La "guerre civile numérique" aura-t-elle lieu ? Sans doute ! Les affrontements, sur plusieurs théâtres d'opérations, ont même déjà commencé. Du hacker au manifestant dans les rues de Téhéran, virtuelle et réelle, la guerre témoigne de mutations radicales qui s'écrivent, nous dit Jorion, dans la quête d'une démocratie à conquérir ou reconquérir ...

Voici un petit livre, 122 pages, au titre explicite et un brin provocateur puisqu'il s'agit, ni plus ni moins, de guerre civile … quand bien même cette dernière ne serait-elle "que" numérique. Charpenté autour d'une triple thématique, il traite à la fois de l'émergence d'hactivistes sur le Net, au même titre que l'on parle de médiactivistes dans les travaux récents de Dominique Cardon et Fabien Granjon   , propose une analyse, souvent convaincante, de l'actuel désordre mondial et, à travers la question des blogs, s'interroge sur ce qu'il en est désormais de l'information. Cette "guerre civile numérique" nous dit P. Jorion, nous la côtoyons de plus en plus.

Elle est même, sur certains fronts, déjà ouverte. En témoignent à la fois - dans des registres dont il importe de marquer clairement les différences - les actions menées par les hackers se regroupant sous l'appellation d'Anonymous et l'utilisation de l'outil numérique dans les luttes des jeunes - et moins jeunes - Tunisiens, Egyptiens, Libyens, Syriens, Iraniens ou bien d'autres, pour accéder enfin à la démocratie. Nous sommes donc au bord d'une guerre civile à l'échelle planétaire. Elle excède dorénavant la traditionnelle opposition entre pays du Nord et pays du Sud. Ce qui la rend possible - et non ce qui en serait la cause - est bien la diffusion depuis plus d'une bonne décennie de l'outil numérique. Il bouleverse et radicalise les moyens de transmission, l'échange et la circulation de l'information. Parce que le numérique le permet - et avec une efficacité beaucoup plus grande que celle de la presse, de la radio ou de la télévision au cours du XXe siècle - un peu partout dans le monde se font entendre des voix, jusque là étouffées.

Voix de hackers, Zippies ou Anonymous, petits groupes aux contours indécis, à la géographie fluctuante, militants radicaux hostiles à toutes formes de contrôle sur le Net (ils se sont faits connaître du grand public au moment de l'"affaire Wikileaks") ; mais également voix de citoyens qui se sont - lors de ce que la presse a appelé le "printemps arabe" - servis des outils numériques (mobiles, twitter et autres blogs, …) pour faire connaître leurs luttes et le sens de leur révolte et, bien plus, les ont détournés alors qu'ils étaient, tout particulièrement dans ces pays, outils de surveillance au service de "la société de contrôle" dont parlait Gilles Deleuze et dont James R. Beniger avait, dans un livre majeur, et qui n'est toujours pas traduit en français, dressé la généalogie   .

Guerre civile donc où le virtuel et le réel (la mort d'une jeune iranienne qui manifestait pacifiquement, filmée sur un mobile et diffusée sur les télévisions du monde entier) interfèrent. Or, si la violence des balles ou des matraques des policiers syriens ou des miliciens iraniens ne peut, bien sûr, en aucun cas être comparée au "déni de service" qui avait touché Wikileaks, les formes multiples de la répression ont, ici et là, donné naissance à l'organisation d'une "cyber-résistance" aux formes hétérogènes. Elle prend la forme de twitts, de posts ou de blogs ou, dans le cas d'hactivistes qui se réclament de l'action directe numérique, se manifeste par des actions, s'apparentant à une forme de Blitzkrieg numérique (qualifiées de sabotage par les gouvernements) comme ce fut le cas aux États-Unis bien sûr avec l'"affaire Wikileaks", mais aussi en Tunisie ou en Égypte où, à plusieurs reprises, des sites officiels furent bloqués, empêchant les serveurs de fonctionner, en les noyant sous des millions de requêtes.

Si les méthodes et les pratiques de cette "guerre civile numérique" peuvent être assez clairement décrites et retracées, les raisons qui poussent à la révolte et à la résistance sont, à l'évidence, bien plus complexes. Les sources de la guerre civile qui menace - nous dit P. Jorion - sont à chercher du côté d'un désordre mondial dont les banques et les sociétés financières sont à l'origine. Si le numérique rend possible ou plus exactement facilite - et vient en complément de formes de luttes ancrées dans le temps long des révoltes populaires et des luttes de libération des peuples - cette situation prérévolutionnaire serait donc conséquence de la convergence d'une situation économique globale (excès de la liberté de circulation des capitaux, financiarisation et son cortège de dommages collatéraux) et croissance de l'usage des technologies de l'information et de la communication.

Nous nous situons donc, pour P.Jorion, à un moment historique précis. Celui où l'ordre existant vacille, quand les peuples ont perdu confiance dans le système financier et dans un système politique qui cautionne, sans états d’âme, ce système ou, au mieux, se montre impuissant à le réformer. Pour lui, les choses sont claires. Nous sommes entrés dans un monde où la défiance l'emporte sur la confiance. A le suivre, nous serions donc dans une situation prérévolutionnaire, comparable à celle qu'a connue la France dans la décennie précédent l'explosion de 1789. Revendiquant une certaine filiation marxiste, il estime que dans le monde occidental la lutte des classes n'a jamais été aussi forte. Pour preuve, cette déclaration du milliardaire américain W. Buffet : "Bien sûr que la lutte des classes existe, seulement c'est ma classe, celle des riches qui la mène et le fait est que nous sommes en train de la gagner"   .

Face au nouvel ordre capitaliste mondial, mis en place par les grandes banques, les peuples se cherchent des héros contestataires. Et, dans ces nouvelles formes de lutte, la force révolutionnaire d'Internet est sa capacité à mettre à jour, à nu, ce qui était de l'ordre du secret. Le numérique bouleverse l'ordre ancien en permettant une massification instantanée de l'information. Et, me semble-t-il, la thèse centrale du livre de Paul Jorion réside dans cette idée directrice qu'une des formes de la Révolution à venir réside dans la révélation de secrets par quelques cyber-vengeurs masqués, à l' "avant-garde" des peuples.

Au total, un petit livre stimulant, ouvrant un grand nombre de pistes et de débats. S'il n'emporte pas toujours l'adhésion (mais le format est peu compatible avec des développements précis) son mérite est, aussi, de témoigner du renouveau d'une pensée anti-autoritaire dont les prémisses sont à rechercher à la fin du XIXe siècle 

 

* Lire le dossier complet de nonfiction.fr sur le numérique.