L’adoption par le Sénat, le 8 décembre, de la proposition de loi constitutionnelle concernant le droit de vote et l’éligibilité des étrangers non communautaires aux élections municipales répond, si l’on suit les arguments avancés par la gauche lors du débat, à un impératif moral autant qu’à une nécessité "progressiste" et un alignement sur "ce qui se fait déjà à l’étranger". De plus, la promesse en ayant été faite dans les "110 propositions" du candidat Mitterrand en 1981 et jamais tenue depuis, elle doit l’être maintenant.

Si on laisse de côté l’argument étrange des "110 propositions" – quid en effet des autres propositions jamais mises en œuvre ? Va-t-on aussi vouloir les honorer à tout prix ? Ce texte est-il devenu une sorte de "table de la loi" de la gauche française pour des siècles ? –, on conviendra en revanche du côté humaniste de l’argument suivant lequel des étrangers vivant depuis longtemps en France et parfaitement intégrés devraient pouvoir participer aux décisions qui les concernent au même titre qu’un citoyen français.

Mais alors une question se pose immédiatement : pourquoi limiter le droit de vote aux élections municipales ? L’intégration à la vie du pays dans lequel on s’est installé durablement est difficilement divisible en tranches. Pourquoi privilégier le niveau municipal par rapport à celui du département ou de la région ? Cesse-t-on, par exemple, d’être concerné comme parent d’élève lorsque son enfant passe du primaire au secondaire ? Elire le député (participer à une élection nationale donc) de sa circonscription aurait-il moins de conséquences sur la vie quotidienne que d’élire le maire de sa commune – surtout si celle-ci est de petite taille ? On voit, au passage, que l’argument parfois évoqué de l’impôt comme signe de la nécessité électorale est tout à fait spécieux dans un tel débat : un citoyen paie-t-il davantage d’impôts au niveau local (municipal…) qu’au niveau national ? Et en quoi la représentation serait-elle liée au fait de payer des impôts puisque bien des citoyens français sont exonérés d’une partie d’entre eux ?  

Bref, on sent bien qu’il faut chercher ailleurs la justification de l’empressement à gauche d’inscrire à l’ordre du jour du Sénat le vote d’une telle mesure. Il s’agit avant tout d’un geste symbolique. Un symbole que l’on considérera ici comme bien mal choisi et, circonstance aggravante, brandi au pire moment, alors qu’une campagne présidentielle difficile s’annonce. Et ce, pour plusieurs raisons.

Première raison, de fond : une telle mesure est contraire au droit politique républicain ; elle nie la signification même de ce qu’est la République "à la française". Le lien entre citoyenneté et nationalité est en effet la pierre angulaire de l’affirmation du peuple français comme communauté de citoyens (et non plus de sujets !) libres et égaux. La nation française étant née comme projet politique et non culturel ou identitaire : on est Français parce qu’on est citoyen comme on est citoyen parce qu’on est Français. Il ne peut donc y avoir de demi-mesure, de semi-citoyenneté – à raison d’une limitation territoriale par exemple –, de degré dans celle-ci.

La création d’une citoyenneté à deux vitesses sur le territoire national risquant d’entraîner, à terme, un ensemble de conséquences difficiles à conjurer. Ainsi l’ouverture de revendications de tous ordres en termes de "distinction territoriale", surtout si une telle conception différentialiste de la citoyenneté venait à s’articuler à de nouvelles "avancées" de la décentralisation ou de la régionalisation. Pourquoi, par exemple, des corps de citoyens différenciés ne voteraient pas dans des collèges électoraux différents (comme aux élections professionnelles) ou sur des matières différentes au regard des compétences spécifiques des différentes collectivités ? Et on laisse ici volontairement de côté les autres conséquences attendues et mieux connues d’une telle mesure comme la participation de citoyens étrangers, élus municipaux, à l’élection des sénateurs français.

La solution "à la française" au maintien du lien intangible entre nationalité et citoyenneté est connue : l’étranger qui veut devenir citoyen le peut en devenant Français. Le problème aujourd’hui est politique et non constitutionnel. Le gouvernement actuel qui s’est habilement drapé dans ce principe à l’occasion du débat qui vient d’avoir lieu n’en respecte pas les fondements. Non seulement il refuse le droit de vote local aux étrangers mais, dans le même temps, il durcit les conditions d’accès à la nationalité – notamment à partir de critères économiques et sociaux désormais, en plus des autres, puisqu’il faut prouver un certain niveau de revenus et de vie pour prétendre devenir Français ! La majorité actuelle et le président de la République qui s’étaient un temps prononcés pour le droit de vote local, jouent avec donc le feu en défaisant le droit républicain. Ce faisant, ils mettent à mal la bonne foi et l’attachement au principe républicain de ceux qui ne veulent pas abdiquer de la spécificité française des conditions de l’émancipation par le projet civique.

Si la droite se dit hostile à cette mesure aujourd’hui, c’est pour d’évidentes raisons tactiques : elle laisse la gauche en prendre la responsabilité devant l’opinion ; elle instrumentalise grossièrement ce débat afin de séduire l’électorat qui leur échappe vers le Front national. Mais nul n’est obligé de tomber dans un tel piège ! D’ailleurs, demain, une fois la mesure adoptée par une majorité de gauche, si la droite revient à son tour au pouvoir, imagine-t-on un seul instant qu’elle reviendra sur cette mesure ? Non bien sûr, elle s’appuiera au contraire dessus pour durcir encore plus, comme elle l’a toujours fait, les conditions d’accès à la nationalité. Elle disposera alors d’un argument en or : quel besoin y a-t-il de faciliter l’accès à la nationalité dès lors que les étrangers peuvent se contenter d’être des semi-citoyens ? Le "droit du sang" pourrait bien alors revenir dans le jeu plus aisément encore derrière un tel raisonnement. Les autres pays européens, ces exemples mis en avant par la gauche aujourd’hui, qui ont le plus volontiers et facilement adopté le droit de vote des étrangers aux élections locales sont aussi ceux qui ont un "code" de la nationalité fondé sur ce "droit du sang" si contraire à la tradition française de nation civique fondée avant tout sur le "droit du sol".

