Trop souvent la philosophie est configurée sur le modèle occidental. Et si l’Amérique latine nous offrait les moyens de déstabiliser nos modèles au profit d’une philosophie interculturelle ?

Nul ne saurait plus récuser de nos jours l’idée selon laquelle une conception eurocentrique de la philosophie a existé et existe, et domine à la fois les pratiques de la philosophie, la formation des philosophes, l’exercice de leur profession, enfin une certaine manière de penser l’universel. Quelques-uns savent aussi qu’existent d’autres pratiques de la philosophie, qui ne le cèdent en rien à la précédente sur le plan de la réalisation d’une tâche critique et libératrice, notamment dans le monde d’aujourd’hui, ainsi qu’à la transformation effective de la réalité conformément à un idéal de justice et de paix. Pourquoi, alors, ne pas tenter de libérer "la" philosophie de sa configuration occidentale conçue, le plus souvent, comme unique modèle possible ? Voilà du moins qui aboutirait à faire émerger une polyphonie philosophique qui associerait à l’occident une pensée, par exemple, nahuatl, tupi-guarani, aymara ou afro-américaine, ... sans passer uniquement par la voie de transmission des seuls philosophes professionnels. L’ouvrage présenté ici, en son ensemble, vise à esquisser un tel programme de transformation interculturelle de la philosophie, à partir du contexte culturel latino-américain.

C’est en suivant cette seconde voie que l’auteur, cubain, docteur en philosophie des universités d’Aix-la-Chapelle et de Salamanque, vise la quête d’alternatives quant à la conception et la pratique de la philosophie conçue comme un savoir contextuel. Il entend par conséquent promouvoir une transformation radicale de la philosophie, impliquant aussi une mutation des habitudes acquises concernant tant la figure du philosophe que l’exercice de la profession. A ce titre, le développement d’un modèle de philosophie interculturel doit nécessairement s’accompagner d’un changement d’orientation en philosophie et, plus particulièrement, d’une révision de nos habitudes de pensée.

On ne saurait comprendre sa démarche, mais aussi l’ampleur de cette dernière, si l’on ne prend pas au sérieux le point de départ choisi par l’auteur : que l’on réfère à la tradition européenne ou à Heidegger dernièrement, la philosophie est pensée et vécue comme européenne, et particulièrement grecque (au sens d’une origine). Par conséquent, à partir d’un modèle clos sur lui-même. Il n’y aurait de philosophie que sur ce mode, ce modèle et sur ce territoire. Pour cette philosophie, disons dominante, toute autre réflexion est négligée : soit qu’on attende simplement son intégration dans la pensée européenne, soit qu’on la rejette, soit qu’au mieux, elle soit englobée dans un système de philosophie comparée, dans lequel elle joue le rôle de témoin mineur, à condition aussi de demeurer toujours à l’extérieur de l’enceinte établie. A contrario de ce jeu, il est logique d’admettre qu’il existe d’autres développements de la philosophie, que celle-ci s’est pratiquée au travers d’autres histoires, différentes de celle de son institutionnalisation européenne. De telles autres philosophies ne se réduiraient d’ailleurs pas à un soulèvement des voix et des mémoires condamnées au silence, réprimées ou marginalisées, car ce serait insuffisant et contiendrait sans doute encore des présuppositions relatives à l’Occident.

Loin de ce type de simple opposition, fondée sur le ressentiment pour la non-reconnaissance, la position de l’auteur se constitue en mouvement programmatique constructif. Son parti pris, indique l’auteur, vise à redessiner la carte de la philosophie à partir de ces voix porteuses d’alternatives considérées jusqu’alors comme périphériques.

Le premier présupposé d’une telle démarche inclut trois implications qui se complètent. En premier lieu, il est question de se défaire des façons de penser et d’agir ethnocentriques qui empêchent de percevoir l’altérité de l’autre. En second lieu, il s’agit de développer une attitude ouverte et décentrée vis-à-vis de l’autre, de ne pas le percevoir à partir de son point de vue, mais de se laisser interpeller par son altérité. En troisième lieu, il importe d’apprendre, réciproquement, à ne pas se penser dans le cadre d’une domination intériorisée. En quatrième lieu, l’exigence d’interculturalité impose à la philosophie d’entrer dans la dynamique de la "consultation" réciproque des cultures et de s’exposer ainsi à leur interaction.

De ce fait, le problème central posé à nouveau, par delà sa réduction à l’uniforme et à l’unanime dans des pratiques de domination, c’est celui de l’universel. Il devient ici un idéal régulateur selon lequel la réalisation d’une universalité exempte de tout impérialisme exige la mise en pratique d’un nouveau savoir, un savoir interculturel du monde et de l’histoire.

