Un ouvrage intéressant, qui propose un panorama assez exhaustif des recherches menées sur la temporalité en neurosciences, mais qui, malgré quelques thèses récurrentes – pluralité des temps, inscription de la temporalité dans les choses mêmes – pèche par une présentation souvent trop scolaire.

Cet ouvrage à quatre mains, écrit par deux membres de l'Académie des sciences, l’un philosophe, l’autre neurologiste, et confrontant les problèmes rencontrés depuis l’antiquité par la philosophie du temps à ceux qu’exhument de nos jours les neurosciences, se présente comme une vaste synthèse. Au-delà du thème abordé – capital pour les recherches contemporaines – et de l’autorité scientifique des co-auteurs – indéniable elle aussi – on peut cependant s’interroger sur la pertinence du format d’exposition choisi. A-t-on affaire à un manuel d'introduction, à une synthèse des travaux en cours avec présentation des principales avancées, ou à un essai proposant une conception originale ?

Les thèmes abordés sont divers, mais la terminologie souvent technique et spécialisée, plus ou moins didactique selon les chapitres (plutôt scolaire lorsqu’il est question de thèses philosophiques, parfois indigeste lorsqu’on veut nous initier à certains mécanismes cérébraux en décrivant, sans glossaire associé, ni schéma générique, les rôles joués par telle glande, telle hormone, tel enzyme). Une thèse émerge cependant : celle de la pluri-modalité du temps. La temporalité, insistent les auteurs en opposition à la thèse kantienne, ne relève pas d’une faculté ou d’une dimension distincte de ce qu’il met en forme, mais appartient à l’étoffe même des choses. Elle est en quelque sorte "dans l’être" et s’y traduit ou transcrit selon des processus complexes et plurivoques pour constituer les temporalités psychologiques et conscientes. Ainsi, "(...) nous n'avons pas d'organe sensoriel particulier qui puisse nous transmettre immédiatement et directement le temps : toutefois, même en l'absence de cette information directe, il est remarquable que nous puissions malgré tout sentir par la pensée ou vivre le temps en train de se passer, ce qui évoque soit une faculté spéciale, soit un temps vécu au travers d'autres choses".


L’ouvrage est séparé en deux blocs. Une première partie, De l'instant à la durée l'esprit face au passé, au présent, au futur, propose d’abord un récapitulatif des principales conceptions philosophiques du temps depuis l'antiquité, chaque fois envisagées dans leur lien aux sciences. L’exposition se veut exhaustive, et permet ainsi de déceler la résurgence de certaines questions à travers des configurations théoriques différentes : place du non-temporel dans le temporel, divisibilité ou granularité du temps, séparation ou appartenance du temps à ce qu'il met en forme, unité ou pluralité des temps , etc. Le troisième chapitre de cette première partie, Questions actuelles sur le temps : physique, philosophie, métaphysique, est instructif pour le philosophe qui n’est pas forcément au fait des questions actuellement posées par le temps dans les sciences physiques contemporaines. Ces développements, par ailleurs relus par Alain Aspect, Roger Balian, et Yves Meyer (scientifiques internationalement reconnus, eux aussi membres de l’Académie des Sciences) assurent dans ce domaine parfois délicat d’accès une information fiable et de première main. Est en particulier exposée de façon assez claire la thématique classique de "flèche du temps" (terme introduit par Eddington) : comment concilier la réversibilité du paramètre temporel dans les systèmes physiques simples avec l’irréversibilité observée au niveau macroscopique ? Y a-t-il finalement un ou deux temps, le temps réversible des physiciens et le temps irréversible des biologistes et de la thermodynamique ? A l’appui de l’idée de pluralité des temps sont évoquées les intéressantes conceptions de Julius T Fraser, lequel envisage une stratification des temporalités entre une néotemporalité, temps expérimenté impliquant une distinction claire présent/passé/futur, une biotemporalité caractérisant les êtres vivants, une éotemporalité des physiciens désignant un temps "continu, non directionnel, non coulant", auquel nos idées de présent, de passé, de futur ne peuvent être appliquées, une prototemporalité (des particules élémentaires), temps fragmenté, non-continu, non polarisé, non fluide, et enfin l’atemporalité qui est le monde des radiations électromagnétiques. La partie s’achève avec l’exposition de la différence de conception entre physiciens (pour lesquels le temps est un paramètre) et philosophes (qui font de son articulation présent/passé/futur son essence) et des soubassements ontologiques de ces conceptions : l’univers est-elle en tant que tel une totalité éternelle dont le temps n’est qu’une dimension à laquelle nous sommes rivés, "s’invente-t-il" au contraire avec le déroulement du temps, etc.

Une série de notes consacrées à des questions de physique et de mathématiques plus ou moins actuelles (théorie bayesienne des probabilités, théorie des cordes, paradoxe EPR, etc.) complète le tout.

