La biographie d’une artiste méconnue, remarquable tant pour son œuvre que pour sa vie tumultueuse et passionnée.

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Au ciel bleu, elle préfère l’orage. Au renoncement, l’exil. Aux dentelles, la pierre. Aux modes, l’éternité. Elle ne s’habille jamais qu’à la manière d’un prêtre ou d’un soldat. Elle sculpte des heures durant des corps suppliciés, des femmes adultères, des maris furieux et des anges vengeurs dans un atelier pareil à la forge de Vulcain. Elle ne se bat que pour des causes perdues d’avance et ne se connaîtra de gloire plus étincelante que d’avoir été jetée au cachot. Elle pratique la divination d’après la forme des crânes, renonce aux amours des hommes, se rêve en chevalier servant d’une dame, se plait à peindre les ongles de ses lévriers en jaune d’or, arbore une figure hors d’âge, une foi sans bornes et une coiffure à la Jeanne d’Arc. Elle est plus extravagante que quiconque, plus acharnée qu’une bête de somme, plus impénétrable qu’une sibylle, plus gentilhomme qu’un homme et plus royaliste que le Roi. Elle est aussi l’héroïne ultra-romantique du dernier livre d’Emmanuel de Waresquiel, un portrait curieux, elliptique et emporté, un caprice historique écrit comme un roman.


Une héroïne de la Contre-Révolution


Félicie de Fauveau, sculptrice  française née à Florence en 1801, morte dans cette même ville en 1886, s’est édifiée elle-même en perfection de l’improbable et sa vie détachée de tout  ressemble à une fiction. A une époque où il est devenu révolutionnaire de ne pas se réclamer de la Révolution, elle choisit de la contrarier coûte que coûte. Désespérée, anachronique. C’est à l’avènement de la Monarchie de Juillet que cette jeune aristocrate née en exil se jette à corps perdu dans la condamnation de Louis-Philippe  d’Orléans. Les armes à la main, se faisant l’écuyer de la Comtesse de La Rochejacquelein   pour qui elle nourrit une passion folle et impossible, elle part combattre les ennemis de la Monarchie Absolue dans le bocage vendéen, participant à la dernière insurrection chouanne de 1832. La prison puis l’exil auraient pu avoir raison de son acharnement. Mais sa retraite florentine, échouée dans un ancien couvent de Clarisses, sera comme une enclave pour contenir la folie qui la guette, une solution, un aboutissement. Celle qui a été l’élève de Louis Hersent, remarquée par Stendhal, Dumas et Balzac, s’adonnera désormais à ses premières amours artistiques. De la restauration des statues anciennes, elle passe à la sculpture proprement dite, discipline qui deviendra bientôt son langage de prédilection. Si l’arme a changé, le combat éperdu ne flanche pas, le discours passionné reste le même, le personnage intransigeant s’accuse et s’accomplit.

Une femme sculpteur en plein romantisme


Refusant plus que jamais "ces eaux stagnantes et nauséeuses de la ressemblance universelle ", l’artiste bannit de ses œuvres la rigidité du classicisme en vogue pour ne garder que les aspérités torturées d’une exaltation moyenâgeuse et délaissée. Fauveau sculpte des armures, des objets précieux  d’argent, de bronze et d’or, des monuments funéraires et des bustes de marbre. Ses sujets de prédilection sont les tragédies, l’amour impossible, l’épreuve de la foi, la mort, la déchéance magnifique, l’emprisonnement et  l’enfer. Tout ce qui l’occupe respire la pureté intraitable face à la corruption et cet amer parfum des courses sans victoires. Tout est sacrifice incompris, souffrance noble et christique. S’il y a chez cette femme un amour inquiétant des destins brisés, une fascination pour le désespoir et la chute, un détachement du monde des hommes proche de la négation, il y a alors chez l’artiste une affirmation créative compliquée, décalée, dissymétrique. Ses dessins et ses objets sont comme des îles perdues chargées de souvenirs précieux, innombrables et irréductibles. Ses sujets sont enveloppés de colonnettes gothiques à nervures brisées, de blasons comme des mers sombres. Elle pare ses pierres de pointes, de surfaces rugueuses, écorchées. Contre le tranchant de ses poignards de bronze courent des lianes d’or, folles et torturées comme des nerfs à vif. Ses motifs sont complexes, entêtants, asphyxiants parfois. Ses peintures aux teintes brutales fascinent jusqu’au malaise, comme son étendard de soie représentant Saint Michel, armé d’un bouclier brisé, terrassant un dragon arachnéen aux couleurs de nuit et de sang. Sa douceur même est inquiétante, ses visages amoureux sont encadrés de volutes, de fleurs, de bestioles étranges, dont on ne sait s’il s’agit d’un écrin protecteur ou d’une menace inévitable. Son incroyable Monument à Dante qui évoque le pinacle flamboyant d’une cathédrale, est hérissé de gargouilles muettes, comme un lourd verrou  qui s’acharne à condamner l’avenir. Partout, ses personnages semblent animés d’un mouvement circulaire et fermé. Et l’on sent toujours dans son œuvre la puissance rageuse et contenue d’un démon emmuré vivant.


