Un essai sur le vocabulaire du perfectionnisme moral, de la Christian Perfection à Barack Obama.

Toute une histoire préside à l’invention et à l’élaboration du terme "perfectionnisme" chez Cavell préférentiellement par exemple à l’expression "d’éthique de la vertu" ou de "réalisabilisme" qu’il propose également. Ces expressions nous ramènent toutes à Emerson : défendre le perfectionnisme, c’est prendre garde, comme il le dit, que « le monde avec lequel je suis en conversation dans la ville et dans les fermes n’est pas le monde que je pense », défendre une "éthique de la vertu" c’est défendre, avec une référence à la vertu gréco-romaine un individualisme contre le conformisme; enfin défendre un "réalisabilisme", c’est penser le "pouvoir pratique de la philosophie", viser quelque chose comme son achèvement (ou comme le dit encore Emerson son "succès"). Si ces expressions sont équivalentes, pourquoi alors Cavell retient-il ce terme de perfectionnisme? L’hypothèse que nous formulons, ici, est que l’appel perfection sert à Cavell dans un tournant langagier à contourner l’ontologie sous-entendue par toute une orthodoxie de la perfection. Il s’accompagne plutôt que d’une contradiction d’un contre-transfert dans les termes mêmes : de même que le "réalisabilisme" d’essence sceptique d’Emerson se tient finalement à distance de toute tentation de réaliser quoi que ce soit du monde de la pensée, de même que la vertu n’a pour rétribution qu’elle-même (et donc n’est pas au bout d’une pratique), cette perfection dont Cavell nous parle pourrait n’avoir finalement que peu de rapport avec l’"être-parfait" religieux au sens strict. Au-delà de cette notion, dans sa volonté délibérée de maintenir le terme, Cavell ne nous offre-t-il pas alors comme un point d’excellence et d’opposition aux formes réifiées et culturelles de la perfection? Mais c’est alors à l’issue d’une démarche originale : si la perfection a déjà pu se dire par exemple dans le christianisme historique, rien n’empêcherait selon Cavell d’en restituer l’intuition. Le discours perfectionniste nourri à une philosophie du langage ordinaire n’impliquerait pas la rupture. Cette façon de continuer ce qui a déjà été élaboré sous le nom de perfection, pourrait être appelée une enquête grammaticale (en un sens wittgensteinien) de la perfection.

Encore cette enquête est-elle faite sur un terrain américain, susceptible de nous offrir quelques surprises.

"Soyez parfait"

Á une certaine profondeur de notre histoire intellectuelle européenne (et dont l’Amérique est nécessairement aussi l’héritière), le terme et le thème de la perfection trouve des racines chrétiennes.

Nous lisons au verset 48 du chapitre IV de l’évangile selon Saint-Mathieu, cette parole de Jésus :

estote ergo vos perfecti sicut et Pater vester caelestis perfectus est

parole de la vulgate latine, traduite en anglais par :

Be ye therefore perfect, even as your Father which is in heaven is perfect  

et en français par :

Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait  

C’est Matthew Arnold, ce fils de pasteur de l’époque victorienne qui s’empare génialement de cette parole : "Estote ergo vos perfecti (…)", en le mettant en exergue de son essai Culture and Anarchy (Culture et Anarchie en français, que Cavell place dans la liste des textes perfectionnistes qu’il donnait à ses étudiants, selon le jeu d’une définition ouverte qu’il leur demandait d’élaborer). Matthew Arnold est le théoricien d’une vision de la culture, et est également l’ouvrier de toute une conception de l’État et de l’Enseignement, le passeur de toute culture aussi bien intellectuelle que politique. Il n’est pas faux de dire qu’un véritable culte lui a été rendu en Amérique autour de sa vision de la culture, de la religion, et de la politique. Cavell n’ignore pas bien sûr cette définition arnoldienne de la culture en tant qu’étude et pratique de la perfection, et par là la racine religieuse de tout perfectionnisme. Il ne peut pas ne pas reconnaitre également l’influence de Matthew Arnold dans la constitution du champ de toutes les Humanities et plus généralement dans l’organisation et la définition de l’Universitas, version américaine. Son rapport à Matthew Arnold est une question de filiation intellectuelle, tout autant que culturelle et politique. A partir de là on comprend mieux sous quels signes Cavell place la reconnaissance du perfectionnisme arnoldien : il s’agit d’une sécularisation sous le signe d’une responsabilité religieuse.

