L’Union indienne et son Etat du Bengale occidental se doivent de saluer l’extrême ténacité d’une femme politique que le Congrès chercha à marginaliser, lui confiant l’impossible tâche de se présenter dans le bastion de Somnath Chatterjee (la circonscription de Jadavpur à Kolkata) lors des élections générales de décembre 1984. Le puissant vétéran du Parti communiste (marxiste) dut, à la surprise générale, s’incliner devant la figure falote que Banerjee ne cessa depuis lors de cultiver.

Penchant naturel ou volonté de s’identifier à l’Inde des pauvres afin de susciter leur soutien ? Mamata Banerjee se présente en un simple sari de coton blanc, ignorant tout signe extérieur de richesse. Dans un récit qui semble déjà quelque peu hagiographique, elle jouit d’une réputation qui serait celle d’une quasi renonçante ; elle vivrait dans un lieu qui ressemblerait presque à un bidonville – en fait un quartier de Kolkata (Kalighat) qui abrite la petite bourgeoisie dont elle-même, en dépit de son appartenance à la caste brahmane, est issue   . En outre, elle chercherait à partager le sort des "masses", ne demandant par exemple jamais de passe-droit lorsqu’il s’agirait d’attendre son tour à un guichet quelconque.

Il est quelque peu curieux de constater l’engouement qu’éprouvent désormais une classe moyenne et des strates supérieures de la société bengalie, longtemps imprégnées par l’élitisme (de plus en plus qualifié de snobisme) suranné des bhadraloks   , pour Banerjee   . Ainsi celle-ci avait-elle été qualifiée de jhee, un diminutif très péjoratif qui décrivait les bonnes (pour reprendre un terme qui n’a plus guère cours en France) travaillant à domicile, et on tourna en dérision ses tenues vestimentaire et son anglais incertain.

Banerjee refusa de "remodeler" son apparence, afin répondre aux normes de respectabilité alors en vigueur   . Elle n’hésita pas à souligner publiquement que certaines questions ne lui auraient jamais été posées si son extraction sociale avait été meilleure. Et elle présida à un changement tout d’abord imperceptible des mentalités collectives dominantes et de leurs attentes quant aux comportements de leurs représentants. L’"Inde éclatante" – Shining India – aspirait-elle à une tranquillité d’esprit ? Continuant à vénérer le "dieu consommation" récemment apparu dans le sous-continent, ses quelques 50 millions de personnes   voulaient-ils se défaire d’un discours égalitaire dont la gauche demeurait l’unique représentante, tandis qu’ils escomptaient avec Banerjee que règne sur l’ensemble du territoire l’idéologie dominante, laquelle célébrait les bienfaits de la "globalisation" et d’un développement tous azimuts qui flattait la puissance que le pays s’attachait à affirmer ? Mamata Banerjee, une fois la victoire célébrée et quelques dividendes distribués à un électorat qui continuerait un temps de la célébrer alors que le "danger rouge" serait définitivement éloigné, se mettrait-elle au diapason national ? Nous reviendrons – dans notre dernière brève – sur l’absence de programme qui a rythmé la campagne du Trinamool Congress et la difficile industrialisation du Bengale sans un "emprunt" à un programme que le gouvernement communiste tenta d’appliquer.

Dans l’immédiat, il faut peut-être se contenter de reprendre le discours de jeunes activistes du Parti communiste (marxiste-léniniste)   ) que nous avons rencontrés dans une banlieue ouvrière de Calcutta (située dans les North 24 Parganas) à la veille des résultats de la consultation. Ceux-ci soulignaient, dans un langage imagé que d’aucuns jugeront assez simpliste, le changement de l’équilibre des forces sur la scène bengalie : la gauche serait désormais à droite (le PCI(M) ayant, selon cette lecture, trahi ses vœux originels) ; la droite (et donc Mamata Banerjee) se serait propulsée au rang de représentante des travailleurs.

A considérer la reconfiguration politique dont le Bengale est la scène, le lent combat qu’engagea Mamata Banerjee suscite de nombreuses analyses. Celles-ci tendent en tout état de cause à s’accorder pour conclure que Banerjee sut représenter un changement (paribartan en bengali pour reprendre le slogan de l’AITC) nécessaire. Néanmoins sa lente ascension et le charisme qu’elle acquit peu à peu s’expliqueraient par sa seule opposition à la domination communiste qu’elle voulut constante   .

