Un livre qui appelle à une troisième refondation de la social-démocratie. Une entreprise louable et sérieuse mais pas aussi imaginative qu'on pouvait l'attendre d'Henri Weber, philosophe de formation et député européen.

Les lecteurs assidus du livre “ Génération ” de Patrick Rotman et Hervé Hamon connaissent depuis longtemps la figure d'Henri Weber, un des grands acteurs de mai 68.
Sa première vie fut celle d'un militant révolutionnaire, cadre de la LCR aux côtés d' Alain Krivine, théoricien reconnu de ce mouvement avec Daniel Bensaïd.
Il a connu, à l'instar de beaucoup d'autres, une évolution lente vers le réformisme qui l'a conduit à rejoindre le PS et à devenir un des principaux soutiens de Laurent Fabius, tout en poursuivant un dialogue théorique avec son ancienne famille politique.
Philosophe de formation, enseignant à Paris VIII, il s'est intéressé tout particulièrement à la théorie marxiste et aux grandes articulations idéologiques de l'histoire du socialisme.
Il est, par exemple, un spécialiste de l'œuvre de Karl Kautsky et a consacré également de nombreuses pages à Pannekoek, théoricien conseilliste de la gauche dite “ germano-hollandaise ”.
Sénateur de Seine-Maritime à partir de 1995, il est devenu député européen de la grande région Centre lors des dernières élections européennes après un premier mandat obtenu en région Nord-Ouest.

La fin d'un cycle historique de la social-démocratie européenne

“La nouvelle frontière” n'est nullement un livre à connotation philosophique.
Ce choix se révèle pleinement volontaire de la part de son auteur, quitte à nous faire regretter une charpente théorique qui aurait pu donner plus de perspective au propos.
Il s'agit avant tout d'un livre-constat, constat souvent précis, étayé par de nombreux chiffres, d'une grande lucidité sur la situation économique et les nouvelles contraintes pesant sur la gauche si celle-ci venait à exercer des responsabilités.
Chose surprenante quand on connaît le parcours de son auteur et son appartenance à la famille politique la plus « mitterrandienne » du PS, on pourrait dire de ce livre que sa tonalité est presque “ rocardienne ” dans l'austérité de la forme et la volonté de parler-vrai qui l'habite.
Les nostalgiques de l'illusion lyrique en seront donc pour leurs frais : avec la rigueur et la sécheresse d'une note de synthèse de l'ENA, Henri Weber nous livre une véritable démonstration de social-démocratie “ techno ” diront les uns, “ responsable ” répondront les autres.
La contrepartie est un certain renoncement à la symbolique du discours, à une certaine tradition faite d'élan républicain et de sens de l'histoire.
Suivant en cela une exigence de réalisme, Henri Weber favorise la prédominance un peu froide du chiffre. Si l'ouvrage n’ évoque que des faits incontestables, il y manque parfois des points de vue clivants. “ Les faits sont têtus ” disait Lénine, ils sont parfois aussi un peu monotones, pourrait-on rajouter.

La thèse fondamentale du livre repose sur une vision des âges de la gauche se succédant dans le temps par refondations successives.
A une première refondation, caractérisée par le renoncement à la prise de pouvoir révolutionnaire et acceptation du libéralisme politique aurait succédé une deuxième refondation qui se confondrait, pour sa part, avec l'acceptation de l'économie de marché. Toutefois ces deux grands basculements ne suffiraient plus aujourd'hui à rendre opératoire le logiciel social-démocrate.
Weber montre avec justesse que la social-démocratie européenne, sous ses diverses formes, a connu un “ moment optimiste ” qui coïncidait avec des victoires électorales à répétition et des résultats très encourageants, une fois installée au pouvoir.
De 1995 à 2002, de nombreux gouvernements de gauche ont su ainsi concilier une popularité forte, des indicateurs économiques au vert et d'importantes réformes structurelles économiques et sociales.
Cette période a également coïncidé avec une certaine prolifération des modèles théoriques. Il s'est ainsi dégagé plusieurs “ voies ” social-démocrates qui avaient la particularité de demeurer des modèles nationaux sans qu'on puisse imaginer les exporter ou les synthétiser à une échelle transnationale.
On peut partager alors le constat d'Henri Weber : la concurrence des modèles de la social-démocratie en Europe a été dommageable à cet effort de refondation et constitue une des causes de son échec car elle a été vécue sur un mode non-coopératif.
Henri Weber nous dépeint à cet effet les rivalités entre leaders de l'époque- Jospin, Blair et Schröder- et l'effondrement électoral qui a caractérisé les années 2000, tous modèles confondus.

