Les conférences prononcées régulièrement au Collège philosophique témoignent du travail d’élaboration et de maturation de la pensée philosophique de Levinas, entre 1948 et 1962, période cruciale dans sa réflexion puisqu’elle aboutit au grand ouvrage de 1961 : Totalité et infini.

Comme le premier volume des Œuvres de Levinas paru l’an passé, ce volume est publié sous la responsabilité R. Calin et de C. Chalier ; le premier s’est chargé de l’établissement du texte et de la rédaction de l’avertissement, la seconde de la Préface et des notes explicatives. Les principes de publication du texte sont les mêmes que ceux du premier volume, avec ses avantages (une grande précision dans la description des matériaux ayant servi à l’établissement du texte, des notes explicatives pertinentes, en particulier dans l’effort pour expliciter les allusions au Talmud, et surtout la concordance ou les parallèles entre les passages de certaines conférences et certains paragraphes des œuvres publiés provenant notamment de Totalité et infini et En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger) et ses inconvénients (des mots écrits et barrés, des notes stipulant ce qu’il y a écrit au dos des manuscrits, ce qui alourdit parfois de façon pénible la lecture du texte sans apporter grand chose).

L’introduction et la Préface permettent de bien contextualiser ces conférences et leur qualification de "philosophie en recherche" est assez juste. Elles situent le propos du philosophe à la fois par rapport à l’institution qu’est le Collège philosophique (son rôle et son influence dans le monde de la philosophie française à cette époque et la personnalité particulière et marquante Jean Wahl, le fait que ces conférences étaient alors le principal moyen pour Levinas de faire connaître ses travaux, ses pistes de réflexion et d’être en relation avec quelques philosophes importants) et à l’évolution de la pensée de Levinas pendant ces années. Ces textes témoignent de la continuité de la réflexion de Levinas, entre les idées qu’il développe dans ses premiers textes et le moment crucial pour sa pensée qu’est Totalité et infini en 1961   . L’introduction de C. Chalier met avec clarté en évidence la continuité de la réflexion qui anime les différentes conférences prononcées. Une piste de réflexion est suivie par Levinas, qui en expose régulièrement certains aspects, qu’il choisira d’abandonner, de revoir en les modifiant, ou de reprendre tels quels dans des publications. Ces conférences permettent donc de mieux comprendre le cheminement intellectuel qui va de La mort et le temps à Totalité et infini et peuvent en quelques endroits se lire comme des explicitations, des compléments ou des reformulations de ce qu’on lira – parfois sans comprendre l’enjeu de ces passages ni les questions auxquelles les expressions et les réflexions de Levinas sont les réponses – dans l’œuvre de 1961. La dernière conférence présentée, "la métaphore" introduit même aux idées qui seront développées dans Autrement qu’être.

A l’exception du texte intitulé "le vouloir" (qui ne se trouve pas dans une pochette mentionnant explicitement qu’il s’agit d’un texte prononcé dans le cadre du Collège philosophique) et de celui donné en appendice sous le nom de "la signification" (on sait que Levinas a donné une conférence portant ce titre au Collège philosophique, mais on ne sait pas lequel parmi trois textes est le texte qui fut réellement prononcé au Collège), ces textes sont ceux des conférences prononcées par Levinas. La forme même de ces textes en rend la lecture plus agréable et plus facile que les notes, parfois éparses et sans lien apparent entre elles qu’on pouvait trouver dans le premier volume des œuvres. Le fait qu’elles s’adressent à un public d’auditeurs et non de lecteurs rend leur formulation plus explicite et univoque et le fait qu’elles soient un texte achevé et proprement philosophique en rend le propos moins surprenant que les notes, des carnets et les ébauches de roman qu’on pouvait trouver dans le volume précédent des œuvres.

Si l’on examine les thèmes et les idées développés dans ces conférences, on trouve des motifs qui sont récurrents dans la pensée levinassienne : la réduction de la tradition philosophique en ontologie dominatrice   qui ne laisse aucune place à la singularité et à l’altérité radicale de l’autre, la critique de Husserl et Heidegger, un effort permanent pour essayer de penser et dire la place d’autrui. Dans le sillage de Le Temps et l’autre, on trouve un approfondissement des thèmes de la mort, de la fécondité, du temps et du féminin. L’impression d’ensemble que donnent ces conférences, c’est que Levinas essaie de reprendre à nouveau frais la question, héritée de l’existentialisme, de savoir comment exister à partir du constat que "je n’ai pas voulu mon existence"   .

