Jacky Bontems, numéro 2 de la CFDT chargé de l’organisation de la confédération pendant dix-neuf ans, jusqu’en 2009, vient de s’engager pour le candidat François Hollande et constituer une plateforme de conseil sur l’entreprise et le social pour les propositions du candidat socialiste. Il évoque ici la place du dialogue social, ses récentes évolutions, ainsi que le positionnement assez inédit pour un candidat socialiste en la matière.

 

Nonfiction.fr- La campagne présidentielle n’a pas véritablement débuté sur les thèmes du social et de l’entreprise. Comme toujours, et alors que l’emploi est la préoccupation numéro un des français, la classe politique a du mal à aborder ces thématiques. On entend beaucoup de critiques sur la politique économique de Nicolas Sarkozy. Sur le plan social, ne peut-on pas, puisque nous arrivons au terme de son mandat, retenir des bons points et de réelles avancées? Ne serait-ce que de réelles innovations sur le plan du dialogue social, avec les lois de 2008 et de 2010 ?

Jacky Bontems- Nicolas Sarkozy a tenté dans un premier temps d'appliquer la loi Larcher de 2007 qui, sur certains thèmes liés au travail, favorise la négociation entre les partenaires sociaux en préalable à la loi, après l'expérience désastreuse du CPE. Elle n'est pas à mettre à l'actif de Nicolas Sarkozy, contrairement aux deux autres lois (20 août 2008 et 5 juillet 2010) qui modifient les règles du jeu social : fonder la représentativité syndicale sur l'audience aux élections professionnelles, et un premier pas vers les accords majoritaires.

Mais très vite, il dérape. Ses annonces médiatiques à répétition perturbent le processus de négociations, l'instrument de l'agenda social devient une opération de pure communication. S'il respecte à la lettre la loi, il n'en respecte pas l'esprit. La consultation des partenaires sociaux devient un alibi avant que les masques ne tombent dans un second temps. Finie l'hypocrisie.

Ainsi, le président impose une réforme inique des retraites sans prendre de gants. Il annonce par voie de presse une prime de 1500 euros et ose demander ensuite aux partenaires sociaux de la négocier ; au détour d'une loi actant la réforme du calcul de la représentativité, le gouvernement détricote une nouvelle fois les 35 heures. Alors que tout le monde critique le dispositif avantageux des heures supplémentaires en pleine crise économique, il le maintient envers et contre tout : cette mesure, contreproductive en terme d’emploi, restera le symbole de sa mandature.

Autre exemple caricatural, l’emploi des jeunes. Inquiet sans doute à l’approche de la prochaine présidentielle, notre président prend soudain conscience des difficultés rencontrées par les jeunes. Tambour battant, il annonce publiquement ses intentions et un calendrier ; ensuite, il demande aux partenaires sociaux de négocier sous la contrainte pendant que les députés discutent d’une loi.

La loi Larcher et le temps des partenaires sociaux ne font pas bon ménage avec sa gestion, faite de coups médiatiques au gré de l’actualité. Aucune pensée rigoureuse, aucune planification, une gestion opportuniste, par à-coups avec un simple habillage au nom du respect de la loi. Les partenaires sociaux sont instrumentalisés. Par exemple, l’emploi des jeunes est un problème grave, et il mérite mieux. Ce qui manque, c’est un diagnostic, des propositions innovantes, une négociation, un programme pluriannuel, etc… Ce sera au centre de la prochaine mandature.

Sur le plan de la crise économique, Nicolas Sarkozy avait pourtant bien débuté : consultation des partenaires sociaux, création du FISO. Bien vite, le naturel est revenu au galop : tergiversations sur la mise en place du fonds, les moyens financiers furent insuffisants et disproportionnés au regard de l’aide apportée aux banques. Et le summum est atteint cet été, avec l’annonce et les mesures du plan de rigueur. Désormais, les règles sociales seront bafouées (refus d’un sommet social), avec de l’iniquité dans les mesures, ce seront toujours les mêmes qui seront les plus pénalisés.

Plus la fin du mandat arrive, plus la loi Larcher semble oubliée et le syndicalisme ignoré. Le dialogue social est instrumentalisé dans le cadre des politiques fixées par le président et sa majorité.