Pour un nouvel internationalisme

Son optique, qu'il qualifie de “ nouvel internationalisme ”, serait alors de se doter de mesures programmatiques communes, déclinées dans chaque pays et portées par le PSE (Parti Social- Démocrate Européen), inaugurant ainsi un renouvellement méthodologique de l'approche politique, générant en parallèle, un renouveau théorique. Le principe de subsidiarité appliqué au socialisme, somme toute.
Ces nouvelles pratiques permettraient de proposer une alternative enfin crédible, portée au niveau européen, seul espace de pertinence de la social-démocratie.
L'hypothèse débouche donc sur un internationalisme nouveau, presque ontologique, en l'occurrence, puisqu'il ferait du niveau européen la condition d'existence même de la social-démocratie.
On peut se demander ici si la vision d'Henri Weber n'est pas trop optimiste : Penser qu'il suffirait de s'inscrire au niveau européen pour générer une politique novatrice et convaincante pour l'électorat c’est risquer de s'affranchir de l'exigence de contenu d'un tel programme.
Or, force est de constater que l'unification des diverses traditions social-démocrates dont la géopolitique actuelle s'est cristallisée lors de la décennie 1990 n'est pas achevée.
.Si Henri Weber nous indique assez clairement la voie pratique et organique de ce renouveau, il minimise quelque peu la difficulté du travail d'unification théorique à accomplir.
Enfin, on peut malheureusement douter que les divers électorats nationaux soient sensibles à la simple mention de la dimension européenne quand on connaît, hélas, la fracture béante entre l'échelon européen et le cadre électoral national comme en témoigne la récurrente médiocre participation aux élections européennes..
On partage sur ce point avec l'auteur le constat de la nécessité d’une démarche unificatrice sans pour autant la penser suffisante pour assurer un renouvellement complet de la doxa social-démocrate comme il semble le penser aujourd’hui, partageant les positions récentes de Massimo D'Alema.

L'écosocialisme comme nouveau paradigme

Le passage le plus fécond pour la réflexion est certainement celui traitant de l'écosocialisme.
Henri Weber y fait preuve d'une certaine aisance théorique en posant le problème de l'intégration des problématiques écologiques au sein d'un corpus de pensée issu de la société industrielle et marqué par le productivisme émancipateur des pères du socialisme.
La Nature a été dès l'origine un des grands concepts oubliés de la pensée marxiste à l'exception notable de Rosa Luxembourg alors même que la généalogie post-romantique de Marx aurait dû permettre une liaison plus évidente.

Les socialismes réels, quelles que soient leurs formes, demeurent , au contraire, solidaires de l'idée occidentale et biblique de soumission de la nature à l'homme, laïcisée dans la foi accordée au progrès scientifique.
Saint-Simon, Comte, Marx et Keynes poursuivent à ce titre le même combat, habités par une fascination admirative et répulsive pour l'usine, perçue comme métaphore de l'organisation technique rationnelle.
Des penseurs oubliés des années 60 comme Ivan Illich ou André Gorz ont su, pour leur part, montrer que l'accumulation capitaliste s'opposait au souci écologique comme à la qualité de la vie. Ils inaugurent un retournement majeur dont les effets commencent à se manifester.
Les idées de réduction du temps de travail comme celle de responsabilité écologique puisent leurs origines à cette même source.
De surcroît, le marxisme historique a été un économisme dont l'objectif d'émancipation s'accompagnait t d'une croyance à l'efficacité sans limite de l'appareil de production de la société socialiste à venir.
De plans quinquennaux en grands bonds en avant, les applications historiques du communisme ont rivalisé dans le désastre écologique, tandis que la France gaullo-pompidolienne se lançait unanimement dans une célébration du nucléaire, qui jusqu'à nos jours fait débat.
Entre culture idéologique et tropisme national, les socialistes français n'ont pas forcément été précurseurs en la matière et ont même accusé un certain retard sur leurs homologues du nord de l’Europe.

L’enjeu électoral de la question écologique

Pourtant, si l'on observe le mouvement historique qui a amené le souci écologique à occuper le devant de la scène, les sociaux-démocrates y prennent une part importante : c'est sous l'égide d'une sociale-démocratie norvégienne que se met en place la première réflexion sur le développement durable et la croissance soutenable.
Dans la typologie que dresse Weber des différentes formes de pensée écologique, typologie par ailleurs très convaincante, la famille social-démocrate se différencie très nettement des idéologies de la décroissance comme de l'écologie néocapitaliste.
Pointant du doigt un nécessaire aggiornamento des progressistes sur la place de l'écologie dans leur conception du monde, il évoque la nécessité de faire de celle-ci un modèle réussi de régulation et de redistribution ainsi qu'une source de développement industriel s'inscrivant dans la montée de gamme générale des industries européennes dans le marché mondial.

