Le Monsieur Philo de "Libération" propose un essai bref et personnel sur le rôle traditionnel du critique de livres. 

Les critiques littéraires de la presse écrite acceptent mal qu’on les accuse de pratiquer une déontologie à géométrie variable. Le milieu littéraire ne serait pas un système clos où régneraient conflits d’intérêts et renvois d’ascenseur. Il serait ridicule d’interdire à un critique d’écrire au sujet d’un auteur de valeur sous prétexte qu’ils se connaissent. Pire, ceux qui formuleraient ces objections seraient des envieux frustrés de ne pouvoir exercer leur pensée librement sur les ouvrages contemporains les plus passionnants et de trouver un journal susceptible de les publier régulièrement.


Déontologie, quand tu nous tiens…


Lorsqu’on ouvre Le Métier de critique. Journalisme et philosophie (Seuil), le dernier livre de Robert Maggiori, critique d’ouvrages philosophiques pour le cahier livres de Libération depuis plus de trente ans, on s’attend à lire un point de vue aguerri sur le sujet. Malheureusement, cet horizon d’attente s’estompe rapidement : la sélection des ouvrages chroniqués par un quotidien comme Libération “ne répond, le plus souvent, à aucun des critères que le public soupçonne ou que les démagogues se plaisent à dénoncer : népotisme, favoritisme, loi des chapelles, flagornerie, subordination aux diktats plus ou moins occultes des éditeurs, des directeurs de rédaction, copinage, renvoi d’ascenseur, influence… À Libération, une règle déontologique interdit, d’une part, que l’on parle des livres des collaborateurs du journal et, d’autre part, qu’un critique qui publie des livres dans une maison d’édition, ou a avec elle un quelconque rapport contractuel se traduisant en termes d’argent, puisse traiter d’ouvrages édités par cette maison”   . Il faut croire que la première de ces règles souffre d’exceptions : Béatrice Vallaeys a consacré à son collègue Robert Maggiori un court article très élogieux dans l’édition de Libération du 7 avril dernier, jour de la sortie de son livre…

Pour un livre qui prétend interroger le rôle du critique dans un journal aussi institutionnalisé que Libération, l’entrée en matière est délicate. Robert Maggiori n’est certainement pas le parangon de ce mal endémique de la critique – la modestie de sa plume l’atteste –, et l’on pourrait citer nombre d’exemples dans la presse quotidienne et hebdomadaire aussi discutables par leur nature que déplorables par leur régularité. Il reste qu’on ne peut pas se réfugier derrière l’excuse du mauvais procès lorsqu’on contredit aussi expressément une éthique journalistique élémentaire.


Le Libé de Maggiori


Cela est surtout dommage car le livre de Robert Maggiori apporte par ailleurs des éléments de réflexion intéressants sur la signification du journalisme littéraire à l’heure où les condamnations à mort du critique font florès. Écrit dans un style pédagogique   , fluide et constant, Le Métier de critique présente un aperçu de l’évolution d’une forme de journalisme toujours révérée sans être très bien connue. En réalité, il y a très peu de journalistes littéraires en France qui vivent uniquement de leurs critiques. Robert Maggiori en fait partie et son expérience se révèle instructive. Lorsqu’il nous replonge dans le Libération des années 1970, version Sartre et July, nous rappelle les circonstances du meurtre de Pier Paolo Pasolini et de la réception de la nouvelle en France, ou nous décrit les débats enflammés du journal autour des Brigades rouges et du gauchisme foudroyant de l’époque, son livre a une véritable valeur historique. Lorsqu’il nous relate avec émotion la rédaction de nécrologies consacrées à de grands penseurs   , la joie que procurent la découverte de perles rares et la révélation d’auteurs quasi inconnus   ou les ratés inévitables dans le traitement d’œuvres qui deviendront majeures   , il nous éclaire intelligemment sur les plaisirs et affres du critique au quotidien. Il aide enfin à mieux comprendre comment un journal aussi créatif que Libération, notamment grâce aux esprits imaginatifs qui animèrent ses pages culturelles, s’est quelque peu sclérosé au fil du temps jusqu’à devenir parfois trop prévisible.


Du journalisme philosophique


L’intérêt de l’entreprise de Robert Maggiori réside surtout dans sa précision. Il s’agit de donner une définition claire de la portée et de la fonction des articles d’un critique d’ouvrages essentiellement philosophiques. Un quotidien est d’abord un “espace”   donné dont le rapport à l’information permet d’échapper à la tyrannie de l’instantané. L’essentiel est de trouver les bonnes “limites de lisibilité” pour qu’un article puisse “être lu et compris par un néophyte et ne pas pouvoir être critiqué ou raillé pour défaut de technicité par un expert de la question”   . Dans cette perspective, la hantise partagée des critiques serait le “syndrome de Garve”   . Robert Maggiori raconte que Robert Garve était un philosophe allemand de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui, guidé par sa perspicacité de chroniqueur régulier de livres savants, publia une recension anonyme de la Critique de la raison pure de Kant dans le supplément des Göttinger Gelehrten Anzeigen en janvier 1782. Furieux de sa teneur, Kant le fit savoir publiquement, et Garve finit par lui écrire une lettre justifiant certaines défaillances de son article par le fait qu’il avait été coupé. Le syndrome de Garve consiste donc à craindre de ne pas se faire comprendre par son lecteur, soit parce que son article a subi nombre de modifications, ajouts encombrants ou résumés trompeurs, soit qu’on n’a pas su respecter des “limites de lisibilité” qui permettent d’énoncer clairement pour le plus grand nombre ce que l’on conçoit bien soi-même.