Nonfiction.fr- Cette place du syndicalisme est toujours disputée, contestée et pourtant les conséquences de son action concernent en premier lieu les Français et les salariés. Ce paradoxe est souvent cité, pour autant, les réponses ne sont pas légion. Alors, comment voyez-vous l’évolution des relations sociales et comment un président de gauche pourra-t-il répondre à cette attente ?

Jacky Bontems- Cette gestion chaotique et désordonnée des relations sociales manque terriblement de lisibilité et de cohérence. Elle accroit la défiance vis-à-vis du politique. Construire un autre modèle social reste un défi. C’est une question de volonté parce que nous avons "les tuyaux" nécessaires, même s’il faut les améliorer : loi Larcher, instances de concertation et de négociation, paritarisme, CESE, etc…

Un président de gauche devra redéfinir les relations qu’il entretient avec les partenaires sociaux et notamment avec les organisations syndicales. Il faut imprimer une nouvelle culture et de nouvelles pratiques. Il faut casser la culture ancestrale, fruit d’une longue histoire marquée par la méfiance réciproque et par la survalorisation du politique au nom de quelques principes- primauté de la souveraineté du peuple incarnée par l’élection au suffrage universel, héritage du jacobinisme, influence du marxisme et de ses chapelles, donnant la priorité au parti politique, comme vecteur exclusif de l’incarnation, en dernière instance, des intérêts bien compris des travailleurs.

Ce modèle est vivace et règle les attitudes, le syndicalisme défend des intérêts particuliers, voire corporatifs, il est assimilé à une courroie de transmission en faveur des partis "éclairés" par le souci de l’intérêt général. La gauche, en général, est dans ce modèle avec bien sûr des caractéristiques spécifiques parfois non dénués de bonnes intentions, puisque les syndicats sont réputés proches d’elle.

Cette vision conduit à une infantilisation du syndicalisme doublée d’une instrumentation à double dimension : d’une part, l’utilisation de sa force d’appoint dans l’opposition pour reconquérir le pouvoir ; d’autre part, la recherche de son soutien inébranlable dans la gestion gouvernementale au nom d’une solidarité ancrée dans des valeurs communes. Dans tous les cas de figure, le syndicalisme est un acteur mineur qui doit faire confiance a priori au parti "frère et guide". L’exemple des 35 heures sous l’ère Jospin est à cet égard significatif.

Tout cela doit changer.

L’ordre du jour du prochain président, c’est d’écrire un nouveau chapitre des relations entre la gauche au pouvoir et le syndicalisme, dans le respect du rôle de chacun, dans le respect de l’indépendance syndicale.

Je suis persuadé que la démocratie s’enrichira de nouvelles relations entre le syndicalisme et la politique, sans oublier une efficacité plus forte, tout en respectant que nos missions et nos légitimités sont différentes. Nous pouvons défendre parfois des intérêts contradictoires, il peut y avoir des conflits, et il y en aura forcément. Mais à partir du moment où ils surgiront dans le cadre d’un vrai dialogue ils seront de part et d’autre assumés et trouveront plus facilement des solutions. N’oublions pas, non plus, que par une dialectique vicieuse, la carence d’un vrai dialogue social favorise, côté patronal, les plus libéraux, qui rêvent d’individualisation des relations sociales et de la suppression de pans entiers du code du travail avec les effets dévastateurs que l’on imagine pour les salariés.

La revalorisation du syndicalisme passe d’abord par la reconnaissance et l’extension de la place de la négociation collective et de son corollaire indispensable, le renforcement de la légitimité des acteurs sociaux dans la définition des normes sociales. Les réformes voulues et négociées par les partenaires sociaux sont celles qui sont les plus durables et les plus efficaces socialement.

Il faut donc en finir avec une démocratie hémiplégique, et faire en sorte que la démocratie politique et la démocratie sociale ne s’opposent pas mais se complètent. Quant à ceux qui s’inquiètent de la faiblesse des organisations syndicales, je leur réponds que c’est dans les pays où la négociation collective est la plus développée que les syndicats sont les plus forts. A quoi bon adhérer à un syndicat si sa capacité de négociation est fortement amputée ? La crédibilité du syndicalisme est liée étroitement à sa capacité de produire des résultats visibles pour les salariés. Ce dernier caractère est vital d’autant que l’inflation législative actuelle qui touche le social rend les règles du jeu parfois incompréhensibles.

