S’agirait-il désormais de nier l’exception communiste indienne et son attachement aux valeurs démocratiques, célébrant la chute définitive de la dictature "rouge" dont le Bengale occidental aurait été le théâtre ? L’Inde, en tout état de cause, a été bien prompte à associer l’idéologie communiste aux "errements" de son Etat du Bengale occidental : elle nie des réalisations importantes auquel le Front des gauches présida, tandis qu’elle n’accorde guère de publicité au modèle socio-économique auquel le PCI(M) kéralais se flatte avec raison d’avoir contribué. Il est vrai que le Parti marxiste bengali a su attirer une ire à la mesure des éloges qu’il recueillit jadis. Pour preuve, les défaites électorales de l’ancien Chief Minister Buddhadeb Bhattacharjee et de 25 de ses ministres (notamment les ministres des finances Asim Dasgupta, de l’industrie Nirupam Sen ou du logement Gautam Deb, lequel semblait pourtant jouir d’une popularité et d’une verve qui redonnèrent de l’élan à la campagne communiste).

Serait-ce que l’AITC serait en mesure d’offrir à l’Etat un gouvernement au-dessus de tout soupçon ? On note que 69 représentants du Trinamool Congress à l’Assemblée législative de l’Etat font l’objet de poursuites judiciaires.  

Le PCI(M), contrairement aux autres formations politiques indiennes, envisage avec sérieux des données importantes, notamment les quelques cas d’enrichissement suspect ou le comportement de ses cadres qui, tous, se doivent de revenir à une vie sobre. C’est là une donnée importante qui fait écho aux scandales de corruption qui frappent l’Inde de façon récurrente. D’autres signalent que le Bengale fut, durant trente-quatre années, l’objet d’un verrouillage tel que l’information eût bien du mal à filtrer. Ils soulignent l’énorme spéculation immobilière – dans la New Town ou Rajarhat Gopalpur située dans la banlieue de Kolkata (district des North 24 Parganas)   –, des paysans bien avant les événements de Singur et Nandigram ayant été privés de leur terre, tandis qu’ils ne percevaient qu’une maigre compensation.

Il est de bonne guerre d’user de stratagèmes ou de quolibets durant une campagne électorale. Et la victoire de celle qui fut intronisée Chief Minister un jour que les astrologues jugèrent auspicieux (le 20 mai 2011) est sans doute arrivée à point nommé dans un Bengale occidental à bout de souffle. A n’en pas douter le pouvoir use, tandis que ceux qui en jouissent ont tendance à se ménager des privilèges de plus en plus importants, succombant aussi à l’arrogance qui découle de leurs "prérogatives".  Il revient donc à l’historien et au politologue de s’opposer à ce que l’on peut qualifier de réécriture de l’histoire. D’anciens "compagnons de route" du Parti marxiste, qui refusaient à l’instar de tant d’autres de rejoindre les rangs des sympathisants du Trinamool Congress, nous indiquaient qu’ils estimaient qu’une cuisante défaite autoriserait la réelle prise de conscience d’une formation politique (le PCI(M)) qui continuerait, avec davantage de persévérance, ce qu’elle nommait une "campagne de rectification", laquelle avait été entamée en 2008   . Quant aux trop nombreux "opportunistes" qui avaient infiltré le Parti (en retirant des dividendes dont il reste difficile d’évaluer l’ampleur), ils seraient prompts à rallier l’AITC, libérant les rangs marxistes de cette hypothèque. Ils œuvraient ainsi à la chute du nouveau gouvernement lequel paraissait, du reste, dépourvu de réel programme.

L’évolution de l’All India Trinamool Congress sur une scène politique qu’il domine désormais laisse songeur, car il est face à d’impossibles gageures. Il se doit de satisfaire deux électorats aux ambitions contradictoires : la base agraire souhaite la pérennité du statu quo ante que le Front des gauches chercha à lui garantir à nouveau au lendemain de l’épisode de Nandigram ; les classes privilégiées attendent du Bengale occidental qu’il se hisse à la hauteur d’Etats tels que le Gujerat qui, en dépit d’épisodes sombres   , est considéré comme l’un des fleurons de l’économie indienne.

