La dette, le leadership et la défense

Si la crise financière de ces derniers mois semble toucher la plupart des pays, c’est l’économie américaine qui se trouve aujourd’hui au cœur de toutes les interrogations. Les incertitudes liées à la capacité des États-Unis à sortir de la crise et aux moyens qu’ils ont mis en œuvre pourraient fragiliser le leadership mondial américain. En effet, depuis la fin de la guerre froide et de l’effondrement du bloc soviétique, les États-Unis sont passés du statut de superpuissance à celui de seule hyperpuissance militaire, économique et culturelle, les trois piliers interdépendants de l’hégémonie américaine. Le rôle de la défense est un point sous-jacent, et néanmoins crucial, du débat politique, houleux, opposant depuis cet été au Congrès les camps républicain et démocrate dans la recherche d’un accord dans la gestion de la dette publique. À l’aune des tractations entre les deux grands partis, l’ensemble des think tanks a beaucoup traité de l’accord trouvé in extremis au Congrès le 8 août dernier et qui prévoit des coupes budgétaires, notamment pour la défense.

La parole est à la défense

L’American Enterprise Institute et l’Heritage Foundation, hérauts du mouvement conservateur, la Hoover Institution, plus modérée, et la Brookings, think tank progressiste, fustigent avec virulence l’accord trouvé entre républicains et démocrates sur le plan de gestion de la dette publique. Selon eux, cet accord ferait porter au  budget de la défense une grande responsabilité dans la dette actuelle ainsi que la majeure partie des  économies que l’État doit faire pour rééquilibrer les finances publiques. Alors que le président Obama avait déjà annoncé, lors de ses deux premières années de mandat, une baisse de 400 milliards de dollars sur dix ans pour le budget de la défense, l’accord au Congrès a entériné une coupe supplémentaire de 350 milliards à destination du Pentagone lors de la prochaine décennie. Cet accord prévoit, en outre, qu’en cas de blocage lors de la prochaine réunion de crise en septembre, une coupe automatique de 600 milliards viendra s’ajouter aux précédentes ! Si l’ensemble des think tanks reconnaît l’explosion des dépenses militaires depuis 2001, qui est essentiellement due aux guerres en Afghanistan et en Irak, ils soulignent aussi que le budget alloué à la défense depuis 1990 est largement inférieur proportionnellement à ce qu’il était lors de la guerre du Vietnam ou durant la guerre froide en regard du PNB. La Brookings rappelle que la défense ne représente que 15% du budget fédéral et que ce secteur avait déjà subi sous Clinton, puis G. W. Bush des politiques d’économies et, enfin, plus récemment de l’abandon de commandes programmées décidé par Obama. Ce budget constitue 4,8% du PIB (moins encore pour le PNB). La Hoover, dans un rapport exhaustif de 2003, affirmait d’ailleurs qu’en deçà de 5% du PNB, le seuil fatidique de "sur sollicitation" économique n’est pas atteint, c’est-à-dire que l’équilibre budgétaire dans sa juste répartition serait préservé.

Pourtant, d’autres lectures des dépenses de défense sont possibles. L’analyste Chalmers Johnson pointe du doigt les "artifices" budgétaires qui permettraient des frais cachés annexes. En effet, plusieurs dizaines de milliards de dollars consacrés à la défense sont répartis par le gouvernement sur des postes comme l’énergie, le département d’État, la sécurité intérieure, les fonds de retraite du Trésor, l’agence spatiale NASA, les activités paramilitaires du FBI, de la CIA ou du NCIS (Naval Criminal Investigative Service), etc.… Le Cato Institute abonde en ce sens et évoque des dépenses militaires plus élevées que lors de la guerre du Vietnam si on les corrige avec le vecteur de l’inflation. Information déjà avancée par le New York Times il y a un an et qui soulignait alors que le budget défense de 2010 était le plus élevé depuis 1945. Le think tank suédois SIPRI, spécialiste dans l’observation et l’analyse du secteur de la défense à travers le monde, confirme que le budget défense américain a presque doublé depuis 2001 et représente 50% des dépenses militaires mondiales en 2010.

