Les tribulations de Bernard-Henri Lévy en Libye par... lui-même. 

Personne ne peut ignorer la sympathie de Bernard-Henri Lévy pour les révolutionnaires militarisés libyens. Le philosophe s'est fait depuis le début de l'année 2011 le chantre de leur cause à longueurs de colonnes et d'interviews. Aujourd'hui la couverture médiatique de son journal du 23 février au 15 septembre 2011 est si abondante qu'on ne sait s'il reste une revue de l'hexagone qui n'en aurait pas publié soit les bonnes feuilles, soit au moins un commentaire complaisant. Alors faut-il encore chroniquer l'ouvrage ? Oui, a répondu avec ironie l'humoriste Stéphane Guillon dans une tribune de Libération puisque notamment ni Autoplus, Maison et Jardin ou encore 30 Millions d'amis n'ont encensé le récit de l'héritier de Malraux, D'Annunzio, Saint-Exupéry, Hemingway et de quelques autres "écrivains-soldats". Ajoutons donc notre grain de sel à la glose que suscite le manuscrit et avant que d'autres annotateurs ne viennent s'ébahir sur le DVD (Libya Hora !) annoncé de l'épopée libyenne de BHL.

Commenter les 629 pages de cette histoire immédiate n'est toutefois guère aisé si on ne veut pas s'arrêter à la forme du livre, son expression lyrique, la mise en scène grandiloquente de son auteur et son manque de maîtrise politologique du dossier libyen lui-même.

Au fil de leur lecture des événements, les experts de l'Afrique du nord se demanderont comment une personnalité aussi peu familière de la Libye ("je ne sais rien de ce pays", p.31) a pu conquérir, en quelques semaines, un rôle politique et guerrier si éminent. Démiurge diplomate et combattant par le verbe, Bernard-Henri Lévy a en effet un compagnonnage particulièrement récent avec les adversaires du "dingtateur" colonel Kadhafi. Une fréquentation de si fraîche date que l'auteur peine à savoir qui est qui dans l'appareil politico-militaire de la rébellion, comme il le reconnaît sans détour à plusieurs reprises. L'ambition de vivre et faire l'Histoire ne saurait s'arrêter à de tels détails, même s'il s'agit d'amener dans le bureau du président de la République française des leaders quasi inconnus de leur intercesseur. Reste à savoir, si dans les coulisses de l'Élysée les hommes venus se faire adouber par la France étaient aussi méconnus des plus hautes autorités de l'État.

Espérons qu'un jour prochain, le conseiller diplomatique de N. Sarkozy ou le chef de l'État lui-même nous livreront, eux aussi, leurs Mémoires. Seul un contre-point de cette nature permettra d'évaluer le rôle réel de BHL et son "prurit d'action" tout au long de la crise. En attendant l'intellectuel qui a décidé proprio motu d'être le porte-parole du Conseil National de Transition (CNT), voire ponctuellement son scribe, n'affirme pas explicitement que l'intervention n'aurait pas eu lieu sans lui, mieux, il en diffuse l'impression.

Alors que le conflit a fait en quelques mois plusieurs dizaines de milliers de victimes, Bernard-Henri Lévy entretient un lien très distant avec les combats. Il compare même ses habitudes vestimentaires à l'uniforme griffé Poiret que J. Cocteau endossa en 1914 pour aller dans les tranchées (p. 55). Si BHL proclame ne pas aimer la guerre (écrite avec un G majuscule), "il en goûte cependant l'idée, le parfum, les paysages, la force romanesque qui participe au plus haut point à formater la légende de son personnage"   . Il aime les militaires français à commencer par les aviateurs mais s'interroge sur leurs ministres d'hier et aujourd'hui qui s'opposent à leurs actions "libératrices". Pour autant, son récit polémologique ne s'embarrasse pas d'analyses e

t de détails sur les affrontements. Ne cherchez donc pas d'interrogations sur l'enrôlement des enfants-soldats, les exécutions extra-judiciaires des hommes à la couleur de peau sombre accusés d'être à la solde de Tripoli, un usage disproportionné de la force contre des quartiers résidentiels ou tout autre dérive. Sa distanciation des contingences de la guerre est telle qu'il s'exonère de toute responsabilité même quand il se trouve, de facto, impliqué dans commerce d'armement et, tel un broker, aux contacts des dirigeants de Panhard venus rencontrer le général Younès ou auprès de E. Barak à qui il égrène la liste des armements que le gouvernement israélien pourrait fournir (p. 395).

