Thomas Philippon enseigne à l’Université de New York ainsi qu’à l’Ecole d’économie de Paris. Il répond ici aux questions de nonfiction.fr dans le cadre d’un dossier consacré aux nouveaux économistes français.


Nonfiction.fr – Quand et comment avez-vous décidé de devenir économiste ?

Thomas Philippon - La recherche m’intéresse depuis toujours mais le choix de me spécialiser en économie est venu au cours de mes études. Au départ mon intérêt pour cette discipline s’est éveillé en lisant les sujets économiques dans la presse: comme je n’y comprenais rien, cela m’agaçait et j’ai voulu apprendre. Entré à l’Ecole Polytechnique, je m’étais destiné au départ à la recherche en physique et c’est au moment de mon DEA que j’ai choisi l’économie. Je ne me voyais pas observer le mouvement des particules jusqu’à la fin de ma vie alors qu’au contraire l’étude des interactions entre les individus me semblait plus passionnante. J’ai choisis de traiter du chômage dans mon mémoire car c’est le principal problème de l’économie française. Mon premier article écrit avec Francis Kramatz portait sur l’impact de la baisse des charges pour l’emploi des jeunes. Après un séjour à Londres à la LSE, le MIT m’a proposé de les rejoindre à Boston, ce qui me semblait un cadre plus propice à la concentration nécessaire pour pouvoir finir ma thèse…. Dans les années 2000, la recherche économique était encore très abstraite et éloignée de la réalité, c’est pourquoi je me suis aussi intéressé à la finance et que j’ai décidé d’intégrer une business school dont les pôles de recherche me semblaient plus en prise avec la réalité.

Nonfiction.fr – Quels ont été vos maîtres à penser et en quoi le furent-ils ?

Thomas Philippon – Ce sont plus des articles que des maîtres à penser qui m’ont marqué. "The market for "Lemons"  quality Uncertainty and the market mechanism" de George Ackeroff qui établit les bases de la théorie de la sélection adverse m’a fasciné. Il démontre avec une logique argumentaire magnifique qu’en situation d’information incomplète et asymétrique, le prix n’est plus un signal parfait pénalisant les acheteurs et les bons vendeurs. Cette remise en cause de la théorie des marchés efficients est le premier article que j’ai trouvé transcendant. Lors de mon séjour au MIT, j’ai eu la chance de travailler avec Olivier Blanchard, sans doute le plus grand macro-économiste français vivant. Encore aujourd’hui, il continue à avoir beaucoup d’influence sur moi.

Nonfiction.fr – Sur quoi portent actuellement vos travaux ?

Thomas Philippon – Mes recherches ont toujours fait preuve d’un certain éclectisme. Un de mes thèmes de prédilection est la compréhension du rôle de la finance dans l’économie. Par exemple, une de mes chapitres de thèse du MIT concernait les stock-options et les incitations induites à la prise de risques allant jusqu’à fausser les comptes en référence à l’affaire Enron. Je remettais en cause la version naïve de la théorie des incitations en montrant qu’en donnant plus d’incitations financières, on pouvait pousser les gens à truquer les comptes. Ce travail a connu un certain succès.
Actuellement, je m’intéresse à la disparité des salaires entre le secteur financier et le reste de l’économie aux Etats-Unis : les rémunérations des banquiers ont-elles toujours été supérieures aux autres secteurs ? Comme personne n’avait de réponse à ce sujet, j’ai comparé des données sur plusieurs années pour refléter leur évolution. Ainsi, dans les 40 années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, on constate que les rémunérations des banquiers sont alignées à celles des autres secteurs. En revanche, au cours des années 20 jusqu’à la Grande Dépression, comme de la fin des années 80 à 2006, on observe que les salaires dans la finance progressent plus rapidement que dans les autres secteurs avec des chiffres pouvant être 70% supérieurs à la veille des deux grandes crises financières, celle de 1929 et celle de 2008.
J’essaie aussi de comprendre comment gérer au mieux l’intervention d’un Etat lors des crises. Ma question est de savoir quels sont les bons outils à utiliser quand un Etat décide de renflouer une banque par exemple. Mes autres recherches portent sur des thèmes plus macroéconomiques, notamment les interactions entre le secteur financier, le marché immobilier et les cycles économiques. Un projet en cours concerne les corrélations entre le marché immobilier, l’endettement des ménages et la récession. Il est intéressant de constater qu’au sein même des Etats-Unis, entre les différents états, vous avez autant de différences qu’il en existe entre différents pays européens bien qu’on ait souvent tendance à considérer les Etats-Unis comme un seul ensemble homogène. Il y a de fortes disparités au sein de ce même pays, et on observe autant de différences par exemple entre le Texas et le Nevada qu’entre l’Espagne et l’Allemagne. Ainsi au sein d’une même union monétaire, les cycles peuvent être totalement différents. De fait, les modèles que nous appliquons à l’économie américaine peuvent aussi s’appliquer à l’économie européenne à la grande différence qu’en Europe, il faut tenir compte de la problématique de l’endettement des Etats. Ces derniers ont la possibilité de recourir à l’emprunt contrairement aux états fédéraux, qui de ce fait ne présentent pas de défauts de paiements.