La deuxième partie, Le temps physiologie et neurosciences, nous met dans le vif du sujet, les deux auteurs évoquant le cœur de leurs recherches. Quelques thèses fortes émergent plus nettement : "(...) nous ne vivons pas seulement le temps, mais le créons nous-mêmes" mais cette création implique la prise des propriétés temporelles du système nerveux lui-même. Ou encore : "Nous sommes nous-mêmes pétris de cette substance que nous fabriquons à travers notre machinerie neuronale et moléculaire". L’étude de la temporalité des fonctionnements cérébraux, qui ne commence qu’au XIXe, en particulier avec Helmholtz, et constitue un pan important des recherches en chronométrie mentale

L’étude des processus de création du temps par le cerveau envisage trois classes d’opérations : celles liées à la perception des durées, à celle des rythmes, et à celle de l’ordre temporel et de la simultanéité. Au total, soulignent les auteurs, c’est une multitude de rythmes de perception du temps que le cerveau doit traiter : rythmes nyctémériques, domaine des intervalles (seconde, heures, minutes), bande des événements très brefs, et ce traitement implique chaque fois des mécanismes nerveux différents. Différents types de mémoires (mémoire rapide, mémoire de travail, mémoire de long terme, mémoire non-temporelle) contribuent aux modalités selon lesquelles ces durées sont expérimentées : les processus qui lient la rétention et la mémoire plus longue sont cependant encore mal connus, et les auteurs, soulignent également l’importance de la mémoire prospective (mémoire des intentions passées), peu explorée encore, et plus largement d’ailleurs les questions posées par la dimension protentionnelle de la conscience du temps.

La façon même dont le temps est vécu est, répétons-le, plurivoque, et il faut bien distinguer temporalité implicite et temporalité explicite. "L’attitude naturelle" est caractérisée par un accès direct et implicite de nos actions avec la dynamique du monde environnant, en lequel rétentions et anticipations sont implicites, "cognitivement impénétrables" ; en elle, l’action exprime le temps mais n’est pas définie par une représentation temporelle. La structure des relations temporelles au contraire ne concerne qu’un second mode de perception du temps, explicite, obtenu par retour rétrospectif. Utile également selon les auteurs, la distinction (proposée jadis par William James) entre la façon dont la conscience du temps est suscitée (et qui relève des systèmes perceptifs) et celle dont elle est expérimentée (qui n’est plus affaire des processus sensoriels mais de processus cérébraux centraux). Cette plurivocité des modalités de la conscience du temps est d’ailleurs illustrée de façon intéressante par quelques paragraphes consacrés à la conscience du temps en musique. Au-delà des questions phénoménologiques traditionnelles (rétention, conscience d’écoulement, etc.), les auteurs soulignent l’importance des structures mélodiques et de leurs rythmes, et évoquent un certain nombre de conséquences de l’adoption du sérialisme sur les modalités d’écoute   . En fin de compte, demandent-ils, "Dans la musique, le mental est-il finalement un vécu plus continu que discret ?"

L’ouvrage propose une étude assez détaillée des processus par lesquels l’organisme estime les durées. Le modèle le plus admis en sciences cognitives implique une horloge interne, s’appuyant par des mécanismes de conversions sur une série d’indices extérieurs, pour "donner le temps" (même si, notent les auteurs, des modèles concurrents, mettant en jeu l’habituation, existent). Cette horloge peut être influencée, mais de façon difficile à saisir car très variable, par différents paramètres (températures, âge, etc.)  Pour comprendre ces influences, l’ouvrage nous guide, en quelques pages assez absconses (en particulier les p. 234 - 251 qui abondent en termes techniques à travers lesquels un glossaire aiderait le non-spécialiste à s’orienter), au sein des mécanismes de régulation de l’horloge nyctémérique. De quels sites cérébraux dépend-elle ? Pour les rythmes longs, des noyaux suprachiasmatique (NSC). Comment l’émotion contrôle-t-elle l’estimation du temps ? Par son influence sur les agents chronobiotiques (mélatonine, sérotonine, etc.) dont les fonctions sont intriquées et excèdent le simple cadre de la création et la régulation de l’expérience temporelle. En fin de compte, concluent les auteurs : "Ne pourrait-on pas imaginer que des réseaux neuronaux non spécialisés soient, occasionnellement en quelque manière, susceptibles de prendre en charge telle perception de durée." Sans qu’il soit besoin de nier l’existence de circuits spécialisés, on peut penser que l’encodage de la durée soit un processus disséminé dans différents circuits du cerveau…

Une discussion des interprétations possibles des expériences de Libet (dont un des résultats les plus connus est l’attestation expérimentale d’une précédence de l’influx moteur sur la décision consciente lors de l’exécution d’un acte) permet aux auteurs de développer des considérations plus personnelles sur les processus qui engendrent et régulent la conscience du temps dans le cadre de l’action. Ceux-ci s’opposent fortement à la façon dont Daniel Dennett a voulu dissoudre le problème de la temporalité consciente (selon lui, le cerveau serait suffisamment lent pour que le temps court y soit brouillé, qu’il y ait pluralité d’esquisses révisables a posteriori) : pour Dennett, la "création" de l’expérience du temps par le cerveau n’utilise pas nécessairement le temps, mais pour les auteurs, nombre d’indices scientifiques plaident en faveur du contraire. Il s’agit bien plutôt selon eux d’examiner la question de la décision dans un cadre plus global faisant place à quelque chose comme une "décision inconsciente".

La conclusion, enfin, met à nouveau l’accent sur le problème spécifique de la protention, aussi énigmatique pour les neurosciences que pour les philosophes, et qui demanderait d’ailleurs une élaboration spécifique plus audacieuse que ce qui a été produit jusqu’à présent