Matthew Arnold écrit:

"La religion dit : le royaume de Dieu est en vous; et de la même manière la culture place la perfection humaine dans une condition intérieure, dans le développement et la prédominance de ce que nous en propre d'humain, distinct de l'animalité. Elle la place dans l'effectivité toujours croissante et dans l'expansion harmonieuse complète de ces dons de la pensée et du sentiment, qui fait la dignité particulière, la richesse et le bonheur de la nature humaine. Comme je l'ai dit en une autre occasion, c'est dans l'addition infinie à lui-même, dans l'expansion infinie de ses pouvoirs, dans sa croissance infinie tant en sagesse qu'en beauté, que l'esprit du genre humain trouve son idéal. Pour atteindre cet idéal, la culture est une aide indispensable et c'est la vraie valeur de culture. Pas un bien ni un repos, mais une croissance et un devenir : tel est le caractère de perfection que conçoit la culture; et ici, aussi, il coïncide avec la religion."  

Pour ajouter un peu plus loin (et avec une vue plus dégagée encore) :

"Mais, finalement, la perfection - comme la culture nous apprend à le concevoir par une étude désintéressée de la nature et de l'expérience humaines, est un accroissement harmonieux de tous les pouvoirs qui font la beauté et la valeur de nature humaine : elle n'est pas compatible avec le surdéveloppement d'un pouvoir quelque qu'il soit au détriment du reste. Ici la culture va au-delà de la religion, telle que nous concevons habituellement la religion."  

Nous pouvons mesurer par ces deux citations combien le perfectionnisme de Matthew Arnold se distingue et même anticipe ce sur-perfectionnisme d’une vie en exercice telle que la dénonce par exemple Peter Sloterdjik (notamment dans son dernier livre "tu dois changer ta vie !" manifeste perfectionniste s’il en est !); combien également il n’endosse pas le discours religieux en tant que tel mais entend assumer une forme de « réponse », de continuité, de "sécularisation" des mots de la religion.

La perfection? Oui mais qu’on aura apaisée, adoucie, à laquelle on aura retiré selon Matthew Arnold notamment ce culte du martyr du Christ crucifié (rien n’étant plus désiré et plus refoulé chez lui que le programme d’une "imitation de Jésus Christ"). Et c’est une forme contre-transfert tout à fait semblable qu’on trouve chez Emerson, quant au culte de la personne de Jésus. Cavell écrit à ce propos :

"Dans sa Divinity School address, conférence délivrée un an après the American Scholar, Emerson, exposera le cas par excellence de notre refoulement, de notre désir de déléguer et d'attribuer nos potentialités aux autres, sous l’angle "d’un Christianisme historique nocif qui a exagéré l’importance de la personne de Jésus". Or comme il le dit, "l'âme ne connaît aucune personne". De façon évidente Emerson traite cette forme de culte ou de consécration, au nom de la spiritualité la plus élevée, comme une idolâtrie. Voici un site pour étudier dans quel sens le perfectionnisme succède, ou masque, ou sécularise une responsabilité religieuse, quelque chose que Matthew Arnold revendique explicitement de son perfectionnisme dans Culture and Anarchy  

Sous quels signes se fait ce type de confrontation qui tient plus à la forme du questionnement wittgensteinien qu’à la religion dans les limites de la simple raison kantienne (ou au prétendu achèvement d’une critique de la religion, qu’on trouve dans l’idéalisme allemand, à laquelle Cavell ne croit pas)? Cavell emploie souvent le terme responsibility . Comme en français "responsabilité" vient du latin "respondere". Être responsable c’est déjà pouvoir répondre ; mais être responsible en anglais c’est un peu plus : c’est être accountable ou encore reliable. L’idée de la Self-Reliance (la confiance en soi), maître concept d’Emerson, rejoint cette responsabilité (au sens donc d’une responsiveness).