La Brookings souligne qu’il serait irréaliste de prétendre que le budget de la défense absorbe la majeure partie du déficit quand 9% aujourd’hui et le double en 2030 des moyens du Pentagone sont destinés à Tricare, c’est-à-dire au plan de vie du personnel : soins de santé, retraite, reconversion entre autres. Plus de 100 milliards de dollars ces dernières années ont été consacrés à des frais liés aux vétérans, pour la plupart des bénévoles. Le think tank de rappeler que le contrat moral qui lie la société américaine à ses défenseurs est juste moralement. Enfin, la majorité des think tanks soulignent qu’inévitablement les retraits militaires d’Irak et d’Afghanistan vont permettre de réaliser des économies substantielles sûrement suffisantes. S’il existe du gaspillage que le Pentagone doit apprendre à éviter, il serait injuste de parler de mainmise du complexe militaro-industriel sur la politique américaine et de le désigner comme coupable de la crise économique qui ébranle le pays. Think tanks conservateurs et libéraux se rejoignent sur la nécessité que les budgets destinés aux prestations sociales fournissent également un effort solidaire et appellent à des réformes fiscales.

Le think tank Atlantic Council voit dans cette crise économique un phénomène logique de repli de la société sur les questions de politique intérieure au détriment de guerres lointaines aux coûts humain et financier trop élevés. Selon lui, les dirigeants politiques devraient mieux et davantage communiquer sur les objectifs et les intérêts de ces guerres ainsi qu’afficher clairement leur volonté infaillible de remporter la victoire. Et le plus important : réorienter la réflexion collective en remplaçant le "combien ça coûte ?" par "quel est le prix de notre sécurité ?"

L’attaque est-elle la meilleure défense ?

Le débat autour du budget de la défense et de son poids dans l’économie domestique pose en réalité une question plus globale et non moins importante aux Américains : comment préserver leur leadership global mondial ? Pour AEI, Heritage, Brookings et Hoover, la baisse des dépenses aurait des conséquences négatives majeures, tant militairement qu’économiquement et politiquement. Il faudrait renoncer à renouveler et moderniser les équipements et le matériel militaires, geler les avancées technologiques, réduire les effectifs. Car pour ces think tanks, c’est l’avance technologique de l’armée américaine qui lui assure sa force sur ses potentiels adversaires et finalement un leadership indiscutable. Les États-Unis ne pourraient plus répondre aux menaces qui se profilent : guerre mondiale contre le terrorisme chimique, nucléaire, biologique, prolifération d’armes de destruction massive, dangers représentés par les États ennemis comme la Chine, l’Iran ou la Corée du Nord. De plus, ce serait envoyer un message de faiblesse à ses ennemis et leur laisser l’opportunité de refaire une partie de leur retard. Finalement, le plus grand danger pour les États-Unis ne serait pas la dette mais l’accord sur la limite de la dette qui oblige à des coupes drastiques dans le budget de la défense. La Brookings pense que si des coupes sont envisageables, il ne faut pas aller au-delà de 10%, sans quoi ce serait mettre en péril la sécurité nationale.

Du point de vue économique, les think tanks craignent que le manque de moyens militaires mette en danger les intérêts américains à travers le monde : outils de production, voies et transports de marchandises, etc.… L’instabilité mondiale provoquerait la hausse des prix du pétrole et du gaz, voire des difficultés d’approvisionnement. Le risque d’attentat sur sol américain - aux effets dévastateurs pour la stabilité économique – serait en outre accru. AEI fustige la politique d’Obama qui n’aurait pas conscience que la prospérité et la sécurité de l’Amérique sont interdépendantes, que la domination militaire dissuade la concurrence sur tous les plans. L’on peut citer la Chine qui jusqu’alors a choisi une concurrence "pacifique" ou le pétrole qui continue d’affluer malgré l’Iran. Tandis que la diplomatie trop souple, dite "par-derrière", d’Obama aurait permis que le FMI questionne récemment le dollar comme monnaie de référence pour les échanges économiques mondiaux.

