Une approche anglo-saxonne qui contribue à chasser les idées reçues.

Une histoire moderne des croisades se situe dans un courant de renouveau historiographique du sujet. On peut par exemple penser aux récents ouvrages de Jean Flori : La Croix, la tiare et l’épée (paru en 2010 chez Payot) ou Idées reçues : les croisades (Le Cavalier bleu, 2010).

 

Où l’on rebat les cartes

 

D’entrée de jeu, l’ouvrage de Jonathan Phillips se revendique comme « moderne ».

En effet, malgré l’abondance de la bibliographie récente sur le sujet, une certaine image d’Épinal reste tenace, ancrée dans l’inconscient collectif, qui montre les croisades, soit comme une sorte de pèlerinage « musclé », soit comme une « guerre juste    ».

Or, les croisades médiévales n’ont rien d’une promenade de santé, et n’ont d’autre légitimité que celle que ses initiateurs, papauté en tête, ont bien voulu lui accorder. À la fois juge et partie, le point de vue franc se perd dans un curieux conflit d’intérêt, doublé d’un anachronisme constant qui fait pleurer la perte des royaumes francs de Jérusalem sur un air fleurant bon le XIXe siècle nationaliste et l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse… La croisade est une guerre de conquête, initiée pour des motifs religieux et politiques, et elle doit être prise comme telle. Ses motivations ne doivent pas faire oublier la violence avec laquelle elle s’est manifestée, traumatisant durablement les sociétés confrontées à elle. C’est le grand intérêt de l’ouvrage de Phillips que de le rappeler longuement, en retraçant l’histoire du concept de croisade, qu’il mêle au concept de djihad, dans une passionnante étude des idées, depuis l’apparition de ces concepts jusqu’à leur réutilisation par nos sociétés.

 

Où l’on donne la parole à « l’Autre »

 

L’Histoire moderne des croisades fait la part belle aux analyses « musulmanes » et aux points de vues inhabituels, et on ne peut que souligner le parti pris de ne pas se laisser enfermer, comme c’est le cas trop souvent, dans une logique occidentale dictée par le point de vue croisé. De ce point de vue, l’Histoire moderne des croisades apporte un éclairage très bienvenu sur les croisades, dans la mesure où l’auteur n’hésite pas à utiliser et citer longuement des sources musulmanes, afin de comprendre la réaction des populations face à l’arrivée des Francs. Cette méthode a pour principal intérêt de remettre les choses dans leur contexte. Il est passionnant, pour un non-arabophone, de pouvoir lire les témoignages de Al-Sulamî, Oussama Ibn Munquidh, ou encore Ibn Jubayr, face à la prise de Jérusalem par les croisés, plutôt que de devoir se contenter des éternels extraits d’historiographes de Saladin décrivant une énième fois les rapports entre le sultan et Richard Cœur de Lion et leurs échanges de montures caparaçonnées ou de sorbets.

 

 

Où l’on sort des sentiers battus

 

L’auteur de l’Histoire moderne des croisades est Anglo-saxon, et son point de vue sur les croisés francs tire donc inévitablement du côté britannique. Il est intéressant pour un Français d’avoir ainsi l’occasion de s’arrêter sur le gouvernement à distance d’un Richard Cœur de Lion ou sur les conséquences des croisades en Angleterre, tout comme il peut être amusant et dérangeant à la fois de lire le point de vue britannique sur Philippe Auguste en chef de guerre, par exemple.

Par ailleurs, l’auteur ne s’arrête pas, et c’est heureux, aux croisades menées en « Terre sainte » ; il n’omet pas d’étudier l’extension, à partir du XIIIe siècle, de l’idée même de croisade à la guerre contre toute déviance du dogme professé par la papauté. C’est ainsi que de longs chapitres sont consacrés tant aux Cathares et à la naissance des Dominicains, qu’aux tentatives de conversion menées en Europe du Nord, n’épargnant aucun détail des massacres perpétrés à ces occasions par des chrétiens, sur des chrétiens (c’est là un basculement total de l’idée de guerre sainte, menée à la base contre des païens). Appuyant l’idée que, d’une guerre menée à l’extérieur contre un « autre » unanimement considéré comme résolument antithétique au monde de la Chrétienté, l’on passe au cours du Moyen Âge à une lutte intérieure à celle-ci, cette fois menée contre tous les ennemis de la papauté, juifs, cathares ou hérétiques saxons. C’est la notion même de Chrétienté qui est abordée alors, et considérée non plus comme un territoire géographique recouvrant peu ou prou les actuelles frontières de l’Europe, mais comme une entité théorique – le « royaume des cieux » terrestre, en quelque sorte, d’où il importe d’éradiquer toute déviance. L’action de Simon de Montfort et des Dominicains en pays cathare ou la politique anti-juive de Louis IX est replacée dans ce contexte. De ce point de vue, l’auteur se place dans la lignée de chercheurs comme Jonathan Riley-Smith (il le revendique d’ailleurs lui-même dans l’introduction), qui privilégient une approche pluraliste des croisades, et refusent de la limiter à un secteur géographique ou historique donné.

De même, Jonathan Phillips s’attarde sur l’étrange phénomène des « Pastoureaux » et autres croisades d’enfants. Ces mouvements, peut-être traditionnellement trop vite mis sur le compte de la frénésie illuminée d’une société sous la coupe de prédicateurs enflammés, font l’objet d’une étude particulière, qui tente de les expliquer d’un point de vue sociologique.

 

Où l’on n’est parfois pas si moderne…

 

Toutefois, le lecteur ne trouve pas de révélations fracassantes lorsqu’il parcourt les chapitres consacrés à l’histoire du royaume de Jérusalem. Le sens politique de la reine Mélisende ou de Guy de Lusignan, les arrogances du comte d’Édesse, la mésentente de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine, l’héroïsme du roi lépreux sont déjà sujets largement connus et rebattus. On ne peut néanmoins en vouloir à l’auteur d’Une histoire moderne des croisades de ne pouvoir réécrire l’histoire…

 Le lecteur trouvera son compte à la lecture de l’ouvrage de Jonathan Phillips. Moderne, il l’est par son approche, qui privilégie un rééquilibrage des sources disponibles en faveur du point de vue musulman ; par son regard, qui déborde largement le cadre géographique traditionnellement dévolu aux croisades pour se pencher sur l’idée de croisade au sein des États chrétiens d’occident ; par sa réflexion théorique sur le concept de croisade. Il est tout aussi bien neutre et honnête quant à la relation de faits historiquement avérés (bains de sang perpétrés par les croisés, par exemple), qu’il est de bon ton de rappeler dans une société qui continue à utiliser à tout va l’idée de croisade comme la défense d’une « juste cause ».