François Hollande nous propose un nouveau modèle notamment par l’inscription du principe de la démocratie sociale dans la constitution. Il propose ainsi d’aller plus loin que l’alinéa 8 du Préambule de la constitution de 1946 qui stipule : "tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises". Si ce texte fonde un certain droit à la négociation collective, il ne reconnaît pas un domaine réservé à cette même négociation collective.

La constitution doit reconnaître l’existence et le rôle des partenaires sociaux et leur légitimité à négocier en toute autonomie. Il s’agit d’inscrire un principe de la même façon qu’ont été inscrits le principe de précaution ou le principe de la libre entreprise. Au-delà de cette reconnaissance, très emblématique en soi et facteur de changements, le débat doit se poursuivre sur les modalités concrètes de son application. Je m’explique. Faut-il sécuriser les réformes voulues par les négociateurs, c’est-à-dire leur donner une véritable autonomie normative ? Nous touchons là un point extrêmement délicat, l’articulation avec la représentation nationale, avec le Parlement.

François Hollande reprend l’engagement du projet socialiste pour 2012 sur le respect des accords majoritaires, en allant un peu plus loin : son inscription dans la Constitution liée juridiquement avec le Parlement et le gouvernement serait liée par le contenu des accords conclus majoritairement selon les mécanismes légaux de représentativité.
C’est une question sensible du côté des parlementaires, mais il ne s’agit pas d’entrer dans un conflit de légitimité. Des modalités peuvent être trouvées pour articuler de façon complémentaire les deux légitimités : association formelle du Parlement en amont des négociations, procédure de validation par ordonnances, etc.

Le temps du social est un temps long, ce n’est pas celui du politique borné par les échéances électorales successives. Se comprend, en fait, plusieurs étapes : diagnostic, propositions avec évaluation de leurs effets à moyen et long terme, coût des mesures, négociations officieuses et ensuite officielles, recherche de compromis, modalités d’application. Et encore faudrait-il intégrer une nouvelle étape avant toute ouverture de nouvelles négociations, celle de l’évaluation des effets dans les entreprises.

Cette évolution n’ira pas sans changements culturels parce qu’une telle démarche nécessite une nouvelle culture, une nouvelle approche des rapports sociaux, c’est-à-dire une culture de la réforme et du compromis loin d’être dominante aujourd’hui à gauche : l’entreprise y est perçue exclusivement comme un espace d’exploitation, l’employeur est toujours suspecté de noirs desseins, les organisations patronales pratiquent systématiquement l’obstruction, etc.… le recours à l’Etat est un réflexe permanant.

La négociation elle-même a changé de nature depuis trois décennies avec la permanence de la crise, la réforme, ce n’est pas uniquement l’empilement des droits mais de plus en plus "un donnant-donnant". La proposition, limitée, de François Hollande ouvre ainsi à travers toutes ces questions "la boîte de Pandore" de la démocratie sociale. Tant mieux pour notre démocratie.

Nonfiction.fr- Prôner des syndicats forts et ayant du pouvoir signifie qu’on ne peut pas éluder la question de leur légitimité. On rabâche souvent le fait que les syndicats ne représentent que 7% des salariés du privé et pourtant le taux de couverture de leurs accords est très important en France, voire le plus important du monde. Sous cet angle, l’influence des syndicats dans notre pays est considérable. Dès lors, cette question de la légitimité est cruciale. Quels sont les éléments qui ont avancé dans ce sens et ceux qui doivent avancer ?