Cette perspective voit chez Emerson comme chez Arnold, une confrontation peu commune aux mots de la religion. Elle implique un investissement formidable car ce n’est pas une doctrine ou un objet précis de la religion qui sera disputé mais c’est chaque mot de la religion qui sera confronté, accepté ou rejeté. Ce n’est pas non plus exactement une déconstruction mais, s’il fallait les distinguer , l’exercice d’une contre-diction non moins exigeante. C’est ainsi que procède Cavell inscrivant clairement le sens de la religion chez Emerson dans sa compréhension de l’étude des thèmes de la délégation, de la représentation comme motifs du jeu parodique ou contre-apologétique de l’écriture d’Emerson.

 

La "christian perfection"

Toutefois, au moins une fois dans l’histoire du christianisme, surgit (et ressurgit à la faveur de l’élection de B.Obama comme nous allons le voir) une intuition religieuse avec laquelle, chose assez étonnante pour être relevée, le perfectionnisme émersonien et cavellien pourrait s’accorder sans avoir à la reformuler, ou la replacer comme si elle s‘accordait pour ainsi dire de façon native avec lui. Cette intuition est celle d’une christian perfection. L’expression de christian perfection ou d’une christian’s perfection (la perfection selon le christianisme ou la perfection du chrétien en cette vie) apparaît au moins depuis le XVIe siècle dans le monde anglo-saxon. Aucun dictionnaire ou encyclopédie de théologie, à notre connaissance, en français n’y consacre un article. La perfection du perfectionnisme serait-elle plus consacrée en anglais qu’en tout autre langue ? En tout cas c’est Mathieu l’évangéliste qui parle dans la citation en latin :

estote ergo vos perfecti sicut et Pater vester caelestis perfectus est

Or, comme on l’apprend, Mathieu, qui est représenté par un homme ailé et dont le texte (l’évangile) insiste particulièrement sur la généalogie du Christ (ce qui le distingue de l’évangéliste Jean, dont le coté flamboyant et spirituel, est souvent opposé d’ailleurs au caractère pacifique de Mathieu) n’écrivait pas en latin mais en araméen. Les différentes vulgates latines vont s’appuyer sur le grec de la septante qui est une traduction, elle, de l’ancien testament et d’origine juive datant du Ve siècle avant Jésus-Christ. Ainsi resitué, perfectus traduit le grec τέλειός. Mais c’est alors toute une téléologie (chez Aristote est parfait ce qui a atteint sa fin τέλός [telos]) qui est revisitée par une perspective théologique, chrétienne, sur l’homme. Toute une théorie de la perfection dans une goutte de grammaire comme on en juge par les multiples sens de l’adjectif τέλειός dans la bible en anglais, pour nous limiter à cette langue puisque c’est celle dont hérite Stanley Cavell :

1) brought to its end, finished;
2) wanting nothing necessary to completeness;
3) perfect;
4) that which is perfect;
     4a) consummate human integrity and virtue;
     4b) of men;
          4b1) full grown, adult, of full age, mature.  

D’où les notions d"accompli", de "mené à son terme", de "maturation" avec cette idée intéressante que le "parfait" connote "l’homme adulte" tout à fait en adéquation avec cette affirmation de Cavell que la philosophie est l’éducation des adultes (education of grown-ups).