Mais sur ce point également, la voix discordante du Cato Institute se fait entendre. Les conservateurs ne comprendraient pas que l’argent dépensé n’assure pas le succès et qu’il ne s’agisse pas de "combien" mais de "comment" investir mieux dans les moyens militaires. Il estime que le budget actuel ne tient pas compte d’un contexte géopolitique différent. Les guerres en Afghanistan, en Irak et en Libye s’avèrent superflues en l’absence de menace directe, tout comme par le passé les interventions dans les Balkans. Le soutien militaire à des pays alliés aujourd’hui assez puissants pour se défendre seuls ne serait plus indispensable : la Russie, la Chine et la Corée du Nord auraient fort à faire face à l’Union Européenne, au Japon et à la Corée du Sud. La Chine, dont le budget défense n’est que de 120 milliards de dollars, serait encore loin derrière les États-Unis sur les plans politique et social. Les dépenses militaires ne satisferaient que l’industrie de l’armement et les pays alliés. Pour Cato, il ne faut pas de confondre dépenses militaires et défense de la nation, et le gouvernement devrait avant tout s’occuper de l’Amérique et des Américains.

La défense comme stratégie gagnante ?

De manière générale, les think tanks conservateurs et progressistes s’accordent sur les dangers que représenterait un leadership militaire moindre et se démarquent ainsi de la ligne défendue par les partis dont ils sont proches. En plus de les mettre en garde sur les conséquences directes pour le pays, ils leur rappellent les risques électoraux posés par le fait de galvauder la sécurité nationale. Il y aurait d’un côté les républicains, satisfaits d’avoir empêché une hausse des impôts, de l’autre les démocrates, soulagés d’avoir préservé un certain nombre d’acquis sociaux, et tout cela au détriment de la défense. AEI et Héritage avancent la possibilité que les deux camps fassent échouer à dessein la deuxième réunion de gestion de crise, puisqu’un accord prévoit qu’en cas de blocage, 600 milliards supplémentaires seront retirés automatiquement au budget du Pentagone. Le seul dernier élément de pression pour les conservateurs au Congrès serait alors de remettre en question une quinzaine de points d’application de la réforme de la santé voulue par Obama. Mais ils avertissent le camp républicain du risque d’une victoire politique à la Pyrrhus et placent sur le même plan l’urgence de bloquer une possible hausse des impôts et la nécessité absolue de maintenir le budget du Pentagone.

Si les think tanks se rejoignent pour dire qu’une hausse des impôts, du chômage ou une récession rendraient peu probable une victoire d’Obama en 2012, ils soulignent aussi que jamais dans l’histoire des États-Unis un président sortant ayant cédé à des coupes dans le budget de la défense en temps de guerre n’a été réélu. Les think tanks conservateurs rappellent que la notion de sécurité nationale est inscrite dans le patrimoine génétique du peuple américain et que tout dirigeant a pour devoir sacré de protéger le territoire et les intérêts du pays. L’oublier serait une grave erreur vis-à-vis de l’électorat américain. Dès lors, Obama, premier Président depuis Roosevelt à ne pas prioriser la défense dans sa ligne politique, serait coupable de se résigner au déclin de l’empire américain. Il serait même le premier "après Président américain", celui qui se situe au-dessus du patriotisme, celui qui se voit comme citoyen du monde acquis au concept européen de gouvernance mondiale. En conclusion, un Président incapable de protéger le peuple américain en mettant en danger la souveraineté nationale.

Dans leur ensemble, les principaux think tanks des deux camps préconisent au Congrès et au comité spécial sur la dette de bien évaluer les risques à sacrifier la sécurité nationale sur l’autel des prestations sociales. Autrement dit, de veiller à ne pas adopter une solution pire que le problème. Pourtant, le concept de Soft Power   défini dés 1990 par Joseph S. Nye, avance clairement que la puissance actuelle -et surtout future- des Etats-Unis s’articule principalement autour de moyens idéologiques et culturels visant à influencer, inciter ou séduire les autres États à travers le monde. Le modèle de relations internationales articulé sur le principe du rapport de force, violent, serait devenu obsolète et laisserait place à une forme de promotion variée et subtile de l’"American way of life". Cet alarmisme général des think tanks américains, qu’ils soient conservateurs ou libéraux sur la question du budget militaire et de sa prédominance dans la domination américaine s’oppose à une vision d’intelligence stratégique qui renforcerait d’autres atouts de pouvoir