Jacky Bontems- J’ai déjà répondu partiellement à cette question. Je le répète, je crois à un cercle vertueux, plus la négociation collective sera forte, plus les organisations syndicales seront crédibles et plus elles pourront attirer de nouveaux adhérents.
Les salariés, et c’est normal, ont la culture du résultat. Les évolutions en cours contribuent et contribueront à relégitimer le syndicalisme, c’est le cas de la loi du 20 août 2008 qui met fin à des dysfonctionnements manifestes, en ouvrant une nouvelle période par un nouveau calcul de la représentativité des organisations syndicales. On ne peut pas encore, aujourd’hui, en mesurer toutes les conséquences sur les différents plans : avenir des confédérations actuelles, nature des accords d’entreprise à venir, modification des pratiques syndicales dans l’entreprise, stratégie des employeurs. C’est ça qui est important, au-delà de l’avenir de telle ou telle organisation, sans minorer évidemment cette question. Les dispositions antérieures brouillaient les règles du jeu : reconnaissance de facto des organisations quel que soit le nombre de ses adhérents et de ses électeurs, validation des accords négociés à partir d’une seule signature et applicables à tous les salariés.
Issues d’une époque singulière, ces dispositions avaient des effets pervers importants : pratiques syndicales repliées sur les élus, manipulation de l’employeur, primauté de la culture du refus au détriment de la culture de l’engagement (l’accord signé par une organisation, même la plus petite, s’applique automatiquement).

Désormais, l’accord, pour être valable est soumis au compromis du plus grand nombre, cela change tout. L’année 2013, évaluation de la représentativité des organisations syndicales sera donc décisive pour l’avenir du syndicalisme et des relations sociales.

D’ores et déjà, la loi fait sentir ses effets, toutes les confédérations donnent la priorité aux élections professionnelles : orientations revendicatives, moyens militants et financiers, efforts de proximité avec les salariés. Le syndicalisme change, c’est une bonne chose, dans ses relations avec les salariés. Son avenir est conditionné à ces changements davantage qu‘à d’autres considérations. Développer un autre type de syndicalisme, par exemple, celui dit "de service" est une impasse ; ce n’est pas dans notre tradition contrairement au syndicalisme nordique, ce n’est pas opérationnel compte tenu de la concurrence féroce dans ce champs, occupé par le secteur mutualiste et privé.

L’autre fausse bonne idée, réserver les résultats de l’action syndicale aux seuls adhérents, est également une impasse, contraire à notre tradition et à notre culture, qui nécessite une modification constitutionnelle inatteignable, et comporte des difficultés excessives d’application dans les entreprises et dans les branches.
Il n’y a donc pas de solutions miracles mais des leviers susceptibles de modifier progressivement la donne : lois de ces dernières années, complétées par les suggestions du candidat François Hollande et par les propositions du conseil entreprise et social coprésidé par Marc Deluzet et moi-même : évolution des institutions représentatives du personnel, réforme de la gouvernance des entreprises, ouverture de nouveaux espaces d’expression des salariés, etc…

Mais au-delà des évolutions structurelles possibles et souhaitables, la volonté et les actes du futur président seront déterminantes pour impulser un cours nouveau. Et sans faire ici le catalogue des changements souhaitables dans les trois domaines clefs- extension de la négociation collective, nouvelle gouvernance de l’entreprise et rôle accru de la démocratie sociale- je voudrais, pour terminer mettre l’accent sur deux points.

Premièrement, la place du syndicalisme dans les PME. Il s’agit de rouvrir le chantier après la loi restrictive votée par le Parlement sous la pression de la CGPME hostile à toute avancée. Un compromis est encore possible en innovant puisqu’il ne peut être question de plaquer les droits actuels dans les petites entreprises. Orientons-nous vers la mise en place d’un dispositif original, commissions paritaires de branche au niveau des territoires composées de délégués inter -entreprises élus par les salariés du secteur concerné, délégués disposant de moyens et de prérogatives.

Ensuite, il s’agit de l’extension du périmètre d’intervention du syndicalisme dans l’entreprise (choix financiers et stratégiques de l’entreprise) et au-delà de tenir compte des réalités économiques et sociales (sous-traitance, sites industriels ou commerciaux).

En conclusion, préparer un autre avenir suppose des progrès en matière de démocratie sociale, c’est-à-dire de faire confiance au syndicalisme maintes fois décrié et toujours reconnu par son nombre d’adhérents, par ses électeurs et par son rôle constant dans l’acquisition de nouveaux droits et de nouvelles garanties

 

* Propos recueillis par David Chopin. Cet article est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, veuillez cliquer sur le footer ci-dessous.