Nonfiction.fr – L’économie peut-elle être une science ?

Thomas Philippon – Il est intéressant de comparer l’économie aux autres sciences pour bien comprendre ses spécificités. En effet, à la différence d’autres sciences, la clé de voute de la science économique est l’anticipation des agents, raison pour laquelle les modèles économiques ne peuvent pas être et ne seront jamais aussi précis que les théorèmes des autres sciences. Les hommes ont une vision du futur et prennent leur décision en fonction de leurs anticipations et de leur croyance. Vous n’avez pas de phénomène similaire dans les autres sciences, en physique par exemple, les particules n’anticipent rien du tout. Pour résumer grossièrement, un équilibre en physique consiste finalement à mettre des particules dans une boite et observer la distribution des particules qui dépend du nombre de fois que celle-ci aura tapé dans le mur. En économie, même si les agents sont dits rationnels, leurs décisions sont toujours très difficiles à modéliser.  Les directions varient en fonction de ce que les individus pensent être leurs intérêts, dont ils conçoivent le futur ou dont ils perçoivent les actions des autres. Pour parvenir à une théorie de l’équilibre général, il faut savoir ce que les individus pensent, quels sont les risques auxquels ils font face et ce qu’ils pensent que les autres pensent. La science économique ne peut pas être une science dure, bien qu’elle utilise les mêmes équations mathématiques que les autres sciences naturelles. Ce qui la distingue des autres sciences tient au fait que le problème de base reste qu’il faut inclure dans ces équations les croyances des hommes.

Nonfiction.fr – Que pensez-vous de ce courant de pensée selon lequel la science économique subirait une crise systémique, provoquée notamment par son incapacité relative à prévoir la crise de 2008 ?

Thomas Philippon – Une crise est par définition imprévisible et le rôle d’un économiste n’est pas de prévoir mais d’avoir une vision. C’est pourquoi je ne crois pas qu’on puisse parler de crise systémique de l’économie. Les modèles de crise financière existent depuis longtemps. Il y a par contre un manque de compréhension global La crise a mis en évidence la nécessité de mieux comprendre les mécanismes financiers. Aujourd’hui le système financier est devenu tellement complexe que personne n’y comprend plus grand-chose. C’est un véritable problème structurel. Les théories en ce domaine n’étaient pas fondées sur une compréhension profonde de la réalité des marchés. On a des macro-économistes qui comprennent la macroéconomie, des économistes du travail qui comprennent le marché de l’emploi mais personne n’est capable d’avoir une vision d’ensemble de l’économie. C’est le principal problème de la recherche économique à l’heure actuelle et le point où les critiques qui lui sont adressées me semblent légitimes : il lui manque les éléments pour comprendre les systèmes financiers tels qu’ils sont devenus. Les tentatives pour réguler le système financier le montrent bien : les idées partent dans tout les sens sans que personne ne sache vraiment ce qu’il conviendrait de faire. Les économistes ont bien sûr commencé à y remédier et tentent d’apporter des éléments de réponse mais c’est mais c’est un travail extrêmement complexe. Prenez l’exemple de Ben Bernanke, le président the la banque centrale. Il a écrit il y a vingt cinq ans en collaboration avec Gertler le modèle standard de référence de l’interaction entre la finance et l’économie qui permet de comprendre la transmission de la crise du secteur financier au reste de l’économie en montrant que les contraintes financières peuvent impacter une récession de manière très importante. Pour cette raison, il a voulu que la FED agisse pour éviter un effondrement de l’économie, grâce à quoi nous sommes en phase de stabilisation et nous avons pu éviter la grande dépression. Pourtant, le même Bernanke s’est demandé dans les années 2000 si une banque devait réagir en cas de bulle et il répondait par la négative à cette question arguant qu’il ne servait à rien de se battre contre les bulles. Il a probablement changé d’avis depuis.
Les personnes qui ont le mieux compris les mécanismes de la crise sont les spécialistes de l’économie internationales et des pays émergents, comme Roubini. Ils ont compris que la problématique de la crise était une problématique globale et que les Etats-Unis n’étaient pas différents : une bulle aux Etats-Unis peut être aussi dangereuse que partout ailleurs.

