Le psychanalyste J. Clavreul souligne la nécessité, pour la psychanalyse inspirée de Lacan (ou pas), de faire vivre les "feux follets" qui animèrent, dès l’origine, la pensée freudienne.

Né en 1923, Jean Clavreul est mort en 2006. Psychiatre, psychanalyste dont la rencontre avec Lacan a déterminé l’oeuvre, il fonde en 1983 la Convention Psychanalytique. La clinique à l’épreuve de la psychanalyse succède à La formation des psychanalystes (préface de Moustafa Safouan), paru en novembre 2010 chez le même éditeur.
"Inlassable écrivain", selon l’expression de Colette Clavreul et de Jean-Pierre Wahl ce théoricien (et praticien) est tout sauf dogmatique, ce dont témoignent les archives personnelles – destinées à publication - retrouvées après sa disparition, et qui composent la trame du livre ; les interviews retranscrites, les séminaires dispensés à Sainte-Anne, les textes rédigés en vue de conférences et colloques, de revues, mais non publiés et repris ici, signalent l’existence d’une pensée nuancée, critique envers toute forme de doxographie lacanienne.  On lit avec plaisir les développements de l’ouvrage relatifs  aux rapports de la psychanalyse et de la psychiatrie,  ceux consacrés aux  préliminaires à la cure psychanalytique,  au transfert – dans la reprise de l’analyse de Lacan sur Le Banquet platonicien – Un chapitre intitulé "Eléments cliniques" restitue l’enseignement d’un séminaire donné dans les années 90.

 

"Rose des vents"

Faisant retour vers le geste  des premiers cliniciens  - essentiellement viennois -  établis aux Etats-Unis dans les années 40, les analystes lacaniens, vingt ans plus tard, ont "aiguisé" la découverte freudienne. Mais ce qui en faisait la force et la portée (le rapport fécond entre théorie et pratique), n’est-il pas en partie subverti et sédimenté dans un discours terroriste, sourd aux injonctions de la pratique hospitalière ? Tout n’est donc pas affaire de signifiants langagiers, en particulier avec des psychotiques peu enclins à s’exprimer et à parler. F. Roustang   démontait déjà l’emprise de Lacan sur ses "disciples", tout en réaffirmant la dimension heuristique de sa pensée. La distance revendiquée par J. Clavreul envers toute inflation langagière, ne signifie pas qu’il faille renoncer à "soutenir ce qu’il peut en être d’un véritable statut de la parole" : exigence  qui sensibilise le psychanalyste aux effets parfois inattendus de sa propre pratique. Il est donc toujours nécessaire de "statuer" sur la chaîne des signifiants, repères théoriques indispensables pour qui veut  discerner hystérie, névrose obsessionnelle, phobique, psychose, etc., et, en dernière instance, s’orienter dans la pratique clinique. On comprend par là que la "boussole" psychanalytique se distingue de la nosographie psychiatrique, (elle-même plus ambiguë que la nosologie médicale),  mouvante par nature et dépendante de critères culturels. En toile de fond subsiste la question décisive des rapports entre "psychopathologie" freudienne, théorisation lacanienne et savoir psychiatrique.

 

La cure

L’Ordre médical   s’interrogeait  déjà sur l’ originalité du discours psychanalytique, sur le passage entre ordre médical et expérience psychanalytique. A l’élucidation de la structure (et comment la définir  exactement ?) du patient, J. Clavreul préfère et choisit de dire : "Qui est l’autre pour lui ?" (p. 43).  Si la psychothérapie aménage le (s) symptômes (s) et propose une autre organisation de l’existence, la matière analytique est tout autre : " … c’est une éthique qui vise à remonter aux causes de la demande". Or, dans l ‘évaluation de la "demande", rien ne va de soi. Le questionnement porte ainsi sur les préliminaires de la cure, mais aussi sur sa visée, sa finalité supposée, sa fin, tout simplement. La guérison de l’hystérique se produit-elle quand il (elle) devient psychanalyste, etc. ?  Et doit-on maintenir le terme de guérison ? C’est à une forme d’innocence théorico-pratique, dans tous les cas, qu’invite J. Clavreul. Il n’est pas certain, en effet, que la stricte application des critères de l’IPA ((International psychoanalytical association) constitue une garantie dans la conduite d’une cure réputée orthodoxe. En bref, J. Clavreul s’élève contre la tentation de ritualiser ce qui se joue entre l’analyste et l’analysant : sans désir (hétérogène) de l’un et de l’autre, que peut-il advenir ?  Repérer l’initium, la faille qui a incité un individu à aller consulter un analyste, c’est là que tout peut commencer et préserver la pratique analytique du formalisme vide.

Sur le transfert et le commentaire du Banquet platonicien par Lacan (1960-1961)

Là où le  philosophe/professeur désigne le Banquet de Platon comme  un dialogue sur l’amour, le psychanalyste lacanien (selon l’auteur) entrevoit essentiellement  le rapport "érotique" qui lie le maître au disciple, et pointe la proximité entre pédagogie et pédérastie.  Si la dialectique ascendante platonicienne ne ressemble en rien à la  démarche psychanalytique, elle féconde en revanche notre compréhension du transfert, dont l’avènement est déterminé par le "manque à savoir" de l’analysant, attribuant à l’analyste un supposé savoir.  Faut-il à ce titre distinguer la demande du névrosé de celle du pervers ? L’intérêt de J. Clavreul pour la perversion s’était déjà exprimé dans Le désir et la perversion (Seuil, 1981) – en compagnie d’autres psychanalystes. Dans la communication "Le transfert dans les perversions" (1964) ici reproduite, il s’interroge sur la demande d’analyse d’un pervers qui ne veut rien savoir de ce que l’analyste pourrait lui dire de son manque. Ce déni de la castration, dans la structure perverse,  renseigne sur la genèse (dans la sphère morale et  religieuse) du Mal, identifié à l’absence, au vide - à la Femme, privée du pénis - et opposé au Bien, situé du côté d’un Dieu sans faille "Ce à quoi le pervers tend avant tout, c’est donc à maintenir la fiction d’un univers séparé, irrémédiablement divisé, (…) où le splitting fait office de structure" (p. 151).  L’art a pu traduire cette dichotomie (J. Bosch parmi d’autres) et les Ordres religieux font-il autre chose que maintenir toujours clos l’accès à  l’énigme  de la différence des sexes, dans la quête indéfinie d’une vérité d’autant plus voilée qu’elle ne masque rien ? Telle est la pierre d’achoppement du transfert, dans la névrose du moins  : le chemin de l’amour passe par la reconnaissance de sa finitude (de la castration), et l’aimant, – plus que l’aimé – "connaît" ce qu’aimer veut dire : "… toute expérience véritable de l’amour ne peut passer là, que par quelque chose qui est de l’ordre de l’acceptation de la blessure par l’autre" (p. 170).

Le dernier chapitre ("Eléments cliniques") restitue une réflexion sur la clinique psychanalytique, via plusieurs communications jusqu’ici non publiées. Si  la psychanalyse, comme le soutenait Freud,  n’est pas la servante de la psychiatrie, doit-elle pour autant instituer un Evangile selon (Saint) Lacan ? La pertinence de la théorie s’émousse d’autant plus  que l’infaillibilité dogmatique s’affirme : le psychanalyste idéal n’existe pas. La société n’est-elle pas suffisamment orthonoïaque pour que le psychanalyste refuse d’en renforcer la dimension obsessionnelle ? Avec conviction et rigueur, J. Clavreul nous incite toujours plus à prendre la mesure de la parole vivante que constitue la psychanalyse, au-delà de toute volonté de domination.