L’auteur élabore ce modèle de philosophie interculturelle à partir de l’expérience concrète de la pensée latino-américaine, et notamment de la théologie latino-américaine (la théologie de la libération). Il entreprend de réécrire l’histoire des idées, notamment les concernant. Ainsi nous permet-il d’identifier de nombreuses figures disparues ou rendues inaccessibles en Occident. Il nous apprend à inscrire, dans le compte de la philosophie, une éventuelle dimension philosophique des cultures indigènes, bien avant l’impact sur la pensée de l’arrivée de Christophe Colomb. En prenant cette arrivée comme point de départ de la philosophie en Amérique du Sud, on réduit ces philosophies mal connues de nous à une histoire de la dynamique d’une transplantation, d’une réception et d’une adaptation des courants philosophiques européens à ces contrées. Or, ce n’est pas nécessairement grâce à l’arrivée de l’Occident en Amérique, qu’une pensée philosophique a été possible en ce continent.

Cette inspiration intra-latino-américaine n’est toutefois possible que si l’on rappelle au passage la texture interculturelle de la réalité américaine. Il faut cesser de voir cette Amérique au travers du prisme de l’unité d’un continent, et sous l’oppression hégémonique de la culture blanche et européenne. On prolonge ainsi la marginalisation sociale, politique et culturelle des peuples indigènes. L’Amérique en question s’apparente d’ailleurs très exactement à la construction d’une unité à partir de l’irréductible diversité originelle.

Un exemple : l’expérience latino-américiane de la notion du divin ne commence pas avec l’arrivée de la Bible chrétienne en Amérique. La théologie indienne revendique une référence particulière et spécifique au divin, un accès historique et existentiel propre à l’incommensurable réalité divine. Néanmoins, précise l’auteur, à propos de ce concept : la théorie indienne n’est pas impérialiste. Elle surgit avec la conscience d’être une réflexion régionale qui ne peut concerner ou traduire que partiellement la grandeur du divin. Le même exercice peut être accompli en ce qui concerne la théologie afro-américaine.

En un mot, par son propos, l’auteur aboutit à décentrer l’histoire de la pensée latino-américaine de l’axe occidental et à montrer qu’on peut trouver aussi, en Amérique, des foyers de réflexion philosophique. Au passage, la tradition philosophique grecque devient alors une tradition régionale et contingente.

Il demeure que les problèmes ne sont pas encore tous établis par là. L’auteur reprend ensuite le débat à un autre niveau. Il s’agit alors de contribuer au développement d’un profil théorique pour une pensée interculturelle dans le contexte de la globalisation des stratégies politiques néolibérales. La philosophie interculturelle se fait alors exercice pratique de critique de la globalisation de la vie. Elle raffine sa visée de l’universalité du monde, forgée à partir d’expériences contextuelles et des mémoires plurielles de l’humanité. Il est bon, en effet, de rappeler sans cesse que, contrairement à ce que l’idéologie néolibérale voudrait imposer de nos jours, un monde universel n’est pas synonyme d’un monde globalisé dicté par le marché, mais bien un monde où l’ensemble des partis pris de l’humanité, avec toutes leurs différences, se donnent rendez-vous pour s’écouter mutuellement, et ce, pour reconfigurer le monde et pourquoi pas en faire un "foyer pour tous". La philosophie s’en trouverait incontestablement haussée à la hauteur des exigences du dialogue entre les cultures.

Si dialogue il doit y avoir, il a pour principe premier l’égalité et l’affirmation de celle-ci. Mais dans le même temps, il oblige à reprendre l’analyse de ce qui fut jusqu’alors appelé "philosophia perennis" pour lui substituer un processus ouvert de communication entre les différents mouvements d’universalisation stimulés par les divers univers culturels. Le point d’appui de ce mouvement se trouve d’ailleurs au cœur même des philosophies puisque les cultures ne sont elles-mêmes jamais des blocs monolithiques ou des vestiges d’une tradition unique qui se serait développée sans conflits ni contradictions. Chaque culture, souligne l’auteur, inclut une histoire de lutte pour la détermination de ses valeurs et de ses objectifs.

Quoiqu’il ne le souligne pas, cet ouvrage comporte une leçon éthique plus large : il importe que nous apprenions à penser par la voie de l’interculturel. Procéder ainsi, c’est apprendre à comprendre et à présenter sa propre parole comme toujours en relation avec une autre. L’interculturel est relationnel. Et, nous devons nous défaire de la prétention à être la source unique, de la tendance à l’extrapolation, du réductionnisme conceptuel et de la tentation de coloniser d’autres formes de pensée. Nul n’a le monopole de la parole (sinon de fait). Et nulle source n’est la seule capable de faire briller la lumière sur le monde.

L’auteur, qui n’est pas dupe des difficultés qu’il pourrait y avoir à approcher sa pensée, se montre de toute manière prêt à entreprendre des dialogues avec la pensée occidentale, par ailleurs, trop souvent réduite elle-même à cette référence à la Grèce, à l’universel-homogène, ... On pourrait y puiser d’autres ressources.

Dernière remarque, à la lecture des bibliographies proposées par l’auteur, on se rend compte du fait que ces recherches de philosophie interculturelle sont largement développées dans quelques pays (Allemagne, Angleterre, ...). De nombreux colloques sont cités et surtout des polémiques passionnantes se déploient. Nous n’avons pas la certitude de reconnaître une telle vitalité en France