Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS et enseigne à l’Ecole d’économie de Paris. Son dernier livre, Les décennies aveugles. Emploi et croissance (1970-2010) a été publié au Seuil en janvier 2011. Il répond ici aux questions de nonfiction.fr dans le cadre d’un dossier consacré aux nouveaux économistes français.

 

Nonfiction.fr- Pouvez-vous nous rappeler brièvement votre parcours universitaire et professionnel ?

Philippe Askenazy- Oui, à l’origine, je suis un mathématicien, mais qui avais toujours été intéressé par l’économie, et c’est en quelque sorte par défaut, c’est-à-dire que je me trouvais dans une période en 1995 où il y avait très peu de postes d’enseignants chercheurs en mathématique et comme l’économie m’intéressait, je me suis mis à faire de l’économie comme un certain nombre d’autres normaliens en maths de l’époque. Ensuite, j’ai eu la chance de faire un séjour à Berkeley en 1997 au moment de l’émergence de la nouvelle économie américaine, dont on ne parlait pas en France. Et donc lorsque je suis revenu en France, j’ai vraiment tourné ma thèse sur cette question, les nouveaux déterminants de la croissance, les nouveaux modes d’organisation des entreprises, etc. Voilà pourquoi vous m’avez devant vous d’une certaine manière, je me suis mis sur une ligne de recherche qui s’est révélée être un sujet important, qui intéressait. Ensuite j’ai fait une carrière très classique, je suis entré au CNRS, j’ai été chargé de recherche puis directeur de recherche.


Nonfiction.fr- Quand et comment avez-vous décidé de devenir économiste ?

Philippe Askenazy- Cela remonte au lycée puisque au Bac scientifique j’avais pris économie comme option. Les sciences sociales en général m’intéressaient et j’avais un goût très prononcé pour l’actualité, pour comprendre le monde. C’est toujours le cas !


Nonfiction.fr- Quels ont été vos maîtres à penser (si vous en avez eus) et en quoi est-ce qu’ils le furent ?

Philippe Askenazy- Il y a très clairement quelqu’un qui, sans être un maître à penser, a joué un rôle, comme pour d’autres normaliens, d’attractivité : Daniel Cohen. Il était en poste stratégique à l’ENS où il avait comme fonction justement à la fois d’attirer le plus de littéraires possible à l’économie et le plus de scientifiques. D’ailleurs, il y est arrivé, il a multiplié par trois le nombre de normaliens qui se sont mis à faire de l’économie à l’ENS. C’est aussi quelqu’un qui m’a donné en thèse une très grande liberté, mais qui, lorsqu’il trouvait que ce que je faisais était inintéressant, me le disait carrément. Mais je ne le considère pas comme un maître à penser. Plutôt que des maîtres à penser, j’ai plutôt multiplié les expériences avec de très nombreux coauteurs, je dois en être à une trentaine de coauteurs, des seniors mais aussi des plus jeunes, économistes, sociologues ou encore ergonomes, et c’est plutôt comme cela que je considère que je m’enrichis dans ma réflexion d’économiste. On peut citer, par exemple, quelqu’un qui a joué un rôle essentiel dans mon apprentissage de la recherche, un théoricien, Cuong Le Van, ou plus récemment de manière totalement différente un collègue américain comme Chris Tilly de l’UCLA, qui est quelqu’un qui a une approche économique que l’on considère comme très ringarde en France et qui a pourtant un poste très important aux États-Unis et est considéré comme quelqu’un qui a justement une approche originale, c’est le genre de chose qui me fait réfléchir.


Nonfiction.fr- Sur quoi portent actuellement vos travaux ?

Philippe Askenazy- Des thématiques variées, autant je me préoccupe toujours des questions de conditions de travail au sens large, des politiques de l’emploi, mais aussi de questions comme les contraintes de crédit auxquelles font face les entreprises et leurs conséquences sur leurs performances. Un nouveau sujet va me mobiliser : l’emploi vert, c’est-à-dire tous les emplois dans les secteurs que l’on dit "vert". Je suis à peu près convaincu que l’on aura une phase de reconversion écologique dans les décennies qui viennent, et donc je voudrais essayer de comprendre quelles populations cela va concerner, si cela va vraiment concerner une population importante. Il va y avoir des nouveaux métiers ou des métiers qui sont pour l’instant relativement peu développés qui vont se développer et je crois qu’il faut avoir une réflexion sur à la fois les besoins de formation ou pas et, surtout, sur les conditions de travail de ces personnes. Il y a une sorte d’idéalisation, puisque c’est vert c’est bien, je n’en suis absolument pas convaincu. Je crois qu’on va avoir au contraire sur ces populations des problématiques de travail et d’emploi, de précarité, etc. qui méritent qu’on s’y intéresse.