Cachons donc ces transactions qu'on ne saurait voir, BHL est tout à sa tâche de légitimer le CNT, bâtir la légende de sa Libye, vanter les révoltés de Benghazi et à en faire des hoirs des républicains espagnols ou des hommes d'Alija Izetbegović et du commandant Massoud, oubliant d'ailleurs leur part d'ombre à eux aussi. Comme chacun sait, les soldats du leader tadjik, par exemple, ne furent jamais impliqués ni dans les trafics de stupéfiants, ni dans des crimes de guerre à Kaboul notamment. La réflexion géopolitique au fil de la plume de BHL est d'ailleurs bien pauvre. Obsédé par sa mission diplomatique, lors de son entretien avec le président sénégalais Wade, il l'entreprend pour soutenir le CNT au sein de l'Union africaine mais se montre peu soucieux des échos des "printemps arabes" chez les jeunes autochtones   ou les effets de la guerre libyenne sur la bande sahélo-saharienne de la Mauritanie au Soudan. La réflexion politico-stratégique est à peine plus nourrie sur les conséquences du "printemps libyen" sur Israël alors que l'écrivain se veut un acteur de sa "pauvre Libye" au nom de son judaïsme.

Ceteris paribus, Bernard-Henri Lévy vit d'abord son aventure comme la poursuite d'une saga familiale héroïque (son père a combattu dans les rangs des Brigades Internationales), un parcours révolutionnaire personnel inachevé depuis son engagement pour l'indépendance du Bangladesh mais surtout comme une revanche sur l'Histoire et ses démêlés personnels sur la Bosnie-Herzégovine, le Rwanda et l'Afghanistan avec F.Mitterrand, J.Chirac ou encore A. Juppé. Un vécu qui le rend, de fait, méfiant pour ne pas dire hostile aux institutions de la République. Pour conduire une guerre juste, point besoin de "diplomateux", d'examens parlementaires et pourquoi ne pas prendre des libertés avec la loi internationale (Cf. l'emploi de la force semble avoir été décidé même sans mandat des Nations unies, p. 107) ? Fort de sa capacité d'autofinancement, BHL se veut libre de toute contrainte. Exit donc les interrogations des ministres de la Défense et des Affaires étrangères. On peut même s'abstraire des recommandations officielles de ne pas rendre public tel ou tel aspect des opérations (ex. les livraisons d'armements via le Qatar, le déploiement au sol des forces spéciales, non bombardement de l'aéroport personnel du Guide...). Ceci s'apparente, ni plus ni moins, à un mépris des institutions de la Vème République et à une foi absolue dans les relations inter-personnelles avec la tête de l'exécutif. Une situation politique et un comportement institutionnel qui laissent songeur même si la ténacité de l'engagement de N. Sarkozy fut exemplaire. Il n'en demeure pas moins qu'ils devraient susciter bien des débats. Ils dépeignent une drôle de politique de cour et une véritable diplomatie parallèle et privatisée car BHL finit par apparaître comme un canal de négociation possible. On peut toutefois douter de sa fiabilité car l'instrument se montre capable d'énoncer une posture de pourparlers sans même disposer du moindre mandat (cf. les discussions avec un ancien ministre du Pétrole du sultanat d'Oman, p. 277). Une réalité que les faiseurs de paix devront garder en mémoire, si Bernard-Henri Lévy est appelé à jouer encore le rôle d'intercesseur dans un conflit