Yves Bonnefoy n'écrira plus, il a rejoint l'autre pays... Retour sur les entretiens qu'il a accordés ces vingt dernières années.

Sous son beau titre, L’Inachevable réunit une partie des entretiens accordés par Yves Bonnefoy entre 1990 et 2010. Sont rassemblés les entretiens portant sur “des sujets de réflexion de nature assez générale, […] laissant libre cours à des opinions, des jugements […]. Et au total c’est donc l’expression d’une personne”   . Sont réservés pour un volume ultérieur les entretiens portant plus directement sur les “grands aspects de la poésie en tant qu’expérience” et sur les “rapports du poétique avec le politique, ou la religion, ou les travaux des psychanalystes”   . L’entreprise est donc encore inachevée, mais on la pressent effectivement inachevable.

Bonnefoy est un auteur complexe et, comme tous les grands poètes du XXe siècle, il est très conscient de sa pratique, très capable de la théoriser. Ces entretiens permettent donc d’expliquer son œuvre, c’est-à-dire d’élucider ses enjeux, ses origines, ses influences. Ils abordent des thèmes différents, ou bien un même thème, mais avec des approches différentes. Ils se présentent sous la forme particulièrement riche de variations. L’entretien avec Tom Van de Voorde   , par exemple, permet une approche précise des rapports entre Bonnefoy et la Belgique. Mais, comme Bonnefoy le souligne parfois lui-même dans ses réponses, le défaut de ces entretiens est qu’ils ne peuvent éviter une impression de répétition, inhérente à la variation. Souvent, les interlocuteurs, inégaux, reviennent sur les mêmes points, comme l’art de la traduction ou l’intérêt pour le mythe, et ils laissent de côté des aspects que l’on aurait aimé voir approfondir, comme le rapport à la musique, à l’oralité, ou à la philosophie. La valeur d’explication est vouée à rester limitée, partielle. D’autant plus que Bonnefoy lui-même est peu enclin à faire une exégèse détaillée de ses poèmes. Ces discours sur la poésie n’épuisent donc pas – heureusement, sans doute – la poésie de Bonnefoy, ni ce qu’on peut en dire. Ils apportent cependant sur elle un éclairage précieux.

La première section de l’ouvrage est consacrée à un vaste panorama de l’art et de la poésie qui comptent pour Bonnefoy. Critique d’art, il met à profit ses connaissances personnelles, livrant, par exemple, une anecdote sur Giacometti   . Surtout, il applique les grands thèmes directeurs de toute son œuvre, recherchant dans la peinture l’opposition entre la présence et le concept. Cela lui permet de développer des points de vue originaux. Il fait ainsi un intéressant rapprochement entre Vermeer et Bonnard, pour lui deux peintres de la présence   , ou au contraire se livre à une critique en règle de l’icône de l’art moderne, Picasso, chez qui il voit “académisme” et “caricatures”   .

La critique de Bonnefoy peut donc se déployer à la frontière de la polémique, elle n’est jamais lénifiante. C’est tout aussi sensible lorsqu’il parcourt l’histoire de la poésie, de Shakespeare au surréalisme, en passant par Baudelaire et Rimbaud. Il aime à célébrer des figures méconnues, qui furent ses amis, comme Gilbert Lely et Pierre Jean Jouve, dont la poésie l’a influencé. Mais il n’hésite pas à exprimer ses réserves à l’égard de poètes plus connus, comme Valéry ou Éluard. Le plus intéressant est peut-être la réévaluation du surréalisme, et plus particulièrement de Breton, qu’accomplit Bonnefoy. Après avoir été influencé par le surréalisme dans ses premiers poèmes, puis après avoir pris très nettement ses distances avec lui, Bonnefoy entreprend maintenant de défendre l’héritage de Breton dans le contexte contemporain. Contre le minimalisme actuel, il met en avant les qualités du surréalisme sur deux points : “Un rapport à l’inconscient plus vrai […] et qui paraît aller dans le sens de la poésie”   , et “sa conviction innée et vécue jour après jour que la poésie n’est pas une activité littéraire orientée vers la production de textes, mais la forme la plus fondamentale des rapports interhumains”   . On retrouvera cette haute définition de la poésie dans la vision personnelle que Bonnefoy en donne lui-même.

