Une  histoire  de la réception des thèmes de l'Inconscient par l'Eglise catholique du début du XXe siècle à Vatican II


Cette étude précise et documentée d’Agnès Desmazières explique comment la psychanalyse, née dans un milieu essentiellement juif ou protestant   , a, historiquement, été portée au contact de catholiques, et quelles relations ont été établies entre la psychanalyse et les autorités catholiques jusqu’au début des années 1960. Les rapports entre les théories de l’inconscient (celle de Freud à la place d’honneur, mais également d’autres, parmi lesquelles celle de Jung ou d’Adler) et l’Eglise varient selon les époques, oscillant entre un rejet presque radical des théories de l’Inconscient et une prise en compte précise et nuancée de bienfaits reconnus des psychothérapies.

L’auteur établit assez clairement que les premières réceptions de l’œuvre freudienne par les catholiques sont davantage le fait d’un public cultivé que de la communauté scientifique. La première controverse importante sur la psychanalyse se déroule lors de la IVe semaine d’ethnologie religieuse organisée par l’université de Milan en 1925. Elle oppose Gemelli   qui défend l’intérêt de la méthode freudienne à W. Schmidt, ethnologue viennois, qui centre sa critique sur les fondements ethnologiques de la conception freudienne de la religion   . Cette controverse provoque une intervention du quotidien du Vatican, l’Osservatore romano, sur la psychanalyse associant antifreudisme et antisémitisme. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, on observe deux attitudes dans l’Eglise face à la psychanalyse. L’une, très nettement conservatrice, rejette la psychanalyse comme une abomination moderniste. C’est la ligne défendue par Schmidt. Le Saint Siège ne s’y rallie que temporairement sous l’influence de ce dernier. L’autre attitude, plus prudente hésite avant de se lancer dans des imprécations contre une nouvelle idée scientifique. Et si les positions de Freud contre la religion et celles sur la sexualité (particulièrement celles touchant à la sexualité infantile) sont unanimement désavouées, sa méthode d’investigation et sa théorie des instincts suscitent l’attention de beaucoup de penseurs catholiques, qui y voient une possibilité d’accompagner le thomisme dans son effort de renouvellement de la morale   .
 
L’auteur analyse ensuite assez longuement la personne et l’œuvre de Dalbiez, qui familiarise les catholiques français avec l’œuvre et de Freud et propose une grille de lecture du freudisme compatible avec le catholicisme. Il distingue en effet, dans sa thèse de référence, " la méthode thérapeutique de ses excroissances philosophiques " (p.50), ce qui lui permet de rejeter la " métapsychologie freudienne qui concentre les critiques " (p.70). Il est conduit par là à l’élaboration d’une " psychanalyse à la française ", c’est-à-dire une acclimatation d’un certain freudisme avec la médecine plus qu’une adhésion à la psychanalyse " orthodoxe " qui est fondée sur " l’inconscient psychosexuel de la première topique " (p.51). Dalbiez s’appuie notamment sur le rôle central joué par le Moi dans la seconde topique. La psychanalyse est alors acceptée comme thérapie, et des pans de l’analyse freudienne sont écartés à titre de dérives métaphysiques. C’est la médecine qui s’intéresse à une psychanalyse reconstruite comme moyen d’investigation de certaines pathologies.

L’immédiat après-guerre voit le triomphe sans conteste de la psychanalyse américaine, qui s’oriente de plus en plus dans une double direction. D’une part, on assiste à une médicalisation de la psychanalyse contre ceux qui étaient partisans d’une approche plus éclectique ou non-médicalisée (A. Desmazières parle d’une approche laïque de la psychanalyse pour désigner ceux qui estiment que la psychanalyse ne doit pas être réservée aux médecins)   . D’autre part, la psychanalyse américaine s’engage dans une réflexion sur les applications sociales de sa pratique et se recentre sur la question de l’adaptation du sujet à son environnement.