Deuxième raison, l’idée présentée ici de bonne foi comme l’extension d’un droit renvoie à une logique de l’hyper-individualisme que la gauche combat pourtant par ailleurs. Il ne faut pas oublier que l'individualisation du droit à l’œuvre ici, si elle est nécessaire bien sûr à l'émancipation du sujet, est aussi celle du marché, et donc, structurellement, de l'inégalité naturelle transposée dans la société - sans besoin d’une régulation collective contraignante si l’on suit la théorie libérale. Ainsi, sous prétexte de favoriser le droit, la liberté de chacun et la pluralité du choix de sa relation à la citoyenneté, on fait de celle-ci le lieu d'un rapport de consommation et d’intérêt, et non plus seulement de participation et de responsabilité. L’attachement au droit politique républicain "à la française" et à sa conséquence en matière de citoyenneté est aussi lié à un souci de ne pas céder totalement à la marchandisation du rapport de l'individu à son environnement et, hélas, à ses droits. C’est toute la différence entre la liberté républicaine et la liberté libérale qui devrait rester une boussole philosophique pour la gauche.

Troisième raison de considérer l’adoption de cette mesure comme une mauvaise idée : la gauche espère visiblement que le droit de vote des étrangers lui permettra de gagner des voix localement. On ne peut qu’être réservé sur un tel raisonnement électoral. D’abord parce que rien n’indique ni dans les fameux "exemples étrangers" ni dans le comportement électoral des populations issues de l’immigration récentes mais devenues françaises que la participation des étrangers aux élections serait élevée. C’est même plutôt l’inverse qui risque de se produire. Ensuite parce que ceux de ces nouveaux électeurs qui se déplaceront ne voteront pas nécessairement à gauche. Les études dont on dispose depuis longtemps, aux Etats-Unis notamment, sur le comportement électoral des immigrants récents conduit généralement à l’observation d’une prime accordée aux partis et aux élus qui mettent en avant l’assimilation, le goût de l’effort et de la réussite individuelle, l’esprit d’entreprise, l’importance du mérite et de la compétition… Toutes choses qui ne figurent pas aujourd’hui de manière explicite, pour dire le moins, dans les programmes de la gauche. Enfin, l’argument, utilisé ad nauseam par la droite et le Front national, dans ce débat, du risque d’un vote communautariste mobilisable par des groupes islamistes, s’il n’est sans doute pas le danger redoutable qu’ils décrivent peut en revanche toujours exister. Sans même parler d’islamisme, si jamais des élus municipaux étrangers venaient à représenter telle ou telle "communauté" constituée à raison de son origine ethno-raciale ou religieuse, le droit de vote des étrangers aurait simplement manqué son objectif proclamé d’une meilleure intégration des étrangers.

Quatrième raison d’être réticent à une telle mesure : son instrumentalisation précisément par la droite et le FN dans le cadre de la présidentielle cette fois. En effet, au moment où le défi prioritaire pour la gauche est celui de la reconquête d’une partie au moins des catégories populaires pour non seulement espérer gagner mais encore gouverner dans de bonnes conditions un pays soumis à des bouleversements historiques, envoyer le signal que l’une des mesures symboliques essentielles de la différenciation gauche-droite est le droit de vote des étrangers aux élections locales n’est pas d’une grande habileté. La question légitime qui vient immédiatement à l’esprit étant toute simple : la gauche n’a-t-elle rien d’autre à proposer en ce moment aux Français qu’une telle mesure ? Outre les enjeux économiques et sociaux, l’inquiétude qui se diffuse sur le "vivre-ensemble", sur ce que signifie aujourd’hui "être français", sur l’unité nationale au-delà des clivages pour faire front face aux difficultés qui s’accumulent, etc. Tout signale l’inanité de la mise en exergue d’une différenciation entre citoyens.

Des décennies (des siècles !) de lutte pour faire vivre le lien entre nationalité et citoyenneté (suffrage universel, vote des femmes…) peuvent difficilement être jetées ainsi dans les poubelles de l’Histoire au prétexte d’une lutte politique symbolique hic et nunc. Dans cette affaire, on n’est pas nécessairement de droite parce qu’on tient spécialement à ce lien, et on n’est pas davantage de gauche parce qu’on voudrait le briser… L’histoire de la République, les combats menés en son nom et pour la réalisation pleine et entière de sa promesse d’émancipation ne sont pas ceux d’un camp ou de l’autre. Pourtant la gauche y a pris plus que sa part, et au nom de celle-ci, s’il ne fallait qu’un argument, final, contre la mesure discutée ici, ce serait de ne pas laisser l’héritage républicain tomber dans des mains aussi mal intentionnées que celles qui s’en déjà trop facilement saisi ces dernières années.

La citoyenneté française est comme la République, dont elle est une incarnation pratique et immédiate dans la vie de chacun, une et indivisible. N’en déplaise à ses détracteurs comme à ses manipulateurs. Ce serait donc l’honneur de la gauche française de la défendre plutôt que de l’affaiblir