L’ouvrage met en public la Leçon inaugurale du cours (2011-2012) de l’artiste Anselm Kiefer au Collège de France. Une occasion de réfléchir aux voies et moyens de la création artistique contemporaine.

Conformément à sa devise – d’ailleurs peu connue : Docet omnia (il enseigne toutes choses) – le Collège de France a pour mission d’enseigner le savoir en train de se faire. Il est organisé en 52 chaires. A l’arrivée de chaque nouveau professeur, coopté par ses pairs, une chaire nouvelle est créée, inaugurant ainsi un enseignement inédit. Chaque professeur prononce, lors de son premier cours, une Leçon inaugurale, en présence de ses collègues et du public. Cette Leçon situe les travaux de son auteur, et annonce le fil conducteur que va suivre son enseignement. Au corps permanent des professeurs, le Collège peut adjoindre des professeurs associés, pour un an. Ces derniers prononcent aussi une Leçon inaugurale.

L’ouvrage ici présenté rend publique la Leçon inaugurale d’Anselm Kiefer, prononcée le jeudi 2 décembre 2010, alors qu’il vient d’être associé au Collège, pour un an. Sa Leçon se déploie autour de l’atmosphère que dessine la phrase utilisée pour titrer ce compte-rendu. Et Kiefer d’ajouter "Il s’agit, en ce qui me concerne, d’une dépendance totale" à l’égard de l’art. "L’art est pour moi une condition sine qua non. S’il incarne la plus grande des illusions, il représente néanmoins à mes yeux la liberté en même temps qu’un asservissement"   . Attendait-on autre chose de la part d’un artiste, à nos yeux extrêmement important, de l’époque ? 

Anselm Kiefer, peintre et artiste contemporain, est présenté habituellement ainsi dans toutes les notices : "né le 8 mars 1945 à Donaueschingen, [il] est un artiste plasticien contemporain allemand qui vit et travaille en France depuis 1993. Il est considéré comme un des plus importants artistes allemands de la seconde moitié du XXe siècle" (Wikipedia). Et s’il faut présenter brièvement son travail artistique, précisions qu’il ne cesse de revenir à la thématique du livre et de la bibliothèque. Il exerce sur sa propre culture, allemande, un droit de rebond constant, plaçant au cœur de sa réflexion les opposés que sont les pensées les plus hautes (symbolisées par le plomb) et les autodafés nazis. D’autres œuvres ne cessent d’organiser la reprise de ces terres brûlées, troncs calcinés et autres tournesols desséchés et ternis qui constituent autant de réflexions sur l’histoire allemande. Comme si, plus largement encore, nos yeux devaient en permanence se confronter à ce rapport entre le soleil et la cendre. Il y a quelque chose du deuil ou du travail du deuil chez Kiefer. Une manière d’aborder le conte d’hiver de l’Allemagne (allusion étant faite ainsi à Heinrich Heine, Deutschland, ein Wintermärchen), mais aussi plus généralement, une manière de nous renvoyer à l’extrême vulnérabilité de toute culture. Tout dernièrement, l’œuvre s’est concentrée sur le poète Paul Celan. Rappelons que ce dernier, juif allemand, n’a cessé de parler la langue de Goethe et de considérer que cette langue était la sienne, jusqu’à son suicide. La rencontre entre Kiefer et Celan est devenue ainsi un grand moment artistique au sein duquel se joue une nouvelle donne, celle d’une nouvelle histoire à construire pour sortir si possible de l’hiver de la culture qui est désormais, selon l’artiste, notre lot. Sans livres, sans Livre, sans salut. Mais pour autant ne nous reste-t-il que la désolation, la stérilité des cendres dont Kiefer fait la matière de nombre de ses œuvres ?

D’une manière ou d’une autre, cette œuvre plastique préside au déroulement de la Leçon. Elle est évoquée à chaque page, illustrée aussi, comme l’est le lieu de sa réalisation (Barjac, France). Mais c’est la loi de l’institution qui impose son rythme au texte (un an). Il est ainsi composé d’une introduction et de 12 chapitres – accompagnés d’illustrations projetées et commentées lors de la prestation orale par l’artiste. Chaque chapitre correspond à un programme pour une séance de travail ou de cours. Le temps grammatical des verbes, employé au long du discours, ne trompe pas (présent et futur). Ayant ainsi structuré son propos, l’auteur déploie une approche des problèmes artistiques qui se donne pour un équivalent de sa démarche spécifique. Il y a, en quelque sorte, dans le style de l’auteur autant de feuilletages qu’on en trouve dans ses ouvrages plastiques. La dernière image proposée par l’auteur est révélatrice de ce parallèle. Elle est à la fois littéraire ("c’est une œuvre composée d’une accumulation de tableaux délaissés") et photographique (20 Jahre Einsamkeit, 20 ans de solitude). Elle explicite et permet de visualiser une "méthode" de travail : celle d’un jeu de couches superposées évoquant à la fois la profondeur et l’inaccessibilité. 