L’auteur examine ensuite le débat entre psychanalyse et catholicisme sur la culpabilité   . Après Auschwitz et Hiroshima, et dans le contexte de durcissement des idéologies pendant la Guerre Froide, cette question et le rapport entre psychanalyse et morale apparaissent capitales. Le Congrès international de santé mentale qui a lieu à Londres en 1948 témoigne des différentes approches de ces questions. Des problèmes se posent : comment passer de la culpabilité individuelle à la culpabilité collective   ? Les interventions du Congrès de Londres semblent passer de l’une à l’autre sans justification valable de ce passage. De plus comment distinguer culpabilité et péché ? Pour L. Beirnaert, le péché, qui est une révolte contre Dieu, est une faute morale, tandis que la culpabilité, effet d’un conflit avec le surmoi, ressort de la psychologie. Françoise Dolto, de son côté, distingue la " conscience morale " de la " conscience religieuse vraie "   et fait du même coup de la psychanalyse la " propédeutique à la morale " (p.125).

Les catholiques français, au début des années 1950, sont de grands promoteurs de la psychanalyse   . Leur intérêt pour la psychanalyse s’inscrit dans le mouvement de renouveau du catholicisme français, qui touche de nombreux domaines, à commencer par la théologie (Bouillard, De Lubac, Congar) et la pastorale (expérience des prêtres ouvriers). Mais un tel progressisme ne va pas sans rencontrer l’hostilité des intégristes intransigeants. Ces derniers agissent pour contrer ces influences dans tous les domaines, ce qui met en péril les rapports entre la psychanalyse et l’Eglise catholique   . Attaqués, les catholiques français favorables à la psychanalyse se rapprochent des psychiatres ouverts et curieux de voir comment la psychanalyse leur permettrait d’explorer de nouvelles voies dans l’approche de certains troubles. Parallèlement se développe une nouvelle vision du prêtre : ce dernier n’est plus seulement l’instrument du pardon divin, mais commence également à devenir un thérapeute de l’âme (p.151). L’enjeu de la psychanalyse n’est plus simplement théorique et scientifique, il devient pratique, comme en témoigne son rôle dans la direction de conscience et la morale sexuelle, domaines autrefois exclusivement contrôlés par l’Eglise   . " Face à la montée des revendications des catholiques favorables à la psychanalyse, Pie XII est amené à prendre position à l’occasion d’audiences publiques. L’attitude du souverain pontife à l’égard de la psychanalyse est marquée par une ambivalence : intérêt scientifique pour la nouvelle discipline et crainte d’une remise en cause de la morale sexuelle. L’ambiguïté est temporairement résolue par l’adoption d’une " psychologie des profondeurs " aux contours flous. " (p.153).

Mais comme les catholiques français refusent de se remettre en question à la demande de cette " psychologie des profondeurs ", la psychanalyse se voit pour la première fois condamnée. La " psychologie des profondeurs " désigne l’ensemble des psychothérapies d’inspiration analytique   ) doctrinalement acceptables pour les catholiques   . Contrairement à la perspective freudienne, cette conception de l’homme attribue à ce dernier un besoin de croire, une ouverture à la transcendance qui rend la " psychologie des profondeurs " plus souhaitable pour penser l’inconscient dans un cadre chrétien. Les partisans de la " psychologie des profondeurs " s’efforcent de limiter dans les milieux catholiques la psychanalyse freudienne. Dans l’esprit de l’encyclique Humani generis, considérée souvent comme un nouveau Syllabus qui marque un raidissement de la papauté face aux avancées récentes de la pensée catholique (fin de l’expérience des prêtres ouvriers, condamnation de théologiens français), Pie XII condamne publiquement l’étiologie sexuelle freudienne et prône le recours à d’autres psychothérapies. Quatre ouvrages écrits par des Français sont à cette époque mis à l’index : Vie chrétienne et problèmes de la sexualité de Marc Oraison, qui vulgarise la sexologie freudienne, et trois ouvrages d’Angelo Hesnard accusés d’exprimés la " négation radicale de la doctrine morale catholique ", c’est-à-dire d’exalter la sexualité en niant la conception catholique du péché.

