Une introduction ludique et didactique à la philosophie morale expérimentale

L’ouvrage se présente en avant-propos comme un «antimanuel d’éthique»   . Mais il échappe à la mode déjà presque galvaudée des «antimanuels» : il faut dire que Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS et auteur en 2003 de Penser la pornographie, a l'art des titres qui retiennent le regard. Cette fois encore, l’un des atouts de cet ouvrage est son caractère particulièrement accrocheur, au-delà du seul titre (L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale   ), très représentatif d’une rédaction qui, à tout moment, intrigue et surprend le lecteur. 

A cet égard, les expériences de pensée proposées au fil de l’ouvrage, «petites fictions inventées spécialement pour susciter la perplexité morale»   , atteignent pleinement leur but : «Est-il acceptable de tuer un piéton imprudent pour éviter de laisser mourir cinq personnes gravement blessées qu’on transporte à l’hôpital en urgence ?»   L’inceste entre adultes consentants est-il moral ? «Une vie brève et médiocre est-elle préférable à pas de vie du tout ?»   «Qui suis-je si toutes mes cellules ont été reconstruites à l’identique ou si tous mes organes ont été remplacés ?»  

Certaines situations imaginaires, plus insolites encore, font d’abord sourire (ainsi du très loufoque chapitre 13, intitulé «On vous a branché un violoniste dans le dos») avant de déboucher sur des considérations plus graves (en l’occurrence,  la question du droit à l’avortement). D’autres titres, qui pourraient avoir leur place en une de magazines («A quoi ressemblerait un monde où la sexualité serait libre ?»), constituent le point de départ d'une réflexion sur la hiérarchisation morale des motifs de nos actions. Chacune des hypothèses proposées au lecteur est finalement le support d’une analyse de nos intuitions morales et de leur origine. A partir des réponses statistiquement fournies dans le cadre de ces différents cas pratiques de philosophie morale expérimentale, Rudolf Ogien retire un petit corpus de règles élémentaires du raisonnement moral, qui se réduisent à quelques principes, eux-mêmes d’ailleurs critiqués au fil de l’ouvrage («De ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être», «Il faut traiter les cas similaires de façon similaire»…).

Taxant d'illusoire toute tentative de «fonder la morale, c’est-à-dire de proposer un principe unique, ultime, inébranlable et inaltérable, sur lequel l’ensemble disparate de nos croyances morales pourrait reposer en toute sécurité intellectuelle»   , l’auteur argumente tout au long du livre en faveur d’une philosophie morale plus directement en relation avec la compréhension des mécanismes de formation des jugements moraux chez tout un chacun. Il présente comme stérile le débat traditionnel entre déontologistes, préoccupés de l’universalité des valeurs morales qu’ils défendent, et conséquentialistes, soucieux avant tout de l’impact sur leurs décisions morales. Dans le même mouvement, il remet également en perspective le débat sur le caractère inné ou acquis de la morale, ou encore sur la notion d’«éthique des vertus», insiprée d’Aristote, qui présuppose l’existence de personnalités morales exemplaires quelles que soient les circonstances, alors que l’expérience montre que de tels «monstres» ou «saints» invariants n’existent pas. Les développements sur l’argument de la «pente fatale»   donnent aussi des clefs pour mieux appréhender les débats moraux, en particulier bioéthiques   .

Le propos est à la fois très accessible et très documenté. On peut néanmoins regretter qu’il devienne parfois répétitif dans les derniers chapitres, visiblement moins soignés, qui glissent progressivement du commentaire des cas à la présentation plus théorique de la méthode développée par la philosophie morale expérimentale. Sous cette réserve, qui peut par moments rendre l’ouvrage monotone pour le lecteur attentif, il s’agit d’une très bonne introduction à cette discipline en devenir, loin des clichés réducteurs qui la présentent à travers le seul prisme de la fameuse expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité. 

En fin de compte, les histoires farfelues que raconte Ruwen Ogien s’avèrent très efficaces pour faire basculer de leur piédestal des débats moraux souvent perçus comme intimidants. Elles nous aident à forger des outils intellectuels simples, dont les limites épistémologiques sont exposées et assumées, pour saisir les questions morales présentes et à venir. Placée sous le signe d'un humour avisé, l’approche prônée parvient à être modeste sans tomber dans le scepticisme, décomplexée sans être désinvolte, mais surtout, à l’image du titre et de son explicitation dans le livre, à la fois alléchante et instructive.