Nonfiction.fr – Y a-t-il une particularité de l’école française de l’économie, si tant est que cette dernière existe réellement ?

Thomas Philippon – Il est vrai que les chercheurs français sont généralement d’accord sur un certain nombre de sujets comme le rôle du développement ou de la régulation. Le succès des jeunes économistes français aux Etats-Unis est aussi frappant : Esther Dufflo et Emmanuel Saez ont reçu la médaille Clarcke et Xavier Gabaix le prix Miller cette année, des récompenses qui ont valeur de petits Prix Nobel. Cependant parler d’école française n’a pas de sens : la recherche universitaire est complètement mondialisée. Les courants de pensée comme les méthodologies sont globales et transcendent aujourd’hui les nationalités.

Nonfiction.fr – Que penser de l’apport de l’économie expérimentale à la réflexion économique plus traditionnelle ?

Thomas Philippon – A l’évidence, c’est une évolution positive. Au cours des trente dernières années l’économie est devenue beaucoup plus empirique et moins théorique. La part des travaux de recherches empiriques dans les publications de haut niveau a doublé, notamment en raison de l’accès à un nombre de données plus important et aux capacités de traitement de celles-ci permis par les ordinateurs. Cependant, la recherche empirique doit être menée avec le but de servir des objectifs précis et apporter des éléments constructifs : l’empirisme pour l’empirisme n’apporte rien. Avec le développement de l’analyse empirique, on voit quantité de recherches qui n’apportent pas grand-chose, en particulier en finance. En revanche, dans certains domaines comme l’économie du développement, la qualité des travaux est excellente. Le véritable problème reste de passer de ce travail d’observation et d’expérimentation au niveau local à des recommandations macroéconomiques et politiques. Comment généraliser au niveau national, une analyse très détaillée, observée au niveau d’un petit village du Bangladesh ? C’est loin d’être évident. Esther Duflo et Abhijit Banerjee viennent d’écrire un merveilleux livre sur ce sujet (Poor Economics, 2011).

Nonfiction.fr – Pouvez-vous nous dire en quoi l’économie, et plus précisément la recherche économique, n’est pas qu’une matière théorique et technique : comment touche-t-elle la vie de tous ?

Thomas Philippon - La question du marché du travail ou de la régulation du secteur financier le montre bien. La recherche économique permet de mettre en place des instruments pour protéger les individus. En évaluant l’impact des mesures de protection sociale sur la probabilité à accepter un nouvel emploi, l’économiste cherche à comprendre où situer le curseur pour que le système de l’assurance sociale soit efficace entre la protection contre le chômage et l’incitation à la recherche d’emploi. En matière de régulation, le travail des économistes est de proposer des règles pour atténuer l’impact d’une crise financière, de comprendre quelles sont les activités devant être régulées afin que les crises financières soient moins fréquentes et moins graves quand elles se produisent.

Nonfiction.fr – Les économistes doivent-ils avoir un rapport au politique, l’homme comme le concept ?