Quant au verbe τελειοω d’où l’adjectif τέλειός est formé, son usage est le suivant :

1) to make perfect, complete;
     1a) to carry through completely, to accomplish, finish, bring to an end;
2) to complete (perfect);
     2a) add what is yet wanting in order to render a thing full;
     2b) to be found perfect;
3) to bring to the end (goal) proposed;
4) to accomplish;
      4a) bring to a close or fulfilment by event;
           4a1) of the prophecies of the scriptures.  

τελειοω renvoie ainsi à un "parfaire", à un "achever", à un "rendre complet".

Qu’est-ce qu’être parfait ? Il n’y aurait presque rien à en dire ontologiquement. Mais peut-être plus à relever des usages et à se demander ce qu’est le "parfait" dans la langue. Il faudrait, alors, entreprendre une étude comparative entre les façons de "dire le parfait" par exemple en français à partir de ce transfert linguistique du latin (le praeteritum perfectum) et noter la présence d’un perfect tense en anglais que nous n’avons plus en français. Grammaticalement et étymologiquement, le "parfait" est rigoureusement un "temps verbal présentant le procès comme accompli et l'envisageant dans son résultat actuel". Une dimension du verbe semblable réapparaît dans les études sur ses aspects sémantiques (dits Aktionsart en allemand ou manner of action en anglais). Certains verbes sont rangés de façon aspectuelle en verbes "perfectif" et en verbes "imperfectifs". La question que l’on se pose pour déterminer si un verbe est imperfectif ou perfectif est : étant donnée l’action que désigne le verbe à quel moment le procès peut-il être dit "réalisé", "achevé", "complet" ? La question porte sur le procès de l’action, et non pas sur l’action en elle-même.

"Soit α le terminus a quo du procès, et ω le terminus ad quem de ce même procès. Tout procès peut alors être représenté ainsi : α——ω.
Dans un procès perfectif, le procès α——ω n'est réalisé que lorsque ω est atteint. Dans un procès imperfectif, au contraire, le procès α——ω est réalisé dès que α est atteint (dès que l'action a débuté)".  

Par exemple : les verbes trouver, sortir, naître, atteindre, mourir ont un aspect perfectif. Les verbes chercher, marcher, manger, chanter, vivre ont un aspect imperfectif. En effet : le procès de ma sortie (d’une pièce) n’est réalisé que lorsque je suis effectivement sorti. Sortir est donc un verbe (avec un aspect) perfectif; tandis que le procès de la marche est réalisé dès que je me mets à marcher. Chercher, vivre, chanter possèdent un aspect imperfectif (ce sont des procès réalisés dès qu'ils sont entamés). Ces modes imperfectifs sont là, dirait-on pour dire la fragilité et les intermittences de la vie étant donné que le propre de ces procès est de pouvoir s’interrompre n’importe quand, à la différence des procès perfectifs qui ne peuvent être à proprement parlé interrompus...

Nous avons là certainement aussi le site, langagier, inchoatif de la raison pour laquelle, Cavell affirmera (notamment contre le cadre méthodologique de John Rawls défendu dans sa Théorie de la Justice) que le perfectionnisme au sens où il l’entend n’a pas de vocation "téléologique". De façon logique (linguistiquement et sémantiquement), le perfectionnisme ne s’intéresse pas aux verbes perfectifs mais aux verbes imperfectifs, ceux dont le procès est réalisé dès leur commencement. Ceci justifie les multiples commentaires du perfectionnisme selon lesquels de façon apparemment paradoxales, il ne viserait aucune perfection. C’est précisément sur ce mode imperfectif qu’un auteur religieux comme John Wesley, le fondateur de l’église méthodiste, intervient et que son propos prend tout son sens. Il est difficile de trouver des références dans la théologie continentale à cette christian perfection défendue par John Wesley. En revanche, on trouve assez de références chez les théologiens anglo-saxons à l’article « perfectionnisme » de leurs diverses encyclopédies et dictionnaires. Des articles souvent qui prennent leur distance avec cette théologie suspecte, trop libérale sur les conditions de la sanctification, la justification et la rémission des péchés.  