La seconde section du livre va explorer cette vision à travers de nombreux dialogues sur la pensée, l’œuvre et la vie de Bonnefoy. Il nous livre une généalogie de sa vocation, et sa perception de l’évolution de son œuvre. Elle naît dans l’enfance, dans la fascination du rêve, par l’attention au mystère du langage. La lecture d’un poème de Hugo dans l’enfance acquiert presque le statut d’une révélation sacrée   . Puis, l’œuvre progresse, dans le sens d’une élucidation, chaque nouveau recueil de poésie venant approfondir et éclaircir le recueil précédent : “C’est cela qui explique le titre de Ce qui fut sans lumière : il prend conscience d’un impensé, qui sans doute affectait Dans le leurre du seuil déjà, et les précédents ouvrages”   . Ainsi l’œuvre est en progrès, elle révise, réévalue toutes les “données de la pensée et du sentiment”   sur lesquelles elle était construite précédemment. Par exemple, Bonnefoy remet désormais en cause la notion de “vrai lieu” qui était cruciale dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve : “Le ‛vrai lieu’, j’ai bien fini par comprendre que ce n’était qu’un mythe aimé par cet être en nous que je me plais à appeler le gnostique […]. Il n’y a pas de vrai lieu”   .

Une seconde évolution que Bonnefoy souligne dans sa propre œuvre, est un rapprochement de sa poésie et du théâtre. Pour lui, auteur de traductions de Shakespeare, c’est une importante voie à explorer pour la poésie : “La poésie après Apollinaire, après Claudel ou Artaud a été trop timide, elle n’a pas compris que c’était à elle qu’il incombait de se porter au-devant du théâtre, pour lui parler, pour en renouveler la vision”   . Il ajoute, montrant l’importance de cette association pour lui : “Poésie et théâtre ensemble pourraient aller loin dans l’appréhension de l’existence”   . Et il se propose de suivre lui-même cette voie, par le “passage de la singularité de l’auteur à une pluralité”   , qui se manifeste déjà par la multiplicité des voix poétiques dans ses recueils.

Au-delà des considérations sur sa propre œuvre, Bonnefoy propose également sa définition plus générale, plus théorique, de ce qu’est la poésie, et plus particulièrement de ce qu’elle doit être dans le monde contemporain. S’opposant au formalisme, ou au textualisme, il prône une poésie lyrique, ancrée dans la vie : “Je crois que la poésie est une expérience du monde hors langage, la prescience de l’état d’indifférenciation, et donc d’unité, qui caractérise ce que nous appelons le réel comme il existe par en dessous les formulations que les mots nous en donnent”   . Mais il ne se cantonne pas à un débat esthétique interne à la poésie. En bon héritier de l’ouverture de la poésie surréaliste au monde, il la défend dans une époque qui l’isole, qui la marginalise.

Prolongeant certaines analyses qu’il avait faites dans Ce qui alarma Paul Celan   , Bonnefoy montre comment l’histoire politique du XXe siècle et de nos jours, avec ses totalitarismes, ses nouveaux régimes de sens, son accélération du temps, a constitué et constitue encore une menace pour la parole poétique : “Peut-être la poésie est-elle aujourd’hui véritablement menacée, dans ses sources vives, par la substitution des produits du commerce aux choses vivantes […]. Le grand problème de la poésie dans ce siècle est bien le débordement du champ des mots par celui des gestes et des images”   . L’œuvre de Bonnefoy apparaît ainsi comme la défense et l’illustration de la poésie dans notre époque, et la recherche incessante d’un autre rapport aux mots, d’un autre rapport aux images, d’un autre rapport au temps : “J’étais parvenu au lieu que de longue date je désirais, où reprendrait le temps naturel, élémentaire, celui qui est d’avant les horloges”   .