Une telle lecture semble reprendre en filigrane un discours ironique que l’on tend à prêter (à tort ou à raison) au Parti marxiste. Celui-ci indiquerait que sa plus grande "victoire" aurait été la création du personnage de Mamata Banerjee, qui naquit en quelque sorte de l’opposition à la brève politique d’industrialisation forcée que le PCI(M) avait tenté au lendemain de sa victoire électorale de 2006. Le Parti avait alors obtenu 235 des 294 sièges de l’Assemblée législative. Buddhadeb Bhattacharjee qui avait succédé à un Jyoti Basu vieillissant s’était essayé à des réformes économiques que le Front des gauches, soucieux de ne pas contrarier sa base essentiellement agraire, avait longtemps négligées.

Le nom Nandigram (et parfois – à tort – de Singur) furent rapidement synonymes d’acquisition violente de la terre. La figure de Mamata Banerjee permit alors au  mécontentement de s’organiser, et à l’inquiétude de la majorité face à l’avenir de s’exprimer. Son combat ne fut pas exempt de manipulations auxquelles les médias indiens (et bengalis) se prêtèrent volontiers   . Il n’en demeure pas moins que le gouvernement de Bhattacharjee ignora à Nandigram (district de Purba Medinipur), d’importantes dimensions. Un Parti qui, au lendemain de sa prise de pouvoir, avait facilité l’accès à la propriété de la terre semblait abandonner la fidélité dont il avait témoigné à l’égard de la "cause" des plus pauvres (à Nandigram, principalement des dalits   et des musulmans)   . Des sources qui faisaient autorité tel Gopal Krishna Gandhi, Gouverneur du Bengale occidental, s’indignèrent des moyens employés pour soumettre ceux qui, en mars 2007, tentaient d’interdire aux forces de l’ordre l’accès à leur terre. Le petit-fils du Mahatma Gandhi déclarait son profond effroi alors qu’il s’interrogeait sur l’utilité d’un tel déploiement de forces dont n’avait pas été exclu l’usage de balles réelles. Des cadres du PCI(M), accusés aujourd’hui encore de s’être livrés à des "tournantes", s’associèrent à cette tentative de "mater" toute résistance. Les estimations officielles au Bengale dénombrèrent 14 morts, le camp adverse 700.

Le PCI(M) tenta plus tard une "rectification", mais sa prise de conscience ne fut sans doute pas assez rapide, tandis que l’on reprochait au Chief Minister d’avoir rêvé de se propulser au rang de Deng Xiaoping bengali. L’argument selon lequel les partis "bourgeois" étaient incapables de sauvegarder les acquis de la gestion de la gauche ne parvint pas à "ramener" les électeurs "à la raison"… Il est vrai que la moitié d’entre eux n’avait fait l’expérience que de la seule gestion communiste ; et les "dérives"   des gouvernements congressistes qui l’avaient précédée semblaient désormais un refrain auquel la gauche avait aisément recours pour appeler à l’union dans ses rangs. Quant à Banerjee, elle s’est éloignée des nationalistes hindous   ; elle s’attachait, en particulier depuis l’épisode de Nandigram, à cultiver la confiance de la communauté musulmane. De plus, elle disposait du soutien du gouvernement central dont elle était l’alliée ; ainsi Sonia Gandhi mais également le Premier ministre Manmohan Singh enjoignèrent-ils les Bengalis à appuyer l’AITC. Le Congrès, accordant la prééminence à la lutte envers une idéologie à nouveau jugée condamnable   , acceptait le strapontin que Banerjee était à même de lui imposer ; il est vrai qu’il ne pouvait aspirer à mieux. L’on taisait l’appui que les maoïstes, soucieux de tout d’abord se défaire du PCI(M), avaient indirectement apporté à Banerjee dans les districts de Midnapore de l’Ouest – West Midnapore – Bankura et Purulia. Et pourtant le pays s’inquiétait d’un courant maoïste armé – né d’un naxalisme   de la fin des années 1970 – qui s’était également implanté dans d’autres Etats, notamment au Bihar, au Chhattisgarh et dans le Jharkhand.

L’heure était au bilan hâtif du "règne" du Front des gauches. L’Inde, suite à la proclamation des résultats (le 13 mai 2011) des consultations d’Assam, du Bengale, du Kérala, de Pondicherry et du Tamil Nadu, se félicitait de ce que trois femmes président aux destinées d’un tiers de ses habitants (Kumari Mayawati – d’origine dalit – en Uttar Pradesh, Jayalalithaa Jayaram au Tamil Nadu et Mamata Banerjee au Bengale). Des 294 sièges de l’Assemblée législatives bengalie, l’AITC en remportait 184 et son allié congressiste 42, tandis que le PCI(M) occupait une piètre troisième position : il obtenait 40 sièges des 62 dont le Front des gauches devait désormais se contenter. Il n’en demeure pas moins que 41% des électeurs lui sont encore fidèles, une audience dont l’AITC, jusqu’à la récente consultation électorale, était officiellement le détenteur.