Une remarquable étude de la modernité poétique américaine de l’après-guerre, centrée sur la filiation entre Robert Duncan et H.D., l’un et l’autre profondément influencés par Pound.

L’année 2011 aura vu la sortie en volume, par les soins des Presses de l’université de Californie, de The H.D. Book de Robert Duncan, qui n’avait jusqu’ici fait l’objet que de publications parcellaires en revue. Ce gros livre (678 pages) constitue le premier tome d’une édition à venir des œuvres complètes de Duncan. Il s’agit donc d’une véritable canonisation qui, coïncidant avec l’étude que lui consacre Clément Oudart, nous invite à nous intéresser à cette importante figure de la poésie américaine de l’après-guerre, pourtant si peu connue en France.

Né à Oakland en 1919, Duncan a été étudiant à Berkeley et, brièvement, à Black Mountain College, petite université progressiste de Caroline du Nord qui, malgré sa courte existence (1933-1957), occupe une place capitale dans l’histoire littéraire et artistique de l’avant-garde américaine : il suffit de mentionner que Josef Albers, John Cage, Merce Cunningham, Walter Gropius, Franz Kline, Willem de Kooning, Buckminster Fuller, Franz Kline, Robert Motherwell, Ben Shawn y ont enseigné à un moment ou à un autre et que Cy Tombly y a été formé. Ayant découvert et assumé très tôt son homosexualité, Duncan, à l’âge de vingt-cinq ans, publiait dans Politics, la revue “libérale” de Dwight Macdonald, un article intitulé “The Homosexual in Society”, dans lequel il comparait la situation des homosexuels à celle des Juifs et des Noirs, et qui lui valut d’être aussitôt exclu de la prestigieuse Kenyon Review par son fondateur et rédacteur en chef John Crowe Ransom.

Il est assez peu question de cet aspect dans le livre de Clément Oudart, mais Duncan n’en est pas moins reconnu depuis en Amérique comme l’un des grands pionniers de la libération gay, un quart de siècle avant les émeutes de Stonewall. Ayant publié sa première plaquette de poèmes, Heavenly City Earthly City, en 1947, Duncan devient rapidement le chef de file de ce qu’on appellera (sur le modèle de la Harlem Renaissance) la San Francisco Renaissance, mais qui était plus précisément une Berkeley Renaissance, et dont les deux autres principales figures sont Robin Blaser (1925-2009) et Jack Spicer (1925-1965) ; Duncan est par ailleurs associé à la revue Origin, fondée en 1951 par Cid Corman et, de 1954 à 1957, à la Black Mountain Review. En 1960, Duncan – de même que Blaser et Spicer – figure dans l’importante anthologie de Donald Allen, The New American Poetry, qui, aujourd’hui encore, se lit comme une espèce de Who’s Who de l’avant-garde poétique de l’après-guerre, des Beats ou assimilés (Gregory Corso, Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Peter Orlovsky) à la New York School (John Ashbery, Kenneth Koch, Frank O’Hara, James Schuyler), en passant – une fois encore – par Black Mountain College (Robert Creeley, Denise Levertov, Charles Olson, Jonathan Williams).

Cette génération poétique de l’après-guerre se définit en opposition avec ce qui constituait alors l’establishment de la poésie américaine, lié aux grandes universités, notamment celles de la côte Est ; anglophile sinon anglican (T.S. Eliot et W.H Auden étant ses divinités tutélaires) ; encensé par les New Critics (Cleanth Brooks, Allen Tate, Robert Penn Warren et Ransom dont il a été question plus haut) ; récompensé enfin, annuellement puis bi-annuellement, par le prestigieux Bollinger Prize, une fois passé le terrible scandale de l’attribution du prix inaugural, en 1949, à Ezra Pound, alors que ce dernier était interné à l’asile psychiatrique de St. Elizabeths après avoir été inculpé de haute trahison. Clément Oudart ne manque pas de fustiger – peut-être à l’excès, car il faut relativiser, après coup, ces divisions, dont la rigidité n’est pas absolue – “la chape de plomb néo-formaliste” que faisait peser cet establishment sur les lettres américaines. Mais son livre met bien en relief le fascinant paradoxe qu’il y avait, pour une avant-garde politiquement contestataire, à revendiquer l’héritage de Pound, qui s’était engagé aux côtés du fascisme et dont l’antisémitisme n’était pas moins virulent que celui de Céline. Or – et on ne le dira jamais assez – il n’y a pas de corrélation nécessaire entre modernité en esthétique et progressisme en politique ; et si les régimes totalitaires – qu’ils soient de droite ou de gauche – ont le plus souvent condamné, voire persécuté, l’avant-garde artistique et littéraire, d’autres, et en particulier le fascisme italien, ont eu l’habileté de la recruter au service de leur cause.

L’un des nombreux mérites du livre de Clément Oudart est donc de revenir sur la place centrale qu’occupe Pound dans l’histoire de la modernité. On y trouve notamment d’excellentes analyses comparant le rapport qu’Eliot et Pound entretiennent avec la tradition : tandis que chez le premier la tradition est vue de plus en plus comme un refuge, garant d’orthodoxie, chez Pound elle est une source perpétuellement jaillissante d’inspiration on ne peut plus hérétique où, un peu à la façon du musée imaginaire malrucien, la poésie chinoise, les troubadours provençaux, la Renaissance italienne, Robert Browning, les symbolistes français sont sollicités, cités, mis en regard, au besoin déformés, comme dans cet extraordinaire “collage” que constituent les Cantos, ce “poème incorporant l’histoire” dont la genèse s’étend sur un demi-siècle. Et si le Waste Land (1922), qui précède le tournant conservateur d’Eliot, présente les mêmes caractéristiques, c’est à l’influence de Pound, son dédicataire, qu’il le doit.