Dans la vie perfectible ou qu’on pourrait appeler "perfectiviste", parfaitement orthodoxe, nous sommes de la naissance à la mort dans un procès perfectif. La sanctification (seul terme sous laquelle une perfection s’avère possible) ne peut être obtenue qu’après la mort. Toute une logique du devoir, de la vie, de la promesse divine, de ce coté de la tombe en découle. Dans un sens la doctrine de John Wesley s’oppose à une telle doctrine protestante, luthérienne ou réformée, qui est une vision sévère du péché originel. Selon cette dernière la sanctification ne peut être obtenue dans cette vie (non pas sans imposer au pêcheur tout de même le devoir d’être parfait en cette vie). L’appel à une Christian perfection peut être vue, alors, chez Wesley comme une réaction contre ce rigorisme en terme "aspectuel". C’est une manière tout à fait différente de considérer le temps de la vie. Le protestantisme conçoit la vie et le salut dans les catégories de ces verbes que sont Naître , Mourir comme des verbes perfectifs. Dans la vie, en revanche, selon la Christian perfection, (c’est un peu plus compliqué bien que nous pensons respecter l’intention de Wesley) le procès de la vie spirituelle est réalisé dès que la vie a commencé. Comment en effet quoique ce soit de la promesse divine pourrait être échu après notre vivant se demande Wesley? C’est absurde voire contradictoire. Comment notre foi pourrait-elle contredire notre facticité ? La perfection est forcément au départ, c’est un processus déjà atteint dès qu’il a commencé comme vivre est imperfectif. C’est là le génie de Wesley de l’avoir défendu, c’est là son génie "imperfectiviste" mais entièrement perfectionniste et sans doute un site d’explication important du combat qui continue, toujours nous semble-t-il autour du perfectionnisme, des intuitions du christianisme historique avec pour arrière-plan finalement rien d’autre que la téléologie occidentale.

 

La perfection dans le discours de Philadelphie (B H Obama)

Toute la téléologie occidentale de la perfection cependant serait-elle concerné ou simplement par un effet de raccourci du prisme américain cette perfection qui se réfracte (si nous pouvons nous exprimer ainsi) dans l’histoire américaine, conformément à ce que réclame constamment Cavell de sa pensée, à savoir qu’elle est à situer dans l’économie intellectuelle d’une nation : les Etats-Unis ?

Parmi les multiples commentaires qui ont accueilli le fameux discours du 18 mars 2008 de B.H.Obama, se trouve un blog qui émane du département des études juridiques de Harvard (un département connu d’ Obama, dans une université où a enseigné Cavell) qui analyse en terme de théologie de la perfection et de la réconciliation. Cet article en ligne, paru le lendemain de ce discours, affirme que le discours de B.H Obama est sous l’influence de la christian perfection.

Dans cet article, on lit :

"En même temps qu’un appel à un dialogue national sur la race, le discours du Sénateur Obama de 37 minutes est révélateur de ses vues spirituelles et religieuses. Dans ce dernier, Obama invoque clairement le cœur des croyances et principes chrétiens depuis le péché originel jusqu’à la grâce divine. “Perfection” fut son refrain – en invoquant le terme neuf fois – sans cependant la mentionner pour décrire un achèvement téléologique, mais plutôt comme une mission continue de perfection.

Cette union peut n’être jamais parfaite mais génération après génération a montré qu’elle pouvait être toujours accomplie.

