Une lecture psychanalytique de l’adolescence rigoureusement orthodoxe.

En six courts chapitres et quelques cent-soixante pages, dans une langue synthétique, Isée Bernateau, psychanalyste et Maître de conférence en psychopathologie, s'engage dans une description tant clinique que théorique de l'adolescence. Quelle place occupe dans la vie psychique des sujets cette étape incontournable du développement ? Que se joue-t-il exactement du point de vue de l'inconscient au moment de la puberté ? Quelles solutions un parcours d'orientation psychanalytique peut-il offrir à cet instant souvent difficile à vivre voire, pour certains, tout à fait insupportable ? Bernateau s'efforce de répondre à ces questions en les embrassant par une problématique précise : celle de la séparation. L'auteure tire son enseignement de la lecture de Freud et des post-freudiens, elle en éclaire sa pratique de thérapeute en institution et en cabinet.

La complexité du homard la couleur en moins
L'hypothèse de Bernateau est aussi claire qu'orthodoxe : l'adolescence est un moment clé du développement psychique des sujets parce que la relation au premier objet d'amour s'y rejoue de façon décisive pour l'avenir. L’auteure explique que pour pouvoir désirer en adulte, l'adolescent doit apprendre à se séparer de ce premier objet d'amour. Avec l'arrivée de la sexualité, il s'agit de sortir de l'enfance et d’orienter les attachements libidinaux au-dehors des murs de la maison familiale. Pareille clarté et pareille orthodoxie font à la fois la force et la limite de cet ouvrage. En effet, si le texte parvient à "désimaginariser" l'adolescence avec précision, on peut parfois se demander si son approche ne rate pas certaines réalités des jeunes d'aujourd'hui.

Quoi qu’il en soit, commençons par louer l'effort de Bernateau qui dégage les enjeux structuraux de cette période tourmentée de nos existences sans s'arrêter à ses traits les plus explicitement saisissables. Loin des images faciles, elle aborde l'adolescence comme un temps de vérité où l'humain remet en jeu sa destinée psychique. Remarquons aussi que Bernateau nous aide à mieux comprendre le sens freudien du concept d' "objet", concept aussi déterminant qu'abstrait, dans le champ psychanalytique. L'objet constitue la base de nos attachements et ce vers quoi nous conduit sans cesse notre désir. Toujours manquant, il correspond au moteur de nos parcours de vie. Si dans les premiers temps, l'enfant peut avoir l'illusion de ne faire qu'un avec son objet d'amour, à l'arrivée de la puberté et avec la possibilité de rencontrer un objet de désir et de satisfaction sexuelle dans l'autre, s'impose la nécessité de se séparer, d' "externaliser" l'objet.
Autrement dit, pour Bernateau, l'adolescence est le temps de la liquidation définitive du complexe d'Oedipe. C'est donc "le moment privilégié où une séparation de corps s'impose sous peine d'un basculement dans un inceste désormais réalisable"   .

En considérant l'adolescence selon ce nécessaire processus de séparation, l'auteure abandonne l'image populaire de l'adolescent homard et tout le folklore qui peut s’y rattacher – fragile et enfermé dans une chambre désordonnée parce qu'à la carapace décortiquée   –, pour ramener la réflexion du côté de la relation d'objet et de la nécessité d'établir une séparation pour pouvoir assumer un désir adulte et autonome. On ne peut que saluer la rigueur clinique d’une telle démarche.

C’est d’ailleurs à partir de nombreuses vignettes cliniques que Bernateau explique à quel point la séparation, en fonction de la manière dont l'attachement à l’objet a été vécu dans la prime enfance, peut être vécue de façon plus ou moins angoissante à l'adolescence. Selon Bernateau, et à la suite des post-freudiens, la séparation correspond, en effet, à une sorte de "faux deuil" qui ne devrait pas engendrer un état mélancolique mais, au contraire, ouvrir à un parcours subjectif permettant à l'adolescent de tisser des liens d'amour en-dehors de la sphère familiale. Or il s'agit bel et bien de comprendre comment l'objet en psychanalyse n'est jamais vraiment perdu car il n'a jamais de consistance véritable : il n'est présent que par la fonction qu'il exerce (d'où la difficulté et le statut paradoxal de ce concept que Bernateau manipule cependant avec une remarquable aisance et un véritable souci didactique). Les cas du livre de Bernanteau montrent donc à quel point certains adolescents confondent perte et séparation et dans quel désarroi cette confusion les plonge. L'adolescent souffre tant qu'il n'a pas compris que se séparer de l'objet ne signifie pas le perdre mais le réinvestir ailleurs : "car la sexualité humaine requiert, dans son exercice même, le détachement des objets de l'enfance, leur substitution par d'autres objets qui seront les objets du désir"   . Si pareille séparation peut faire peur, l’adolescent doit néanmoins arriver à saisir que celle-ci reste tout de même moins effrayante qu'un attachement indéfini à l'objet d'amour parental. Le temps d’une telle compréhension déterminerait justement le cheminement d’une cure d’orientation analytique avec des adolescents.