Nonfiction.fr- En quoi vos travaux peuvent-ils expliquer les évolutions actuelles de l’économie mondiale ?

Philippe Askenazy- Si le thème actuel c’est la crise, je dirais qu’ils n’en sont pas capables, comme ceux des autres économistes du reste. Il y aura peut-être certains de mes "camarades" qui vous diront mais si, cela permet d’expliquer, etc., je ne le crois pas. Aujourd’hui, nous n’avons pas les outils pour expliquer la crise actuelle, c’est ma position et elle est très claire, et donc tous les travaux que je peux faire, comme tous les autres travaux de tous les économistes à travers le monde, ne sont pour l’instant que des séries de briques, d’éléments de compréhension, car on n’a pas encore d’explication d’ensemble satisfaisante. C’est par exemple le cas de ce que je fais sur les contraintes du crédit et les exportations des entreprises. On a un phénomène que l’on ne sait pas expliquer : pourquoi le commerce s’est effondré autant que lors de la crise de 1929, alors que pendant la crise de 1929 il s’était effondré dans une phase où il y avait eu un très fort protectionnisme ? Cette fois, il n’y a pas eu de protectionnisme et il s’est quand même effondré de même ampleur. Bien, c’est tout le monde qui essaie de comprendre cela. Mes travaux sur les contraintes de crédit montrent qu’effectivement cela a un effet sur le commerce, mais que cela ne suffit pas à expliquer l’ampleur du phénomène. Vous voyez, on tente d’évacuer un certain nombre d’hypothèses pour essayer de se restreindre sur quelques-unes qui seraient celles où les mécanismes clés seraient en jeu. Mais je crois qu’on n’y est pas totalement arrivé et qu’on risque de ne pas y arriver tant que l’on n’aura pas fait une tentative politique d’une certaine manière. Si l’on veut vraiment savoir si c’est la finance qui est responsable, et bien il faut réguler un grand coup la finance. Cela vaut pour les politiques d’austérité que l’on est en train de vivre en Europe, elles vont plus loin dans le creusement des inégalités. Si l’on pense que l’élément clé de la crise ce sont des inégalités trop profondes, alors ces politiques vont totalement échouer. On a là une sorte d’expérience naturelle qui est en train de se dérouler. On va bien voir, si dans deux ans on fait le constat de l’échec total de ces politiques, ce sera bien la preuve que les inégalités étaient l’un des facteurs essentiels de la crise actuelle.


Nonfiction.fr- Que penser de l’idée selon laquelle la science économique subirait une crise provoquée par son incapacité à prévoir la crise de 2008 ?

Philippe Askenazy- Oui, on est dans une situation où l’on a été dans l’incapacité de prévoir la crise. Mais, à la limite, ce n’est pas en soi rédhibitoire, la science n’a pas nécessairement un pouvoir de prédiction. Mais en revanche on ne comprend pas ce qui se passe et aucun modèle ne permet de le comprendre, et, à partir de là, oui, il y a une crise de notre discipline, qui montre ainsi ses limites. Mais l’économie, même si c’est une science, est une science qui est très différente des sciences dures dans le sens où si les lois physiques ne changent pas, les lois économiques changent. Elles changent de nature premièrement parce que les faits et les structures économiques se modifient et donc amènent de nouveaux mécanismes. Je ne crois absolument à l’idée qu’il y ait des mécanismes économiques intangibles, valables quelles que soient les périodes historiques. Il y a des évolutions technologiques, organisationnelles, etc. Tout cela fait que l’on est obligé de renouveler en permanence le corpus des économistes. Et puis il y a un second aspect, c’est que les avancées même de la science modifient l’économie. C’est là une situation très particulière, finalement plus on avance plus on engendre soi-même de nouveaux phénomènes. C’est une quête sans fin, l’économie. Donc on a bien une crise de la science économique, mais je ne considère pas cela comme absolument dramatique, elle devait de toute manière arriver et ce n’est pas étonnant. On entre dans une nouvelle phase et c’est plutôt stimulant, si l’on fait abstraction des effets réels bien sûr.