Quelle démarche adoptera le Trinamool Congress ? Il peut certes obtenir le soutien financier d’un Centre (New Delhi) qui ne voulut guère contribuer davantage au budget de l’Etat du Bengale lorsque le Front des gauches était au pouvoir. Sans l’avouer, l’AITC n’en doit pas moins emprunter à la politique économique qu’il empêcha Bhattacharjee de mettre en œuvre, arguant de "l’intérêt populaire". Comment attirer les industrialistes et les autoriser à s’installer sur les terres fertiles bengalies des Zones Economiques Spéciales sans remettre en cause la pérennité des petites exploitations agricoles   ? Ceux-ci consentiraient-ils à investir dans l’Etat si perdurait la tradition syndicale dont les trente-quatre années de gouvernement des gauches ont permis l’éclosion ?

Mamata Banerjee serait-elle, au demeurant, prête à autoriser la transformation de la formation qu’elle incarne seule en un véritable parti politique, capable de présider aux destinées du Bengale occidental ? On lui prête des tendances dictatoriales voire démagogiques qui s’opposeraient à un tel projet. En outre, ses talents d’administrateur suscitent une vive controverse   ? Pour assurer la pérennité de son mandat, la nouvelle Chief Minister serait ainsi contrainte de s’appuyer sur des gestionnaires que son allié congressiste lui proposerait en coulisses. Scénario le plus probable dans l’immédiat : Banerjee s’attacherait à consolider sa base populaire, tandis qu’industrialistes et classes plus aisées attendraient patiemment des dividendes qui seraient durables dès lors que tout "péril rouge" serait définitivement écarté.

Le PCI(M) a-t-il raison de souligner que tout comme durant le "règne" congressiste qui précéda à la longue gouvernance de la gauche, ses membres sont les victimes d’attaques voire de meurtres que le Trinamool Congress commanditerait ? Quel sort le nouveau gouvernement réserve-t-il à un mouvement maoïste armé qui, soucieux de se débarrasser de la concurrence que représente le PCI(M), a indirectement soutenu sa campagne ?

Le Parti communiste d’Inde (marxiste), pour sa part, se trouve à une délicate croisée des chemins : tandis qu’un courant prône le retour aux sources, un second demande un réexamen de la politique du Parti de 1996 à nos jours. Il estime ainsi que les positions de principe que les instances centrales adoptèrent en deux occasions ont nui à la pérennité de la gauche au Bengale. En 1996, Jyoti Basu avait été invité à occuper la fonction de Premier ministre alors que le pays assistait à la fin de la prédominance congressiste. Suite à l’accord nucléaire à des fins civiles sur lequel l’Inde et les Etats-Unis s’étaient accordés, les instances centrales avaient retiré (en juillet 2008) leur soutien au gouvernement de l’Alliance Unie pour le Progrès   que le PCI(M) soutenait "de l’extérieur"   . L’un des maîtres-mots du Parti demeure en effet la lutte contre toute forme d’"impérialisme", les Etats-Unis en étant, d’après cette lecture, le représentant par excellence.

L’avenir dira si l’analyse marxiste n’avait pas raison de souligner que cet accord mettait à mal la souveraineté indienne. En tout état de cause, Karat refusa toute soumission à un pragmatisme que d’autres, au sein de cette formation, jugeait nécessaire. Leur crainte était ainsi de faire face à une opposition unifiée, en particulier au Bengale, qui, s’appuyant sur une campagne médiatique bien orchestrée instrumentaliserait avec talent un discours anticommuniste dont l’Inde avait déjà fait l’expérience. Nul ne paraissait alors songer qu’une sanction populaire était inévitable, tandis que le Trinamool Congress saurait canaliser un vote protestataire