Le Salut, dans cette perspective, est un processus, pas une issue ; un exercice constant de choix plutôt qu’une destination finale. Connu sous le nom de ‘’Perfectionnisme Chrétien‘’ cette doctrine est la pierre angulaire de la théologie de John Wesley, le chef de file du mouvement méthodiste. Il est intéressant de noter que le méthodiste actuellement le plus puissant - George W. Bush – semble professer une vision de la perfection tout à fait différente, qui implique la réalisation de buts spécifiques fondés sur une connaissance du plan de Dieu pour le monde. (…)

Bush professe une théologie de la certitude : la volonté de Dieu peut être connue – comme il nous a été en effet révélé – et notre tâche sur terre est de la réaliser. Par contraste Obama offre une théologie fondée sur un processus, non pas sur une issue : il s’agit de travailler à notre salut avec crainte et tremblement."  

Voici parfaitement établies sur certaines bases l’enjeu théologico-politique, philosophique et existentiel du discours de B.H.Obama. Selon un motif que nous avons déjà remarqué, cette théologie de la perfection serait tout entière dans un processus. Elle vise une perfection mais une perfection si l’on veut sans qualité, donc à la limite pas une perfection du tout (dans le sens d’un état à atteindre). Ces traits d’une « perfection » qui ne comportent pas la flèche de la sublimation ou du temps, appartiennent en fait intrinsèquement au perfectionnisme, tel que nous le comprenons.

Il faut conserver le nom de perfectionnisme, quitte à être mal compris ; et préférentiellement à d’autres expressions. Le mot "perfection" insiste. Il faut y insister comme d’ailleurs B.H Obama le fait. Il y a dans le discours de B.H.Obama onze instances (et non neuf comme le dit l’article, car il faut compter aussi avec l’"imperfection" !) de la perfection, (du parfait, du "parfaire", du "rendre parfait", du "pas encore parfait", etc.) :

1. "Nous, le peuple, en vue de former une Union plus parfaite."

2. "Bien sûr, la réponse à la question de l’esclavage était lisible à travers les lignes de notre Constitution, une Constitution qui avait à cœur l’idéal d’une égalité des citoyens devant la loi ; une Constitution qui promettait à son peuple la liberté et la justice, ainsi qu’une Union qui pouvait et devait être perfectionnée au fil du temps."

3. "Si j’ai choisi de me présenter à l’élection présidentielle à ce moment de notre histoire, c’est parce que je crois profondément que nous ne pourrons résoudre les défis de notre temps et parfaire notre union qu’en comprenant que, si nos parcours sont différents, nous avons les mêmes espoirs ; que, si nous n’avons pas tous la même apparence et si nous ne venons pas tous du même endroit, nous voulons tous aller dans la même direction : vers un avenir meilleur pour nos enfants et nos petits-enfants."

4. "Et cela aiderait sans doute à comprendre mes rapports avec le révérend Wright. Aussi imparfait soit-il, je le considère comme un membre de ma famille. Il a raffermi ma foi, célébré mon mariage et baptisé mes enfants. Dans aucune de nos conversations, je ne l’ai entendu parler de quelque groupe ethnique que ce soit en termes péjoratifs, ni faire montre d’autre chose que de respect et de courtoisie envers les Blancs qu’il fréquente. Il incarne les contradictions mêmes, le bon comme le mauvais, d’une communauté qu’il sert sans se ménager depuis tant d’années."

5. "Il est certain que les commentaires qui ont été faits et les thèmes qui ont surgi ces dernières semaines reflètent les aspects complexes du problème racial dans le pays, que nous n’avons jamais vraiment résolus – une partie de notre Union qu’il nous reste à parfaire."

6. "Voilà où nous en sommes : dans une impasse raciale où nous demeurons enfermés depuis des années. Contrairement à ce que disent certains de mes critiques, blancs ou noirs, je n’ai jamais eu la naïveté de croire que nous pourrions régler nos différends raciaux le temps d’un mandat présidentiel, ou du seul fait d’une candidature, une candidature aussi imparfaite que la mienne."

