Dans un essai qui est aussi fiction, intelligence et bêtise se livrent un combat singulier.

S’il est vrai, comme l’écrit Gilles Deleuze, que "la plus mauvaise littérature fait des sottisiers" tandis que "la meilleure fut hantée par le problème de la bêtise, qu’elle sut conduire jusqu’aux portes de la philosophie, en lui donnant toute sa dimension cosmique, encyclopédique et gnoséologique (Flaubert, Baudelaire, Bloy)"   , écrire sur la bêtise se révèle redoutable.

La bêtise est en bonne santé. Cette vitalité devrait inquiéter l’intelligence. Il se pourrait cependant que les lignes de démarcation entre les deux ennemis ne soient pas si claires. Contre une telle opposition tranchée, le dernier ouvrage de Belinda Cannone, romancière, essayiste, professeur de littérature comparée à Caen, brouille un peu les cartes. La bêtise n’y est pas ce qui se tait devant l’intelligence mais précisément ce qui couvre sa voix en se faisant passer pour elle. En ce sens, cet essai reste dans le sillage de son autre opus, Le sentiment d’imposture, la bêtise intelligente étant bien une imposture mais ne se reconnaissant pas pour telle. Toute la difficulté de l’ouvrage est ainsi justement de lui donner ce sentiment. Quant au lecteur qui peut toujours douter de la nature de son intelligence, il s’agit pour lui de redoubler d’attention car la bêtise est inventive, elle s’améliore, le mal va vers le mieux. La conversation entre trois personnages imaginaires permet de découvrir que la bêtise n’est pas si bête, qu’elle se masque et sait faire de tout effort de pensée son aliment. Gageure donc que cette réflexion, puisqu’il s’agit, en pensant la bêtise, de ne pas manifester une intelligence bête, une sottie pouvant avoir de la sottise. Gageure enfin que d’être publié dans la série "L’autre pensée" de Stock, pour que la série soit bien digne de son titre. Comment penser autrement que la bêtise qui pourtant pense, ou plutôt le pense ?


Une discussion ne se voulant pas vaine

La bêtise intelligente, dont les trois personnages discutent, n’est pas silencieuse et, pire, elle a souvent très bonne presse. Elle se manifeste de façon diverse, dans l’emploi d’expressions courantes mais vides, le conformisme, le jargon, les modes intellectuelles jusque dans la connexion de la bêtise et de la méchanceté.

L’ouvrage s’efforce, à l’aide de nombreuses références à des auteurs variés (Pascal, Musil, Bloy, Moravia...), de décrire les formes multiples que peut prendre la bêtise. Tout ranger sous le même terme de bêtise intelligente peut sembler rapide, ainsi que ce qui est dit de certains de ces thèmes. Mais l’ouvrage ne prétend pas livrer une compréhension systématique du manque d’intelligence et ce, précisément parce que "la bêtise est chose si ondoyante, si labile, qu’on a du mal à la fixer"   . La discussion entre le narrateur, sa fiancée et son camarade Gulliver vise à apprendre à la reconnaître dans la paresse, les bons sentiments, le relativisme, "la pensée-mode". La force du texte est de travailler à empêcher que ces critères de reconnaissance ne deviennent des insultes bêtes.
 
Elle y parvient par ce choix d’une fiction ne faisant pas le type de l’homme bête, comme le Bourgeois de Léon Bloy ou le petit homme de Wilhelm Reich. La réflexion de Belinda Cannone, elle, insiste, comme son article "Parlez-vous le bête ?"   le disait déjà, sur la bêtise comme langage, langue familière qu’il s’agit de rendre étrangère. Ainsi le titre La bêtise s’améliore  : avis dans une conversation pauvre ou jugement éclairé ?


Le problème de la bêtise

Il est toujours délicat d’écrire sur la bêtise. Pointer la bêtise de ses contemporains est une position impliquant de savoir penser et risque de limiter le discours à l’invective . De plus, il ne suffit pas que la bêtise se renouvelle sans cesse pour que la nouveauté s’ensuive du point de vue de l’histoire littéraire. Connaître la bibliographie de ce thème ne garantit pas la pertinence du propos. Consciente de ces difficultés, Belinda Cannone en joue. En effet, plutôt que d’abattre dogmatiquement des références pour théoriser la bêtise intelligente, mettre en scène des personnages lisant, citant, ne sachant pas toujours à quel auteur se vouer ni quel usage faire d’une lecture, s’occupant d’autre chose que de la bêtise, permet d’éviter le ton sentencieux. Plus encore, ces descriptions au tour souvent piquant et l’écriture d’une "conversation à sauts et à gambades"   manifestent la difficulté de chasser la bêtise dans l’exercice même de la pensée. Plutôt donc que de s’agacer contre la bêtise, cet essai choisit la voie plus lente et ironique de la fiction.


En finir avec les lieux communs ?

La tâche d’évincer les lieux communs, les formules et les attitudes creuses, ne connaît pas de fin. Toujours la bêtise pourra s’améliorer. Ce que l’on peut souhaiter au titre de l’ouvrage est bien qu’il ne devienne pas proverbial. Il se pourrait que ce soit pour lui éviter de se changer en poncif, que le texte se refuse à donner trop abruptement des conclusions. La vigilance sérieuse, mais sachant aussi rire de soi, qu’il défend, se défend d’autant mieux qu’elle ne se veut pas un slogan. L’intelligence, toujours minoritaire et solitaire ?

Face à cette question, il est plaisant de suivre dans le texte combien l’amour, dont un lieu commun dit qu’il rend bête   , entre le narrateur et sa Clara peut interrompre la discussion sur intelligence et bêtise. Un autre silence que celui de l’intelligence face à la belle parleuse qu’est la bêtise. Où trouver, dès lors, la lucidité supérieure de la pensée ?

Ce livre, assurément, est stimulant mais l’assurance de stimuler uniquement l’intelligence, et non la bêtise, ne peut jamais, sans bêtise, être donnée. Désirer dire avec Monsieur Teste que "la bêtise n’est pas mon fort"   , n’est-il pas dire qu’elle l’est peut-être? De qui est-elle le fort ?


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