Thomas Philippon - Il n’y a pas de raison pour que les économistes s’impliquent plus en politique que les autres. La politique est du ressort des opinions personnelles. Moi-même et mes collègues avons des opinions politiques différentes. Le travail d’un économiste est de produire des recherches utiles, son rôle en tant que chercheur est de veiller à la rigueur de son argumentation. Après les politiques peuvent ou non reprendre ses analyses mais le travail de recherche en économie doit rester indépendant de la politique. L’idéologie est un facteur de risque quand on veut développer une méthodologie et justifie cette nécessaire indépendance. Ce n’est pas la seule raison : surtout le politique et l’économie sont deux mondes qui ont des échelles de temps différentes. L’homme politique vit dans le court terme : un sondage ou une stratégie lui sera immédiatement plus utile qu’une étude en économie. L’horizon de la recherche économique est plus large. On constate d’ailleurs qu’il n’est pas facile de faire de la recherche académique qui soit utile aux politiques. Des progrès ont été faits et le diagnostic des hommes politiques en matière d’économie s’est amélioré. Un certain nombre d’instances existent pour aider à diffuser les idées académiques. Cependant, la question de l’implémentation des idées issue de la recherche économique reste un problème. On constate beaucoup de contraintes politiques pour mettre en œuvre un certain nombre de programmes économiques.

Nonfiction.fr – Quels seront, ou quels devront être, les grands sujets de politique économique à aborder en 2012, pour le prochain président de la République et son gouvernement ?

Thomas Philippon - Le marché du travail est le principal problème de l’économie française, et j’inclus dedans la problématique des relations sociales au sein des entreprises. En France, le marché de l’emploi est en sous régime permanent. Tous les autres problèmes qu’il s’agisse de la question du déficit public ou de l’intégration des populations immigrées en sont plus ou moins la conséquence. La grande difficulté de ce pays tient à son incapacité à faire travailler les gens de manière plus harmonieuse comme je l’ai décrit dans mon essai Le Capitalisme d’héritiers. La crise française du travail.
Il y a en France un problème de sous performance des PME. Le régime de sous-emploi chronique conduit à un niveau de taxation élevé et un fort endettement de l’Etat. Le manque de moyen des PME, qui représentent l’essentiel du tissu industriel français, les empêchent de croître. Un autre problème tient au management. En effet les relations sociales au sein des entreprises sont généralement plus mauvaises qu’ailleurs ce qui décourage la recherche d’emploi de la part des salariés et les entreprises d’embaucher. En conséquence, vous avez en France un marché du travail et des institutions qui sont assez sclérosées. La cause ultime de ces mauvaises relations est à chercher dans l’histoire de France mais c’est un peu compliqué à résoudre. Cependant des améliorations pourraient être apportées comme par exemple sur la manière dont les syndicats sont élus et représentés ou en matière de relations en le patronat et les responsables politiques. Les grandes PME seront une des clés qui permettront d’améliorer la situation du marché du travail. Aujourd’hui, elles sont trop taxées mal aidées. 

Nonfiction.fr – Retrouve-t-on ce diagnostic dans d’autres pays européens ?

Thomas Philippon – Les pays du Nord tournent déjà au plein emploi contrairement aux pays du Sud. La France a beaucoup de potentiel avec des grands groupes performants, des capacités importantes pour réaliser des recherches de pointes dans de nombreux secteurs mais tout ces atouts sont en train de se détériorer en raison de la difficulté à financer ces activités, en partie du au niveau de taxation élevé. Ces problématiques sont la conséquence du sous-emploi : plus d’emplois conduirait à accroître les revenus et permettrait de diminuer les taxes, en particulier celles qui pèsent sur les PME. Le régime de sous emploi chronique de l’économie française est son point noir. Il y a aussi en France un problème d’implémentation. On sait aujourd’hui à quoi ressemble un système d’assurance chômage qui fonctionne, un accompagnement efficace, pourtant nous n’arrivons pas à les mettre en place

 

 

Propos recueillis par Eloi Perrin-Aussedat. 

 

* A lire sur nonfiction.fr : notre dossier sur les nouveaux économistes français.