Un ouvrage qui exploite un témoignage inédit d’Alfred Dreyfus pendant la Première Guerre mondiale.

C’est au parcours d’Alfred Dreyfus pendant la Première Guerre mondiale, bien après l’Affaire et la réhabilitation, que Georges Joumas s’est intéressé. L’intérêt majeur de l’ouvrage est de croiser plusieurs sources qui sont toutes de la main de Dreyfus. Les quelques pages relatives à la guerre tirées des Souvenirs de Dreyfus, publiés dans les années 1930 ont été convoquées. Mais l’auteur s’est appuyé aussi sur des lettres envoyées à son fils et à la marquise Arconati-Visconti, qui a animé le réseau dreyfusard à la toute fin du XIXe siècle. Enfin, est reproduite intégralement la transcription du carnet tenu par Dreyfus pendant la guerre conservé aujourd’hui par ses descendants.


Le carnet de guerre de Dreyfus est assez court. Il commence le 2 février 1917, au moment où Dreyfus quitte l’arrière avec son unité pour se rendre sur le front. Loin d’un journal intime dans lequel Dreyfus s’épancherait, il s’agit plutôt d’un relevé journalier  où sont inscrites sur un ton neutre des  remarques précises et factuelles. Dreyfus y note principalement ses déplacements, les lieux d’étape et de cantonnement, ainsi que le temps qu’il fait et les conditions matérielles dans lesquelles est placée son unité. Plusieurs cartes permettent d’ailleurs utilement de suivre ces différents mouvements. L’offensive du Chemin des dames, du 16 avril au 12 mai 1917, offre l’occasion de décrire l’opération militaire en quelques lignes.
Paradoxalement, alors même que le courrier est soumis au contrôle postal, c’est dans les lettres qu’il envoie de l’armée, et non dans son carnet personnel, que Dreyfus se livre davantage. Georges Joumas a confronté les deux sources en intercalant des extraits de la correspondance de Dreyfus dans la transcription du carnet. Cependant, on regrettera qu’il n’ait pas cherché à confronter davantage les deux sources en soulignant mieux les points forts et les lacunes de l’une et de l’autre.


Ce corpus permet de dessiner le portrait d’un Dreyfus avant et pendant la guerre. Il apparaît comme un patriote fervent et prêt à défendre la France. Malgré son âge, il a ainsi choisi de rester dans l’armée en tant qu’officier de réserve. De même, en 1913, il s’affirme résolument contre la loi des trois ans et milite au contraire pour une modernisation de l’armée et de son commandement. Son opinion sur la guerre reflète ensuite l’évolution générale de celle des Français pendant la guerre : d’abord persuadé que la guerre sera courte et que la France vaincra l’Allemagne en quelques semaines, Dreyfus comprend dès la fin de l’année 1914 que la guerre sera beaucoup plus longue que prévu. Le discours qu’il tient sur l’Allemagne évolue également. Admirateur de la patrie de Kant, Goethe et Wagner avant la guerre, Dreyfus se laisse gagner par la culture de guerre et se montre de plus en virulent envers les Allemands, qui deviennent systématiquement les " boches " sous sa plume. Il suit attentivement les nouvelles qui peuvent lui parvenir à travers la presse et exprime ses critiques à l’égard de l’armée dans ses lettres à la marquise Arconati-Visconti.


À lire ce journal de Dreyfus, on a ainsi l’impression d’avoir affaire à un officier classique de l’armée française, en tout cas jamais ne transparaissent de remarques ou de commentaires relatives à l’Affaire. Certes, la progression de carrière de Dreyfus a été freinée puisqu’il n’est que chef d’escadron d’artillerie alors que ses camarades de l’Ecole de guerre sont lieutenants-colonels voire colonels. Mais il n’est jamais fait mention de remarques antisémites dans l’armée envers Dreyfus, son patriotisme ne semble pas remis en cause par d’autres officiers. En février 1917, Dreyfus rejoint la zone des armées près de Nancy, où il est placé sous les ordres du colonel Georges Larpent, antidreyfusard qui a publié un Précis de l’Affaire Dreyfus en 1909. Mais l’homme n’est jamais évoqué par Dreyfus, ni dans son carnet, ni dans ses lettres. Le dossier militaire de Dreyfus témoigne même qu’il a appuyé sa demande de promotion.


La Première Guerre mondiale n’a donc aucunement été pour Dreyfus, semble-t-il, une répétition de l’antisémitisme et des vexations individuelles qu’il avait subies pendant l’Affaire à la fin du XIXe siècle. L’intérêt de ce texte n’est pas non plus à rechercher dans la description de la vie du front. Parmi le nombre de témoignages de combattants publiés, d’autres sont plus prolixes en détails sur les conditions de vie des soldats ou sur l’évolution de leur état d’esprit à l’égard de l’armée ou de la guerre en général. Au regard d’autres témoignages, les écrits de Dreyfus dans son carnet de guerre restent somme toute assez superficiels et banals.


L’ouvrage se termine par l’évocation de deux " souvenirs de la Grande Guerre "   qui rattrapent Dreyfus dans l’entre-deux-guerres. D’abord, Dreyfus participe en 1921 à une action de solidarité  menée par sa belle-mère en faveur d’un village de l’Aisne détruit pendant la guerre. Malgré ses recherches, l’auteur avoue ignorer pourquoi l’attention de Dreyfus s’est portée sur ce village. Cette action est présentée de façon isolée et on ne comprend pas bien le lien qu’elle peut avoir avec le carnet de guerre de Dreyfus. Le livre se termine ensuite sur le refus du ministre de la Guerre d’accorder la " carte de combattant " à Dreyfus en 1931. La raison officielle est qu’il a passé moins de trois mois en première ligne et rien ne permet d’affirmer qu’un autre motif soit à l’origine de ce refus. Là encore, le lecteur a du mal à faire le lien avec l’expérience de combattant de Dreyfus. Que vient faire en somme cette décision administrative à la fin de la publication des lettres et du carnet de guerre de Dreyfus, plus de dix ans après leur rédaction ?


Au final, le lecteur reste un peu sur sa faim en refermant le livre de Georges Joumas. Le témoignage de Dreyfus reste assez allusif et méritait sans doute plus d’explications et une conceptualisation plus approfondie. En plus de deux erreurs factuelles (le journal de Clemenceau appelé L’Homme révolté  au lieu de L’Homme libre   ; et la conversion de Gustave Hervé au nationalisme datée de 1912 au lieu de l’été 1914   ), on peut ainsi regretter que le journal ne soit pas davantage commenté. Les citations sont souvent isolées, alignées les unes à la suite des autres, sans analyse précise. Au regard de la multitude des témoignages de combattants de la Grande Guerre, celui de Dreyfus apparaît ainsi assez pauvre et ne semble pas de nature à apporter des éléments concrets pour mieux appréhender ce moment particulier de l’Histoire.