"L’Esplanade des Invalides a été- le temps d’un déchaînement de violence- comme la paillasse d’un laboratoire politique." Souvenez-vous de ce 23 mars 2006 lorsque des "JV" ("jeunes violents", d’après le vocabulaire de la police) ont pris d’assaut avec une violence inouïe nombre de manifestants arrivés sur l’Esplanade pour protester contre le projet de CPE (contrat de première embauche). Souvenez-vous de ces images de vols à l’arraché et de tabassage collectif en marge des manifestations. Ce jour-là, la police était "désarmée" selon le cadre policier interrogé par Fabien Jobard pour le dernier numéro de la revue Vacarme. Au sens figuré, surtout, puisque l’Esplanade, étendue et traversée de lignes de fuite, rend difficiles les courses-poursuites. Trop occupée à bloquer l’accès des manifestants à des lieux clés du pouvoir- l’Assemblée nationale, rue de l’Université, Matignon, rue de Varenne, le ministère de l’Enseignement, rue de Grenelle, ou même l’Elysée, pas si loin de l’autre côté du pont Alexandre III- la police circonscrivait la violence sur l’Esplanade quasiment par impuissance. Pour Fabien Jobard, la police retenait ses coups par peur de la bavure et paradoxalement de la violence elle-même.

Pourtant, quelques jours plus tard, même scénario place de la République. Il y a aussi des "JV" et des "mouvances contestataires". La police infiltre la manifestation en civil, réussit à en changer la trajectoire et charge avec des canons à eau. A 21h15, l’ordre est rétabli, le ministre de l’Intérieur d’alors peut venir féliciter les policiers. "La thèse politique directrice du bientôt candidat à l’élection présidentielle de 2007 s’est montrée comme validée par le vide de l’inaction policière : ce n’est plus un clivage droite/gauche, ce n’est plus un clivage ouvriers/classes supérieures qui structure la société française, mais ce clivage sourd, que tout peut faire éclater, entre barbarie et civilisation, chaos et paix, racaille et gens bien."

Le numéro 57 de Vacarme, largement consacré aux places et à l’espace qu’elles occupent dans le désir d’actions et de paroles des citoyens, offre aussi une explication climatique à l’épuisement de la révolte depuis un an en France. Ainsi Stéphanie Eligert raconte-t-elle que le 19 octobre 2010, dernier jour des manifestations contre la réforme des retraites, la sensation de l’échec du mouvement de protestation n’était pas seulement due au vote imminent de la réforme. En cinq heures, le cortège s’est déplacé d’une place d’Italie lumineuse à une Esplanade des Invalides glaciale et sombre. Ce qui n’était pas à ses yeux le seul fait du climat mais aussi un "effet d’urbanisme". "Toutes les esplanades franciliennes ont pour propriété charnelle de réprimer par de subtiles sensations climatiques les personnes qui les traversent.", de la Défense au champ de Mars en passant par la BNF, dont la disposition ballotte ses visiteurs entre lourdes rafales de vent et ensoleillement excessif. La lecture des grands textes a donc pour prix la répression climatique

 

* Vacarme n°57, Dossier "Faire la place !", automne 2011.