Nonfiction.fr- Y a-t-il une spécificité de l’école française d’économie, si tant est que cette dernière existe réellement ?

Philippe Askenazy- Ah, je ne sais pas vous répondre là-dessus, je dirais qu’il y a des écoles dans chaque pays. Il y a peut-être une particularité de la langue française, par exemple sur des questions de travail et de relations sociales où elle est nettement plus riche que la langue anglaise ou américaine, ce qui fait qu’il y a des développements d’analyse différents. Cela dit, je crois qu’il y a une sorte de standardisation des modèles de pensée dans les différents pays. Il reste une école française au sens où des économistes français se posent des questions sur la France ou travaillent sur les problèmes de l’économie française.


Nonfiction.fr- Que penser de l’apport de l’économie expérimentale à la réflexion économique plus traditionnelle ?

Philippe Askenazy- Pour l’instant, l’économie expérimentale (ou comportementale plutôt) n’a pas encore apporté une rupture déterminante à l’économie. On a l’homo economicus qui ne va pas très bien et on essaie de retrouver un fondement à travers l’économie expérimentale. Celle-ci accumule un très grand nombre de résultats, mais ces résultats n’ont pas de traduction véritable sur la compréhension de l’économie, même sur une conception qui serait nouvelle de l’homo economicus, cela part un peu dans tous les sens. On a là un champ extrêmement bourgeonnant, mais pour l’instant trop jeune. C’est aujourd’hui très à la mode, mais dans cinq ans l’économie expérimentale sera peut-être devenue une branche morte. C’est une voie, qui est scientifique, qui avance, voyons jusqu’où elle va, elle peut tout à fait n’aboutir à rien, ce n’est pas en soi un problème. Et donc, je soutiens le développement de l’économie expérimentale en France.

L’expérimentation des politiques publiques, c’est autre chose. Je considère que c’est utile, mais il ne faut pas exagérer la puissance de l’outil. On peut faire de l’expérimentation, mais lorsqu’il y aura généralisation, cela ne donnera jamais la même chose, ne serait-ce que parce qu’il peut y avoir des effets liés à la nouveauté que l’on mesurera à travers le dispositif d’expérimentation, mais que l’on ne reverra pas in fine lorsque celle-ci sera généralisée. Donc, elle ne peut se substituer à l’évaluation ex-post des outils politiques. D’autant plus que lorsque l’on fait une expérimentation, on va toujours avoir un regard sur une politique ou un dispositif en particulier. Or il faut voir les politiques dans leur ensemble avec toutes les cannibalisations potentielles d’une politique vis-à-vis d’une autre. C’est clairement une chose que l’expérimentation ne permet pas d’appréhender. Enfin, il peut y avoir une sorte de piège dans l’expérimentation, c’est l’idée que l’on pourrait avoir des politiques qui soient a-partisanes, qui "fonctionnent" naturellement. Je n’y crois pas. Si l’on fait une expérimentation avec des internats d’excellence et que l’on explique que cette expérimentation est purement scientifique, on oublie que c’est un choix idéologique à la base. Il faut faire un tout petit peu attention et ne pas croire que parce que l’on fait de l’expérimentation on sort du champ de la politique.


Nonfiction.fr- Pouvez-vous nous dire en quoi l’économie, et plus précisément la recherche économique, n’est pas qu’une matière théorique et technique et comment elle touche la vie de tous ?

Philippe Askenazy- Il n’y a pas de fatalité à ce que la science économique occupe une place aussi importante dans la vie des gens. Le keynésianisme a joué ici un rôle majeur, les politiques monétaires dans les années 1980 aussi. La science économique dans sa capacité de pouvoir décortiquer les mécanismes économiques (ce qui nécessite parfois plusieurs années de recherche) a acquis une telle influence dans les choix et les politiques économiques qui sont menées, qu’elle touche en effet aujourd’hui la vie de tout le monde. Je ne crois pas que l’économie se distingue fondamentalement sur ce plan, prenez les sciences de l’éducation qui jouent de manière majeure sur ce que les jeunes vont pouvoir apprendre à l’école et de fait sur l’ensemble de leur vie, en revanche elle est certainement plus publicisée.


Nonfiction.fr- Les économistes doivent-ils avoir un rapport au politique ?