Robert Maggiori pousse plus loin sa réflexion lorsqu’il aborde les “deux torsions du journalisme philosophique”. À ses yeux, une bonne critique doit avoir l’audace de replacer un livre dans une perspective historique afin de mieux défricher les concepts clés qui se situent dans une généalogie de la pensée et peuvent donner à comprendre comment les idées se construisent, se déconstruisent et se perpétuent   . Elle doit aussi ne pas refuser de sauter dans le gué de la biographie. C’est pour justifier cette seconde “torsion” que Robert Maggiori déploie sur une vingtaine de pages l’argumentaire sans doute le plus consistant et stimulant de son livre. Outre le passage – convenu lorsqu’on parle de critique littéraire   – par le débat Proust vs Sainte-Beuve, Maggiori s’aventure par des détours utiles dans l’œuvre doxographique de Diogène Laërce, l’aspect psychologique de la philosophie de William Dilthey et l’“auto-socioanalyse” pratiquée par Bourdieu à la fin de sa vie.

Pariant qu’on ne peut pas limiter le travail d’un penseur à ses écrits, Maggiori considère que son rôle consiste à expliquer en quoi un auteur est déterminé par une histoire, un contexte social et une psychologie particulière. Il plaide donc en faveur d’une critique qui parvient à définir une cohérence entre une pensée et une vie. “Ce livre sur le courage, la vérité morale ou la fidélité, citant tous les penseurs du monde, argumenté, brillantissime, bien écrit ne serait qu’un exercice de style, et une offense à la pensée, si celui ou celle qui le signe avait dans sa vie préféré fuir lâchement quand il eût fallu affronter le danger, avait constamment menti à tous ses amis, et n’avait fait que trahir les causes qu’ils feignaient de défendre.” Si ce point de vue est séduisant, on peut penser à l’inverse que de grands philosophes firent la théorie de ce qu’ils n’étaient pas : songeons à Rousseau écrivant Émile ou De l’éducation après avoir abandonné ses cinq enfants, à Sartre théorisant un engagement qu’il s’appliqua difficilement à lui-même ou à Althusser devenu la proie des psychiatres alors que sa philosophie excluait tout recours à la psychologie.

Le spectre menaçant du Web


Ce livre court, composé de séquences qui ressemblent plus à des articles de presse qu’à des chapitres, s’achèverait donc sur ce débat captivant si on le caviardait de ses vingt dernières pages. Robert Maggiori ne peut cependant s’empêcher de déplorer les effets d’Internet sur la transmission du savoir. Il se voit à juste titre comme un éclaireur capable d’attirer l’attention de ses lecteurs sur un livre délaissé par les stratèges en marketing, un médiateur susceptible d’élargir “l’espace social de réflexion et de confrontation”   , et un passeur exercé à séparer le bon grain de l’ivraie parmi la pléiade de livres qu’il reçoit chaque jour. Sa conception du Web ne laisse malheureusement pas penser que des critiques pourraient y démontrer ces mêmes qualités : “Lorsque ‘donner son avis’ revient finalement à exhiber ou à faire étalage hors de la sphère privée – dans un marché totalement ‘libre’ que nul critère ne vient ordonner – des ‘impressions’, des ‘sentiments’ ou des opinions que l’on ‘a’, comme on a des géraniums sur son balcon, alors s’établit une forme dégénérée d’éclectisme, lequel, établissant une égalité de droits à la ‘participation au débat’, finit par oblitérer toute inégalité de fait des contenus…”   . Soyons honnêtes : le point de vue de Robert Maggiori ne se limite pas à cette vision caricaturale mais cherche surtout à différencier le droit absolu à l’expression de la “fièvre de l’expressionnisme” qu’il voit s’étendre sur le Web. Son discours nuancé et construit, quoiqu’il épargne étrangement l’expérience de Wikipedia   , laisse néanmoins entrevoir une défiance pour un univers qui lui échappe car la transmission du savoir ne s’y fait plus verticalement.

Certes, l’expression d’un avis n’est pas la transmission d’un savoir. Mais ce sont précisément des expériences comme Wikipedia qui permettent de comprendre que la diffusion de la connaissance sur Internet n’est pas une accumulation incohérente de jugements à l’emporte-pièce mais la confrontation de recherches et de jugements visant à approcher de la vérité autant que possible. Indéniablement, la place de critiques traditionnels de la presse écrite est menacée par l’avènement de ces nouvelles formes d’exercice de la pensée. Rien ne dit pourtant que cet espace n’ouvre d’autres possibilités de production de la critique, d’autres formes d’écriture spécifiques et d’autres conditions d’épanouissement de la pensée où les articles de Robert Maggiori trouveront toute leur place

 

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- Notre dossier "Sur la mort du critique culturel"

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