La question du partenariat électoral avec les verts, doit être reconsidérée à l'aune de ces nouvelles évolutions.
Or, Weber le montre bien et livre ici une analyse qui mérite d'être poursuivie et approfondie car elle se situe au cœur des orientations idéologiques et du ciblage électoral de la gauche- l’écologie politique est à un tournant de sa jeune histoire.
Les mouvements écologiques sont traversés par des tendances profondes au recentrement politique et forment ainsi des alliances de moins en moins rares avec les conservateurs comme par exemple en Allemagne où une partie des verts lorgne vers la CDU et développe une conception davantage conservatrice et patrimoniale de l'écologie que par le passé.

De toute évidence, la gauche aura, à travers la question écologique, à réaliser une synthèse, entre des normes privilégiant les questions liées à la redistribution des biens matériels et d’autres davantage liées à la redistribution des biens “incommensurables ” comme le temps, l’énergie, l’air, ou la santé.
Cette évolution se traduira par la nécessité d'une alliance électorale sur une base sociologique recoupant deux électorats très différenciés voire antagonistes.
L'écosocialisme serait l'approche qui réussirait au mieux à pérenniser ces exigences, son échec serait celui de toute possibilité de refondation nouvelle selon Weber.

La troisième refondation et la question sociale

Le vrai bémol que l’on pourrait émettre à la lecture de ce livre, est de ne pas véritablement proposer de mesures concrètes et innovantes .
Si Henri Weber, en élu socialiste de devoir, évoque quelques éléments du projet socialiste, comme les Eurobonds, la fusion CSG-Impôt sur le revenu, il semble s'effacer progressivement derrière les programmes électoraux , qu'il soit nationaux ou européens.
Les mesures évoquées sont certes intéressantes, mais on pressent qu’elles ne propulseront pas à elles seules les foules dans les bureaux de vote.
Il semble que, trop souvent, la prudence de l'élu ait pris le pas sur l'audace du théoricien.
Néanmoins, dans un monde politique où il est de bon ton de s'arroger une forme de prescience, , on ne pourra pas reprocher à Henri Weber de se joindre au concert de ceux qui veulent faire entendre à tout prix leur différence .
Henri Weber ne se présente ni comme un sauveur, ni comme un précurseur, mais nous livre une publication de l'intérieur de la social-démocratie qui relève du témoignage loyal d'un élu en quête du renouvellement du sens de son action.

Des esprits chagrins- et pas seulement gauchisants- pourront tout de même s'interroger sur la disparition, légèrement symptomatique, de la question sociale dans les grandes problématiques évoquées.
La social-démocratie de la troisième refondation , peut-elle privilégier ces thématiques nouvelles, qui traduisent la “ montée de gamme ” de son électorat, sans poursuivre son travail critique sur ,des appartenant plus traditionnellement à son corpus et aux attentes de l'électorat populaire comme le travail, la pauvreté, la mobilité sociale ?
Si telle n'est pas la pensée profonde d'Henri Weber, qui a conceptualisé avec Laurent Baumel la notion de “ nouvelle alliance ” dans un livre précédent, force est de constater que c'est indéniablement la question de la fidélisation électorale de la nouvelle classe moyenne supérieure qui ressort prioritairement du propos.
La réactivation de l’a priori favorable dont la gauche bénéficiait dans les milieux populaires demeure secondaire.
L'écosocialisme est ainsi très clairement, et Weber ne s'en cache pas, une orientation visant à réaliser une fixation de cet électorat CSP + à gauche contre les tentations “ dextrifuges ” de la nouvelle écologie politique.

Vers le concret

On a désespérément l'impression que la panne idéologique qui, depuis dix ans, s'est emparée de la gauche en Europe se traduit aussi par une forme de déperdition de l'imagination, qui en 1968, d'après le slogan resté célèbre, devait être au pouvoir.
Henri Weber se pose en témoin lucide de cet état de choses. On rêve cependant d'un second ouvrage où il s'engagerait davantage autour de mesures fortes et identifiables qui permettraient d'occuper le centre du débat public, ce qui manque certainement aujourd'hui à la gauche.
Pour parodier le philosophe Jean Wahl, il reste un pas à faire pour aller “ vers le concret ”.

“La nouvelle frontière”, c'est un peu le “ En attendant Godot ” de la gauche.
On finit, à force d'attendre cette troisième refondation, par se demander si elle adviendra un jour et sous quelles formes.
En refermant le livre,on se prend à espérer que la pièce qui se joue sous nos yeux ne soit pas, pour rester du côté de chez Beckett, “Fin de partie”.