Le culte voué par Duncan à Pound – à qui il avait rendu visite à St. Elizabeths en 1947 – se doublait d’un intérêt presque égal pour la dimension féminine du modernisme, et notamment – ce n’est évidemment pas un hasard – pour des auteures soit lesbiennes soit bisexuelles : Gertrude Stein (alors si rarement prise au sérieux, L’Autobiographie d’Alice B. Toklas mise à part), Virginia Woolf (dont les derniers romans se rapprochent tant de la forme poétique), et surtout H.D., elle-même proche disciple de Pound, avec lequel elle avait pourtant rompu en 1937 en raison de ses prises de position antisémites. Considérée aujourd’hui à juste titre comme une figure majeure de la poésie américaine du XXe siècle, H.D. était d’ailleurs une figure bien oubliée en 1960, quand Duncan reçut de Norman Holmes Pearson (professeur de littérature américaine à Yale et grande figure du contre-espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale   ) la commande d’un “petit livre” sur H.D. qui serait offert en hommage à cette dernière à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire en 1961. Loin d’interrompre le projet, la mort de H.D., deux semaines après cet anniversaire, le prolonge et lui donne une ampleur que Clément Oudart n’hésite pas à comparer avec le Passagen-Werk de Walter Benjamin.

Après un chapitre introductif sur la définition même du modernisme et la place de Duncan dans la “postmodernité”, Clément Oudart situe ce dernier par rapport à Eliot et Pound avant d’en venir aux circonstances de la composition du H.D. Book. Le quatrième chapitre est une brillante analyse, à la lumière d’Un coup de dés de Mallarmé, de “Risk”, le poème que Duncan avait envoyé à H.D. au moment où il s’attelait à son grand projet, et le cinquième une lecture “derridienne” de la poésie de H.D., fréquemment placée sous le signe du palimpseste (elle a d’ailleurs intitulé Palimpsest le premier volume de son cycle romanesque Magna Graeca). Le sixième chapitre, le plus long et le cœur du livre, porte spécifiquement au “projet H.D.” de Duncan, “œuvre” par nécessité inachevée car inachevable en même temps qu’indéfinissable, ou en tout cas inclassable. Clément Oudart propose d’y voir à la fois une “prose qui ne mène nulle part”, selon la terminologie de Chklovski, et une “critique”, au sens kantien du terme, en même temps qu’une poétique. Ni autobiographie ni étude critique, c’est un regard rétrospectif sur l’histoire du modernisme des deux côtés de l’Atlantique, où Pound et H.D. occupent une place centrale, mais où comparaissent aussi Stein et Woolf, Djuna Barnes et D.H. Lawrence, William Carlos Williams et Louis Zukovsky. Le dernier chapitre du livre, “Communications et interférences”, est une sorte d’épilogue qui révèle d’autres “correspondances” surprenantes entre Duncan et ses contemporains – Denise Levertov et Charles Olson notamment.

Nourri d’un travail d’archive approfondi – outre les papiers Duncan à la Bancroft Library à Berkeley et à la Poetry Collection de l’université de Buffalo, le Harry Ransom Center à Austin (Texas), Yale, Stanford, San Diego, Storrs… –, le livre de Clément Oudart témoigne d’une remarquable connaissance de la poésie américaine du XXe siècle et d’une familiarité non moins impressionnante avec la théorie contemporaine. Le lecteur, spécialiste ou non, lui saura reconnaissant du soin apporté à la précision et à la présentation de ses références tout autant que de son souci de se garder, dans ses formulations, de l’à-peu-près et du clair-obscur. On rougit presque de lui faire observer – mais c’est pour lui montrer qu’on l’a lu de près – que Lancelot Andrewes, l’un des architectes de la Bible du roi Jacques, et sous l’égide duquel T.S. Eliot a placé son “essai sur le style et l’ordre” de 1928, était évêque et non point archevêque ; et qu’en 1955-1956, Laura Riding n’habitait pas Majorque en compagnie de Robert Graves, dont elle s’était séparée en 1939.

Hélas, l’index est presque inutilisable, les renvois ne correspondant presque jamais aux pages de l’ouvrage. Pour prendre un exemple, le poète T.E. Hulme – grand introducteur de Bergson en Angleterre et l’un des modernistes disparus lors la Première Guerre mondiale, au même titre que Boccioni, Gaudier-Brzeska et Duchamp-Villon – apparaît aux pages 48 (et non 39), 66 (et non 57), 79 (et non 72) et 110 (et non 104). Il apparaît aussi page 33, fâcheusement, sous le nom de Hume, ce qui prête à la confusion avec le philosophe écossais du XVIIIe siècle, d’où peut-être le renvoi dans l’index, à la page 23, où Hume est introuvable, tandis que ceux qui le chercheront page 190 le trouveront deux pages plus haut. Comprenne qui pourra. C’est dommage – n’y avait-il personne aux Presses de la Sorbonne Nouvelle pour s’en apercevoir ? –, mais cela n’enlève rien à la qualité intrinsèque d’un travail, somme toute, de premier ordre