 

L’un des grands intérêts de la publication de cette série de conférences, on l’a dit, c’est qu’elle permet de mieux comprendre la genèse de textes publiés. La conférence "les nourritures" jette ainsi une lumière particulièrement claire sur les raisons de l’emploi de ce terme dans Totalité et infini, terme a priori dépourvu de teneur philosophique : on comprend que Levinas l’utilise pour contrer la thèse heideggérienne défendue dans Être et temps, au §17, selon laquelle le monde se donne comme un réseau, un complexe de signes, de significations. En effet, comme l’écrit Levinas, "il est curieux que, chez Heidegger, la relation spécifique de la jouissance n’est pas prise en considération. L’ustensile a entièrement masqué l’usage et la jouissance aboutissant à un terme. Le Dasein n’a jamais faim."   . Cette analyse permet à Levinas de refuser l’idée heideggérienne d’un être dont le besoin serait d’abord un besoin d’existence, donc ontologique, au profit de l’idée que le premier besoin qui définit l’homme est le besoin biologique de nourriture. Rappeler que l’homme a d’abord des besoins biologiques, c’est ancrer au fond de la conscience humaine une forme d’égoïsme et consécutivement considérer le sujet comme un sujet jouissant. Et on sait que c’est cette conception du sujet égoïste et jouissant, tourné vers et fermé sur lui-même qui sera le sujet premier de Levinas, sujet qui se verra brisé, fracturé, par le face à face avec le visage d’autrui. Il est alors clair que ce détour par les "nourritures" permet une réflexion sur ce qu’est d’abord le caractère premier de l’homme, et une mise à l’écart de la compréhension heideggérienne de l’homme comme Dasein dont le monde se définit par la structure du renvoi   , du signe "en vue de ", sans terme final, au profit d’une caractérisation de l’homme comme être de besoin naturel   .

De la même façon, la conférence "la séparation" présente un premier exposé de cette notion qui sera reprise dans Totalité et infini, certains passages de la conférence étant même pour ainsi dire recopiés de la conférence. Néanmoins la conférence dans son développement éclaire et explicite davantage cette notion. On trouve ainsi au début de la conférence des considérations assez simples qui permettent de mieux saisir ce que Levinas appelle séparation. Il insiste sur l’idée que dans le monde des choses, il n’y a pas de séparation dans le sens qu’il donne à ce mot, qu’il n’y a rien d’étranger, et que la séparation authentique n’est pas spatiale, mais métaphysique. Des choses différentes ne sont pas dites "séparées" dans la mesure où elles peuvent demeurer en relation les unes avec les autres, et à ce titre former une totalité. La séparation peut être pensée à l’aide du terme de transcendance (qu’il repositionne par rapport à celui de négativité, qui dans son usage hégélien, permet de changer des rapports et de penser une rupture mais dans ce qui demeure une totalité ; dans la négation les choses niées et porteuses de négation sont dans un rapport d’opposition, mais cette opposition même les pense au sein d’une forme de système, de rapport et interdit donc de les penser comme « séparées » au sens levinassien), ce qui lui permet d’établir assez clairement que la séparation, c’est l’incommensurabilité avec le transcendant, et à partir de là, la brisure, la sortie définitive du système : le transcendant et ce qui est séparé de lui sont sans relation potentielle, sans réduction possible à une totalité.

Un autre aspect positif majeur de ces conférences, c’est qu’elles laissent apparaître et se développer progressivement un thème qui est fort discret dans l’œuvre publiée de Levinas, mais crucial dans l’opus de 1961, celui du bonheur. La première conférence, "Parole et silence", qui donne son titre au livre le mentionne rapidement dans sa conclusion en liant l’idée du bonheur comme événement à celle d’une conception de l’homme irréductible à une compréhension ontologique. La dernière phrase, programmatique, de la deuxième conférence initie une question : "il nous semble désormais possible d’apercevoir comment dans l’être peut entrer le bonheur. Nous le dirons un jour."   . Et c’est dans "la séparation" que Levinas approfondit l’idée de bonheur dans le cadre de sa réflexion sur ce qui constituera par la suite le cœur de la partie "intériorité et économie" de Totalité et infini. Il y définit déjà le bonheur comme l’égoïsme du Moi jouissant des nourritures. Le bonheur est indissociablement lié à l’égoïsme, au plaisir de la jouissance et au repli sur soi. Il est un autre nom de la vie   .
De façon plus originale, on trouve également des thèmes sur lesquels réfléchit Levinas, mais auxquels il ne donnera par la suite aucun développement conséquent dans l’œuvre publiée : une phénoménologie du son, une recherche sur le sens profond de la métaphore (déjà initiée dans le volume précédent des œuvres). On trouve également, signe sans doute de la connivence de Levinas et de son auditoire quelques jeux de mots comme "la scatologie dans la littérature existentialiste s’achève en eschatologie" (p.121).

 

En conclusion, première écriture et travail préparatoire de Totalité et infini, et d’autres textes datant de cette époque, ce recueil de conférences ouvre l’accès au travail de recherche et d’approfondissement de la pensée levinassienne. Il permet de comprendre la genèse de l’œuvre de 1961 et la continuité d’une pensée qui ne s’y arrête pas, puisque les dernières conférences jettent une lumière sur l’inflexion de la réflexion levinassienne en direction de ce qui deviendra Autrement qu’être : au-delà de l’essence

 

La recension du premier tome des Oeuvres Complètes de Lévinas par Jean-Claude Monod peut être lue ici.