Les limites du dedans
On le voit, le schéma de Bernateau a l'éclat cristallin et la pureté logique de la langue freudienne : première partie de l'Oedipe durant l'enfance, avec l'intrusion du sexuel et son refoulement successif, jusqu'au grand retour de la sexualité au moment pubertaire qui constitue un véritable tournant, notamment en ce qui concerne le déclenchement de certaines psychoses. La linéarité de ce schéma semble effectivement confirmée par les nombreux cas cliniques amenés par l'auteure qui transmet cette langue, ce vocabulaire et ces articulations avec justesse et simplicité.

Toutefois, au cours de la lecture, on peut finir par se demander si la limpidité du schéma analytique proposé s’adresse encore à tous les adolescents que l’on peut croiser aujourd’hui. On peut difficilement retenir son étonnement lorsque les adolescents de Bernateau se mettent à lui parler en séance de Persée et du mythe de la Gorgone ou lorsqu'on apprend qu’ils lisent des romans policiers, qu’ils ont des maisons de vacances et qu'ils semblent tous ignorer complètement les attributs du contemporain : discriminations sociales, tiraillements entre différentes cultures, engluement dans l’image, drogues douces, rave party, tectonique, jeux électroniques, réseaux de socialisation, frénésie du texto, du "lol", du "mdr", des "émoticônes", etc. n’apparaissent absolument nulle part dans leurs récits.

Remarquons, enfin, que la conclusion des tranches de thérapie décrites par Bernateau coïncide souvent avec l’avènement d’un avenir pour le moins doré : l’un voudra devenir traducteur, l’autre se lancera dans des études de lettres, un autre encore réussira ses examens, une dernière s’inscrira en hypokhâgne. Bref, même si l’on ne peut que se réjouir du succès des parcours entrepris, n’importe quel spectateur de L’esquive, d’Entre les murs, de la Journée de la jupe (pour rester sur le périmètre hexagonal et ne pas évoquer le cinéma des Larry Clark, Gus Van Sant, Gregg Araki, Harmony Korine ou l’extraordinaire journal intime tourné en vidéo par Jonathan Caouette) n’en demeurera pas moins bouche bée face à la bienséance, la convenance sociale pour ne pas dire la conformité à un idéal vaguement petit-bourgeois des destins qui s’écrivent dans le langage post-freudien de Bernateau.

Bien sûr, on pourra répondre que l’inconscient et le social parlent deux discours différents et que le réel à l’œuvre dans l’hypothèse de l’inconscient n’a rien à voir avec les oripeaux du contemporain : que chacun - quel que soit son quartier, ses origines sociales, ses lectures ou ses absences de lecture, ses modalités d’expression et son vocabulaire - n’en demeure pas moins aux prises avec la même difficulté d’être. Pourtant, on ne peut pas s’empêcher de penser que la souffrance sociale a des conséquences psychiques qui mériteraient non seulement d’être interrogées par la vérité de la découverte freudienne mais de questionner cette vérité en retour.

Or l'orthodoxie freudienne du livre d’Isée Bernateau ne nous présente que des cas d’adolescence qui, en fin de compte, restent encore très "viennois". On aurait aimé voir son discours s’enhardir pour s’échapper du dedans de la psychanalyse et affronter le dehors des jeunes des cités, des banlieues, des lycées "sensibles", des maisons de quartier… Bref, l’ouvrage de Bernateau nous distille, avec brio, une langue qui semble très bien convenir à ceux qui ont encore la chance de lire des tragédies et de pouvoir prendre le temps d’une cure pour qu’advienne la constitution d’un "espace intérieur"   dans lequel une réconciliation avec l’objet a le temps de se reconstruire. Les lecteurs en prise avec les urgences du dehors en tireront donc un profit théorique mais risquent peut-être de rester un peu seuls pour avancer dans leur pratique.