Une enquête sociologique dévoilant les représentations des adolescents canadiens quant à l’homosexualité.
 

It gets better ! En 2010, suite aux polémiques concernant le suicide d’un jeune adolescent aux Etats-Unis du fait de son homosexualité et surtout des agressions qu'il subissait de la part de ses camarades, ce slogan émergeait comme un message d'espoir pour les jeunes gays rejetés et /ou victimes d'actes homophobes. Même si le message est empreint d'espoir, il renvoie également l'idée d'une attente, celle notamment du passage à l'université où les jeunes sont censés être devenus plus matures et donc plus à même de comprendre et accepter l'homosexualité. Ainsi, l'adolescence, période de construction identitaire et conflictuelle, ne serait qu'une parenthèse homophobe et violente mais immuable qu'il faudrait vivre tant bien que mal dans l'espoir de jours meilleurs...

Membre depuis une dizaine d'années du Groupe de recherche et d'intervention sociale gaies et lesbiennes de Montréal (GRIS-Montréal), la sociologue Janik Bastien Charlebois entreprend dans son ouvrage La Virilité en jeu. Perception de l'homosexualité masculine par les garçons adolescents, de déconstruire les croyances populaires corroborées par certains travaux de sociobiologie, de psychologie évolutive et de psychanalyse. À ceux qui expliquent l'homophobie chez les adolescents par le développement identitaire masculin, l'expression des hormones ou la conséquence de la sélection naturelle, autrement dits ceux qui présupposent une "nature d'homme" , Charlebois répond par une étude sociologique qui replace le sujet au cœur des questions de socialisation le rendant, de fait, plus complexe. Plutôt que de s'intéresser aux causes originelles de l'homophobie et de l'hétérosexisme, la sociologue s'est attachée à déterminer les composantes de ces attitudes négatives. Ce passage du "Pourquoi" au "Comment" dans les études sur l'homosexualité est assez novateur et reflète selon Charlebois" la transformation récente des opinions et des perspectives sociales sur l'homosexualité"   . Cette inversion de la question homosexuelle, pour reprendre l'expression d'Eric Fassin, donne à l'Histoire et la sociologie un nouveau souffle dans l'appréhension des problématiques de genre et de sexualité.

En ce sens, La Virilité en jeu s'inscrit comme un ouvrage résolument moderne et apparemment unique au Québec puisqu'il s'agit de la première enquête de terrain menée sur l'homophobie chez les adolescents. Pour rendre compte de la diversité des perceptions, la sociologue a réalisé des entretiens semi-dirigés auprès de 21 jeunes de 15 à 16 ans répartis dans 4 écoles de la région de Montréal. S'attachant d'abord à reformuler les différentes théories relatives à l'homophobie chez les adolescents, elle les confronte par la suite aux paroles de ces jeunes garçons. Face à la diversité des positions, de l'acceptation générale au malaise provoqué par la visibilité homosexuelle masculine, Charlebois démontre que toute tentative de généralisation imputant une nature d'homme comme facteur de l'homophobie s'avère fausse. Mieux, elle établit plusieurs lignes de champs qui sans trahir les différents points de vue, tracent les idées reçues qu'une majorité de jeunes garçons partagent dans la société contemporaine québécoise.

Efféminement et homosexualité
Si le livre s'intitule avant tout "la virilité en jeu ", c'est sans doute pour exprimer le rapport entre le malaise provoqué par l'homosexualité et une certaine idée de l'identité masculine. Toute au long de l'ouvrage, la sociologue rend compte du lien que les adolescents font entre l'homosexualité masculine et l'efféminement. Pour beaucoup d'entre eux, le rejet se situerait dans le fait que les jeunes gays adopteraient des attitudes qualifiées de féminines relevant de l'artifice et donc d'une provocation. La visibilité gay est fortement critiquée dans le sens qu'elle représenterait une atteinte voire une trahison de l'idéal masculin. En naturalisant la masculinité, ils perçoivent comme un manque de respect le fait d'être efféminé, qui par ailleurs émanerait d'un choix conscient. Le regard des pairs joue également un rôle très important dans l'appréhension de ce qui est admis en tant qu'homme et ce qui ne l'est pas. L'usage de l'insulte ("tapette", "gai ", "fif ") fait office d'un rappel à la retenue chez les adolescents ne souhaitant pas compromettre leur image au sein du groupe. Toutefois, l'homophobie en tant que telle, autrement dit le rejet fondamental, la peur de l'homosexualité (gay panic) est sérieusement remise en cause par l'étude. En effet, si la violence symbolique et le malaise persistent, la sociologue note l'absence de haine de l'homosexuel chez les adolescents interrogés.

La question de la communauté et des droits
Si les marques d'affection telles que l'échange d'un baiser suscite majoritairement un malaise voire un rejet chez les adolescents, il n'en demeure pas moins qu'un bon nombre d'entre eux réagissent de manière favorable au mariage du même sexe. Invoquant la liberté individuelle et l'épanouissement personnel, les jeunes estiment qu'il est légitime d'accorder aux homosexuels le droit de se marier, ce qui est d'ailleurs  légal au Québec depuis 2004 et dans tout le Canada depuis 2005. Au delà du mariage et sur les questions du vivre ensemble, Charlebois souligne que les objections à la reconnaissance de certains droits pour les homosexuels s'expliqueraient en grande partie par une surestimation des conditions de vie des homosexuels. De nombreux adolescents estiment, en effet, que l'égalité entre les sexualités est atteinte et que toute demande supplémentaire placerait l'homosexualité sous un statut d'exception qui ne serait pas pertinent voire qui menacerait le groupe dominant (celui hétérosexuel). La demande de visibilité et d'extension des droits serait en conséquence mal perçue chez certains adolescents. La non reconnaissance de l'égalité des sexualités bien qu’elle soit une forme d’homophobie, n’est pas perçue comme telle par les jeunes garçons de l’enquête.

Pour une remise en cause de la dichotomie masculin/féminin
En élargissant son étude sur la représentation du genre et la perception des lesbiennes, Janik Bastien Charlebois dépasse son sujet initial de l'homosexualité masculine et enrichit, certes de manière succincte, son propos. Ce choix lui permet finalement de poser l'hétérosexisme comme source du problème. Dénigrer l'homosexuel pour son efféminement, sa faiblesse, renvoie aux rapports de pouvoir homme-femme. Selon Charlebois, à partir des perceptions des adolescents sur les hommes gays, il est possible de découvrir "un ordre des genres ou des sexes se posant comme modèle descriptif et prescriptif des relation entre hommes et femmes" (Ibid., p251) ; En qualifiant par exemple, "l'agressivité" de masculin et " la faiblesse " de féminin, on  naturalise les associations comportement et sexe. Or, selon Charlebois, ces catégories de genre ne représentent que des outils conceptuels qui désignent un ensemble de traits pouvant caractériser indépendamment du sexe un individu. Ainsi, l’association et la confusion entre comportement et sexe ne seraient qu’artificielles et l’une des solutions contre l’hétérosexisme reviendrait à reconceptualiser le langage en délaissant l’archaïque dichotomie masculin/féminin.

De la représentation des hommes gays à celle du genre en passant par le mariage gay et la vie en collectivité, La Virilité en jeu  développe un large panorama de la question gay qui, partant de la parole d’adolescents, déconstruit, pour mieux fonder, le débat sur l’homophobie tout en le rapportant aux enjeux classiques de domination et de rapport homme-femme.