7. "Mais j’ai affirmé ma conviction profonde – une conviction ancrée dans ma foi en Dieu et dans le peuple américain : en travaillant ensemble, nous arriverons à panser quelques unes de nos vieilles blessures raciales, car, en réalité nous n’avons pas d’autre choix si nous voulons continuer à avancer en direction d’une Union plus parfaite."

8. "Pour ce qui est de la communauté blanche, la voie vers une Union plus parfaite suppose de reconnaître que ce qui fait souffrir la communauté afro-américaine n’est pas le produit de l’imagination des Noirs, que l’héritage de la discrimination et les éléments actuels de la discrimination – même si elle est moins criante que par le passé – existent et doivent être combattus."

9. "Je ne me présenterais pas à l’élection présidentielle si je ne croyais pas du fond du cœur que c’est ce que veut l’immense majorité des américains pour ce pays. Cette Union ne sera peut-être jamais parfaite (…)"

10. "(…) mais, génération après génération, elle a montré qu’elle pouvait se parfaire."

11. "Mais c’est de là que nous partons. C’est à partir de là que notre Union peut devenir plus forte. Et comme tant de générations l’ont compris tout au long des deux cent vingt et une années écoulées depuis la signature de ce document à Philadelphie par une poignée de patriotes, c’est là que la perfection commence."

L’instance 1) fait référence au préambule de la constitution, les instances 2) et 11) se trouvent respectivement au début et à la fin du discours, et font référence à la constitution de 1776, elles prouvent textuellement que Obama se livre à une « lecture » de la constitution, et cela de manière a effectuer un cercle. Ce qui fait de cette constitution un simple document en attente d’une future inscription, un brouillon, un draft qui doit être interprété, complété, un préambule sur lequel guider ses pas. Ce qui signifie philosophiquement que rien n’est donné avec le commencement mais tout est peut-être dans le commencement et cela d’une manière qui place alors très haut la démarche ou l’attitude.

Qu’est-ce à dire ? Parti du Religieux, le perfectionnisme se performerait-il de la façon la plus excellente dans le Politique ? Et pourquoi pas ? Et si c’était le discours de B.H Obama qui le prouvait, en quoi cela serait-il étonnant puisque ce discours dans sa levée du tabou de l’esclavage est un retour de l’Amérique à sa voix la plus émersonienne (comme l’a montré Cavell de son côté dans son commentaire de Destin   ). Toutes ces instances de la perfection déploient un trésor d’ingéniosité dans la langue pour détourner la perfection de tout sens téléologique. Dans ce programme qu’on pourrait appeler "contre-téléologique", il s’agirait de reconduire le langage à la maison, au monde. C’est pourquoi aussi le perfectionnisme peut être dit une "économie" de la parole. Ce qu’il faut accomplir, parfaire n’est pas éternellement devant dans une fuite mais dans un retour vers les conditions, au sens de ce qui a été dicté (con-diction). Ce retour aux conditions n’est pas un retour aux origines dans lequel se masquerait encore un telos. C’est pourquoi Cavell ne cesse (ainsi que B H Obama) de parler d’un amendement, d’une modification à porter dans un texte. L’écriture d’Emerson également fonctionne ainsi. D’où l’idée d’une matrice du perfectionnisme fort proche d’un archi-texte, mais un tel archi-texte s’il fallait encore distinguer le perfectionnisme du déconstructionnisme, n’existe pas : il est à pratiquer. B.H.Obama se situe dans les intermittences de ces amendements, de cette histoire, une histoire qui peut certes connaître des retards, une Constitution qui peut ajourner ses amendements   , et qui, quand bien même elle serait maintes fois remise, reste une promesse..

Alors, la perfection? Thème à libérer de la mésentente dans laquelle la religion a pu la maintenir en reconduisant ses intuitions à une forme de vie plus juste, plus humaine, ou performativité dans la ré-écriture politique d’un texte? Ce ne serait le moindre des surprises du perfectionnisme selon Cavell de conjoindre l’un et l’autre