Philippe Askenazy- Cela dépend de ce que vous faites en économie. Si votre sujet, c’est de travailler par exemple sur le lien entre technologie de production et organisation du travail, cela n’induit pas de rapport direct avec le politique, vous expliquez une chaîne de compréhension. En revanche, si vous êtes sur des problématiques qui touchent à la prescription politique, vous ne pourrez pas échapper à la sphère politique. Ce n’est pas une nécessité absolue, vous avez beaucoup de mes collègues qui font de l’économie sans se préoccuper du politique, dont les résultats qu’ils vont obtenir auront éventuellement des impacts politiques, mais qui dans leur réflexion peuvent ne pas inclure de contacts avec la sphère politique.


Nonfiction.fr- Quels sont vos rapports avec le monde politique ?

Philippe Askenazy- L’une des raisons pour lesquelles j’ai fait de l’économie plutôt que des maths, c’est pour participer d’un apport social identifiable, je ne m’en cache pas. A chaque fois que je suis sollicité, que ce soit par un partenaire social ou des parlementaires de droite comme de gauche, je réponds à l’invitation. Il n’y a aucune raison pour laquelle je n’irais pas dire ce que je pense ou les résultats que j’ai obtenus, selon ce qu’on me demande. Donc, lorsque l’UMP, qui fait un groupe de travail sur la souffrance au travail, me demande de venir, j’y vais, lorsque Ségolène Royal fait l’une de ses grandes messes sur la valeur travail et m’invite, j’y vais. Comme scientifique, comme fonctionnaire, je vais voir tout le monde. Cela dit, je ne cache pas que, par ailleurs, je suis un citoyen et un citoyen qui vote à gauche. Puisque vous me le demandez, aujourd’hui, je ne conseille personne en particulier, mais il est certain que si le ou la candidat(e) de gauche ou son entourage a besoin plus particulièrement de mes éclairages à l’approche de l’élection présidentielle, je lui donnerai. Je suis très clair là-dessus, je souhaite une victoire de la gauche et d’une vraie gauche en 2012, comme citoyen, parce que je pense que c’est nécessaire et utile pour la France de connaître une alternance après trois présidences à droite.


Nonfiction.fr- Quel est votre diagnostic sur l’économie mondiale ?

Philippe Askenazy- C’est une question très vaste, mais le diagnostic est plutôt une énorme incertitude, bien que, si l’on regarde les fondamentaux, on investit dans la connaissance, dans la recherche, tout cela va porter ses fruits, ce n’est pas possible autrement. J’ai une croyance dans le progrès humain et donc à long terme je suis plutôt optimiste. Sur le court terme, en revanche, mystère, l’incertitude est tellement grande, on peut tout à fait avoir une situation où l’Europe, à force d’austérité, implose à la fois socialement, politiquement et donc économiquement.


Nonfiction.fr- Quels seront, ou quels devront être, les grands sujets de politique économique à aborder en 2012, pour le prochain président de la République et son gouvernement ?

Philippe Askenazy- Je pense qu’on ne pourra pas échapper à la question budgétaire, mais personnellement, et vous l’aurez compris à travers mon dernier ouvrage, je pense que c’est une fausse question. On a un déficit public parce que l’on a accumulé toute une série de politiques extrêmement coûteuses et inefficaces. Un grand nettoyage de ces politiques devrait résoudre très largement cette question, donc, oui, celle-ci doit être une question majeure mais justement pour mieux l’évacuer. Parmi les autres grands sujets, on a très clairement une problématique immédiate sur les services publics en France, qui ont été véritablement sacrifiés. Je pense que sur ce plan-là il y a un travail considérable à faire pour rétablir, dans les écoles, dans le secteur hospitalier, dans le secteur de la justice, ce qui est simplement de l’ordre du bon fonctionnement de la France. C’est en partie lié à ce que je disais précédemment, une fois que l’on a évacué la question budgétaire, on peut se permettre de réinvestir dans ces domaines. À partir de là, j’aimerais bien que l’on profite de cette remise à flot des services publics pour changer un certain nombre de segments de la politique de l’emploi et en particulier lutter contre la précarité dans le secteur public mais aussi en profiter pour abattre les dispositifs qui entretiennent la précarisation dans le secteur privé, qui seraient d’une certaine manière compensés par les embauches dans le secteur public, le temps que les entreprises s’habituent à abandonner tous ces contrats aidés, précaires, etc

 

Propos recueillis par Jean Bastien. 

 

* A lire sur nonfiction.fr : notre dossier sur les nouveaux économistes français.

 

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