pauline, mise en scène du roman libertin pour Mme de Godeville, registre larmoyant et figures de la sensibilité pour Amélie Houret”.

Ces lettres sont sans doute “un moment de jeu ou de liberté pour cet homme si occupé d’affaires sérieuses”. Car sa correspondance comprend une majorité (85 %) de lettres d’affaires et de “lettres de sociabilité élargie” (remerciement, recommandation, escorte, consolation). C’est également dans cette catégorie que peuvent se ranger les “lettres polémiques” et les “lettres ostensibles” qui font intervenir la notion d’opinion publique. Beaumarchais a écrit aussi beaucoup de “lettres d’affaires”, qui constituent les deux tiers de l’ensemble, parmi lesquelles se trouvent celles qui ont trait à la littérature. La lettre est bien pour Beaumarchais “un instrument de gestion des relations sociales et professionnelles”.

Instrument de réaction et d’adaptation aux autres et au monde
Dans la deuxième partie de son livre, Bénédicte Obitz fait appel aux notions de “légitimité de parole”, de “place”, ou d’ethos, telles que les analysent Dominique Maingueneau, François Flahaut ou Ruth Amossy, pour montrer que l’efficacité d’action de la lettre est reliée à l’image de soi de l’épistolier et de son destinataire. Beaumarchais met en œuvre des stratégies identitaires, sociales et épistolaires, soit d’affrontement, soit de conciliation, soit d’esquive quand il élude les questions difficiles. Il n’y a pas place dans cette typologie pour la soumission, dont on ne trouve que deux expressions dans le corpus : une lettre à son père, écrite à treize ans pour demander à revenir dans la maison familiale, et une lettre de 1773 pour obtenir sa sortie de la prison de For-l’Évêque.

Le premier combat pour conquérir sa place se joue autour de la reconnaissance du droit d’auteur (44 lettres entre 1777et 1797). C’est un combat du même ordre qu’il livre très jeune à l’horloger Lepaute, entre 1753 et 1755, qui a voulu s’attribuer l’invention par le jeune Pierre-Augustin Caron d’un nouveau système d’effacement horloger. Disqualifiant le destinataire, confisquant les places, Beaumarchais triomphe par la plume, ce qui aurait fait dire à M. de Vaudreuil : “Cet homme est comme une pierre à fusil, plus on le frappe, plus il en sort d’étincelles.”

Une judicieuse étude des lettres insérées dans les mémoires judiciaires (Goëzmann, Kornman, affaire des fusils de Hollande), montre les stratégies de Beaumarchais épistolier et plaideur. Le dernier de ces mémoires débouche sur une interrogation autobiographique et testamentaire plus profonde, sur laquelle Bénédicte Obitz s’accorde avec Béatrice Didier, qui lui a consacré un article intitulé “L’écriture autobiographique au bout des fusils”. Moins évidemment reconnaissable comme “conciliateur éternel”, Beaumarchais adopte pourtant souvent une stratégie de négociation, où il s’agit pour lui de se monter le disciple d’un modèle, comme le ministre Vergennes, soit de se donner lui-même en modèle, en particulier dans ses lettres d’affaires. L’épistolier réussit également à éluder le réel par le jeu et la fiction.

Entre dispersion et unité, une vision du monde et de soi
La réflexion s’organise alors en trois étapes : d’abord, une lecture transversale de la correspondance qui met en évidence une écriture du mélange ; ensuite, une réflexion sur trois notions centrales, fondatrices de l’identité, et particulièrement complexes chez Beaumarchais : la filiation, le nom et le corps ; enfin, l’interrogation spécifique du moi autobiographique dans les contraintes de l’autoportrait et du récit rétrospectif.

Une analyse passionnante est réservée à la lettre “attirée par d’autres genres” : théâtre, mémoires et roman. La réflexion menée sur l’onomastique est particulièrement convaincante : “La question de l’onomastique est très présente dans la correspondance, particulièrement sensible et observable au moment de la signature, mais le nom de soi, d’autrui, peut aussi faire l’objet de réflexions dans le corps de la lettre. Le nom dans la correspondance de Beaumarchais est revendiqué, caché, questionné. Il est mobile, extensible, polymorphe. En cela, il conduit à plusieurs reprises à des rapprochements avec la pratique de quelques-uns de ses contemporains : Voltaire, Rétif de la Bretonne, Rousseau.” Chez Beaumarchais, le nom ne subit pas la transformation radicale, qu’on trouve chez Voltaire ou Stendhal dont le pseudonyme fait absolument disparaître l’ascendance paternelle. “L’éclipse de la filiation n’est jamais que partielle ; le nom réalise plutôt, dans une alliance réussie, la mémoire des origines et l’ambition sociale.” Les pages consacrées aux “comparaisons et métaphores identitaires” sont particulièrement intéressantes.

Bénédicte Obitz résume très bien ses avancées dans des passages conclusifs très clairs : “Face à l’éparpillement filial et familial, se dresse la figure du chef de famille bienveillant au sens propre comme au figuré. Malgré le risque de multiplication et de dissolution pseudonymique, s’impose le seul nom nourri des origines et forgé par l’ambition. À l’éclatement du corps répond la force du caractère. Pourtant, chacun développant un imaginaire traumatique contribue à découvrir les failles d’un épistolier qui peine à trouver sa place et qui cherche sa légitimité.” Elle montre que Beaumarchais est trop exigeant et trop lucide pour croire à l’autobiographie : “S’il interroge son moi, ce ne peut être que par des voies détournées, en rusant, en jouant des ressemblances et des contradictions.”

Outre une très copieuse bibliographie, les annexes fournissent un inventaire très utile des lettres de Beaumarchais, une table alphabétique des destinataires, un classement des lettres, la reproduction de quelques lettres difficiles d’accès, comme celle à Mme de Staël du 24 septembre 1797, où Beaumarchais dresse le bilan de sa vie et reprend les motifs les plus personnels qui caractérisent sa correspondance. Un index des noms propres et des titres d’œuvres permet de retrouver rapidement des analyses dispersées dans le volume selon les besoins de la démonstration. Cette monographie ouvre la perspective sur toute la vie intellectuelle du XVIIIe siècle, dans un constant dialogue entre Beaumarchais et son époque, pour le plus grand plaisir du lecteur.