Suite à cette préférence romaine accordée à la " psychologie des profondeurs " par rapport au freudisme orthodoxe, les catholiques français partisans de la psychanalyse vont essayer de se tourner vers d’autres modèles pour penser l’Inconscient. Jung et Lacan – qui développent une réflexion sur le symbole, contemporaine des aspirations de nouveaux théologiens catholiques qui sortent du néothomisme à cause du renouveau des études patristiques –  sont les acteurs privilégiés du nouveau dialogue qui s’ouvre alors entre psychanalyse et catholicisme. L’intérêt de Jung pour la religion et ses manifestations tranche avec l’athéisme de Freud et suscite, pendant un temps, une forme d’engouement de la part de certains catholiques. Mais ce compagnonnage ne dure guère, car son plaidoyer pour un plus grand dialogue entre théologie et psychanalyse est perçu comme une intrusion, une ingérence de sa part dans la théologie catholique. La place de Lacan est plus durable : le ralliement de théologiens catholiques à ce dernier coïncide avec l’affirmation du lacanisme comme une théorie psychanalytique à part entière. Dès lors, " la pensée lacanienne  s’impose comme une alternative à la vulgate freudienne " (p.181) décriée par Rome et les milieux les plus conservateurs. C’est parce qu’il s’inspire de la pensée freudienne en en expurgeant ce qui pouvait déplaire à l’Eglise que Lacan acquière une telle notoriété au sein des catholiques partisans de la psychanalyse et réfractaires à la " psychologie des profondeurs " américaine et hollandaise.

" Les scandales sexuels   qui se multiplient dans les rangs du clergé portent atteinte à la dignité du corps ecclésial " (p. 209), entraînant une tentative de réaction duVatican :  la question des relations entre psychanalyse et vie sacerdotale est alors au cœur des débats. Quelle place la psychanalyse doit avoir dans le discernement des vocations ? Faut-il en faire un instrument capable de détecter les candidats aptes à la prêtrise ? Si le dominicain A. Plé pense que " le discernement de la vocation reste l’apanage du supérieur religieux " (p. 213), tout en pouvant s’aider des remarques des psychologues, le Saint Office, lui, " nie l’utilité pour les futurs prêtres de se soumettre à une formation analytique " (p. 228). Les analyses d’A. Desmazières se closent sur le surprenant silence du Concile Vatican II sur le psychisme, ce que l’auteur interprète comme le prolongement du travail de sape de la psychanalyse par la " psychologie des profondeurs " qui continue d’exercer sa domination au sein du catholicisme.

Le cadre des analyses de l’auteur ainsi résumé, il reste à préciser plusieurs points particulièrement positifs dans ce livre. D’une part, les controverses sont précises, recontextualisées, mises en rapport avec la biographie des protagonistes, sans réduire les conflits d’idées aux divergences personnelles. D’autre part, l’étude prend en compte la réception de la psychanalyse par les catholiques à l’échelle mondiale, même si c’est sur les catholiques français qu’elle s’attarde le plus souvent. De plus, l’ouvrage met en évidence l’origine des questions qui se posent ou qui posent problème : on voit clairement d’où viennent les controverses à la fois sur le plan historique et sur le plan théorique. En outre, les notes précises et les références nombreuses ouvrent l’accès à une riche bibliographie sur les différents points qu’aborde l’étude. Enfin la réflexion sur la psychanalyse, si elle est centrée sur la tradition freudienne, ne s’y réduit pas : les interprétations alternatives de l’inconscient, parce qu’elles ont joué un rôle dans la réception de la psychanalyse par les catholiques, sont aussi présentes.

Si l’on devait exprimer moins des critiques – car le travail est extrêmement clair, dense et documenté – que des regrets, ces derniers tiendraient à l’absence d’un index qui serait bien pratique pour se repérer dans la lecture ou la relecture de cette étude et à l’arrêt de cette dernière au concile Vatican II. Espérons que les relations entre psychanalyse et catholicisme de Vatican II à nos jours soient le thème d’un nouvel ouvrage d’A. Desmazières.
Un ouvrage de référence, donc, pour qui s’intéresse à ce sujet.