Les 12 chapitres évoquent des thèmes qui sont cependant plutôt classiques. Signalons-en quelques-uns : les rapports arts et sciences, l’usage de la notion de progrès dans les arts, la séparation de l’art et de la vie, l’art et la parole ou l’écriture, les sources d’inspiration de l’artiste (Novalis, l’exemple de Victor Hugo, …), la notion de création, celle de processus artistique, la localisation de l’art, le rapport entre les œuvres, le musée, …). Ces thèmes sont aussi traités avec un parti pris classique, celui des stratégies de distinction : "Nous nous appliquerons à distinguer l’art de la vie ou, plus exactement, nous montrerons comment il se distingue de la vie" (donc de l’artisanat, du design, …)   .

Encore existe-t-il un lien logique entre les différentes phases du cours et/ou, ici de l’exposé. Le point de départ se trouve être la pratique de l’artiste. Il y insiste. Il préfère parler de ce qu’il connaît : "Les leçons qui vont suivre auront un caractère très personnel"   . Cette pratique forme et formera le nœud autour duquel tout s’articule. Ensuite viennent, dans un ordre précis, les questions du rapport de la parole et de la plastique, celles des distinctions nécessaires (art/artisanat, art/science) ; puis l’auteur, libéré de ces mises à l’écart, se plonge ou plongera plus directement dans l’exploration de la création artistique. 

Signalons au passage, quelques éléments qui peuvent attirer plus spécifiquement l’attention du lecteur. Notamment celui qui concerne le rapport art/spectateur. Puisque Kiefer réalise ses tableaux sur des temps très longs, et les laisse souvent s’imprégner de la terre au sein de laquelle il les enferme, il se demande à juste titre à partir de quand existe le tableau : "et si leur statut d’œuvre d’art ne dépend que de la perception du spectateur", reconnaissant évidemment que, durant la phase d’exposition de l’œuvre à la terre et aux intempéries, les tableaux "demeurent solitaires, dans l’impossibilité de s’adresser à quelque spectateur".

Mais aussi cet autre élément qui plane sur tous les discours, interviews et ouvrages concernant les artistes : "L’expérience m’a appris que le fait de parler d’un travail avant de l’avoir commencé signifie qu’il appartient déjà au passé, qu’on ne s’y attellera plus, qu’il s’est perdu dans les mots"   . Méfiance, donc, à l’égard d’une parole préalable, mais méfiance aussi à l’égard de toute parole (sauf poétique) : "Attention ! Car si nous assignons une place à l’art en lui désignant un espace à partir duquel il se doit d’agir selon ses propres critères, nous prenons dès lors le risque de l’appauvrir, de le rendre inoffensif – le risque qu’il soit circonscrit à un espace et que, une fois pacifié, il n’agisse plus à sa guise, ne cause plus de dommages, alors que l’art doit être subversif"   . Et surtout méfiance à l’égard d’une parole qui viendrait redoubler l’œuvre ; tout ce que l’artiste a à dire ne l’a-t-il pas dit dans son œuvre : "je l’ai exprimé à travers mon travail d’atelier. […]"   .

Que pourrions-nous ajouter ? Ah si, une chose ! Pourquoi un tel titre ? Parce qu’il manifeste la conception que se fait l’artiste de l’histoire de l’art. Chaque courant artistique nait de l’impérieuse volonté de réagir contre l’esthétique prédominante. Ce qui signifie que l’art se dresse en permanence contre lui-même : "Il ne semble pouvoir exister que par sa propre négation"   . Il survit donc, mais sur ses propres ruines. Phénix alors ? 

Du coup, il n’est pas sot de s’interroger sur les écarts qui se glissent en permanence entre le propos tenu ici publiquement et les œuvres réalisées par l’artiste. "Car enfin, ajoute Kiefer, l’artiste produit du sens dans un océan d’absurde". Et s’il y parvient, c’est qu’"Il le fait en métamorphosant les choses les plus laides, les plus insignifiantes, en splendeurs"