Un succès contrasté


L’œuvre en question ne connaîtra jamais qu’une notoriété à contre-courant, une reconnaissance en demi-teinte qui ne manquera pas d’être rappelée à son auteur. "Pour quelques petits succès, il ne faut pas vous croire un Michel-Ange "   .  Il n’en reste pas moins que Félicie de Fauveau parvient à incarner à elle seule toute une idée de l’Aristocratie lointaine et menacée. Elle deviendra pendant un temps la coqueluche secrète des princes de sang à travers l’Europe, parmi lesquels la Duchesse de Leuchtenberg pour qui elle exécutera une saisissante dague de bronze et d’argent à l’effigie de Roméo et Juliette. Elle excelle dans l’historicisme de l’époque romantique et sa personnalité fascinante, incongrue, solitaire, cristallise la réaction nostalgique des castes déchues et orgueilleuses, "jusqu’à devenir elle-même une légende comme ses héroïnes du passé, incarnant l’héritage glorieux des chevaliers croisés ". Fauveau se passionne également pour le Duc de Bordeaux, l’héritier choisi par les légitimistes sous le nom d’Henri V, un roi d’autant plus idéalisable qu’il ne montera jamais sur aucun trône. Elle en sculpte plusieurs bustes, dont un destiné à la Comtesse de La Rochejacquelein,  représentant le jeune duc drapé comme un chérubin "dans ses langes de marbre ". L’artiste qui ne ressemble à personne se crée un insolite royaume d’anges et de pierres mélancoliques, l’éternelle renaissance d’idéaux bafoués, enfouis. Si enfouis qu’il s’en fallait de peu, peut-être, pour qu’ils ne parviennent jamais jusqu’à nous.


Un biographe fasciné par son héroïne


Il va de soi, en effet, que "l’histoire n’est pas tendre pour les victimes, [qu’] elle n’aime pas non plus les vaincus, surtout lorsque ceux-ci se réclament haut et fort des ruines et du désastre ". Mais pour cette artiste exilée, cloîtrée, confidentielle, l’historien Emmanuel de Waresquiel avoue comme une passion clandestine. Il se définit lui-même comme un "voyageur romantique [qui] ne se repère ni ne s’oriente, [mais qui] se perd, à la recherche de l’insolite, [et] veut être surpris ". Son personnage s’impose à lui, avec des raisons imparfaites, jamais clairement dévoilées, peut-être même inconnues. L’auteur se délecte surtout de la jeunesse de son personnage, de son allure, de ses manies, de ses lettres, de ses cheveux, de son anachronisme vestimentaire, de son passé de combattante, laissant parfois à ses œuvres une place relativement discrète, tant la vie de ce sujet  lui semble être en elle-même une création remarquable. On sent peut-être chez Waresquiel moins d’admiration pour les sculptures proprement dites que de tendresse pour la folie qui les fait naître. On sent également et surtout une fascination réelle pour une femme idéale comme les derniers sursauts d’une époque nostalgique et crépusculaire. Son essai, oserait-on dire, fait comme un bas-relief, lui aussi dissymétrique, appliqué sur des détails surprenants, comme on s’attarderait sur quelques traits saisissants d’un visage imparfait qu’on aime, et il y demeure une accroche murale irréductible, une porte opaque et muette. Waresquiel, sans doute, ne peut que se prendre au jeu de celle qu’il voudrait tenir entre ses lignes. Il ne semble pas trop vouloir la  révéler, comme pour préserver le secret précieux sans lequel ni sa vie ni son œuvre n’aurait le même sens. Dans ce livre singulier, le mystère de l’artiste s’éclaire et il subsiste. Mais si Félicie de Fauveau est bien celle qu’il dépeint, peut-être alors ne pouvait-elle rêver d’un plus fidèle hommage.