Un essai stimulant sur la formation des mouvements de protection animale au cours des deux derniers siècles, qui échoue malheureusement à rendre compte de la période la plus récente.

Quelles sont les raisons pour lesquelles des femmes et des hommes se sont mobilisés par le passé, et se mobilisent encore aujourd’hui, pour la protection des animaux ? Quels sont les ressorts des protestations morales en matière de défense des animaux ? Telle est la question majeure que pose Christophe Traïni dans cet intéressant essai de sociologie historique, où il étudie les évolutions successives de la cause animale entre le début du XIXe siècle et la fin du XXe siècle, en s’appuyant principalement sur une comparaison entre les sociétés et les divers mouvements de protection des animaux en Angleterre et en France.

La tentative n’est pas tout à fait inédite, dira-t-on. Le public cultivé disposait déjà sur cette question de nombreux ouvrages, notamment ceux de Keith Thomas   et de James Turner   , ainsi que de quelques articles qui ont fait date   , au reste abondamment cités dans cette étude.

L’une des principales originalités du travail de Christophe Traïni, de ce point de vue, tient au cadre théorique dans lequel il inscrit son enquête, pour l’élaboration duquel il mobilise l’œuvre du sociologue Norbert Elias, celle de l’économiste Albert Hirschman, celle du philosophe et sociologue Max Weber, ainsi que certaines thèses de philosophie politique avancées par Alexis de Tocqueville.

L’ambition de l’auteur est de proposer une sociogenèse de la protection animale se présentant sous la forme d’une analyse de l’évolution des émotions et conduites d’abord valorisées au sein des couches supérieures, dans le contexte général de la civilisation des mœurs, puis diffusées au sein de couches de plus en plus larges de la société par le moyen de ce qu’il appelle des dispositifs de sensibilisation, en entendant par là "l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue"   .

L’histoire de la protection animale que Christophe Traïni détaille mérite essentiellement d’être lue et saluée comme une contribution intéressante à la philosophie animale, nous semble-t-il, en raison de l’appareil conceptuel qu’elle déploie. Plus significatifs que les faits, événements, dits et écrits des militants de la cause animale dont il est question dans cet ouvrage nous paraissent la distinction de différentes figures de militantisme qui se sont succédées historiquement et partiellement engendrées l’une l’autre, et la distinction des différents registres émotionnels de la protection animale   .

La figure du précepteur

L’Angleterre, on le sait, constitue le berceau des protestations morales relatives à la manière dont les hommes traitent les animaux. C’est là que la première société protectrice des animaux a probablement vu le jour en 1824 sous le nom de Society for the Prevention of Cruelty to Animals, rebaptisée en 1840, suite au parrainage de la reine Victoria, Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals (RSCPA). "La RSCPA", écrit James Turner, "a été la plus grande et peut-être la plus influente organisation de volontaires en Grande-Bretagne durant la seconde moitié du XIXe siècle"   .

De quoi s’agissait-il alors ? Comme le nom l’indique clairement, il s’agissait moins de prévenir et d’empêcher autant que faire se peut la souffrance des animaux, que d’interdire les actes de cruauté commis par des hommes à l’encontre des animaux, au nom de l’idée selon laquelle la brutalité exercée sur les bêtes est inéluctablement appelée à se reverser un jour sur les hommes, conformément à la philosophie exprimée dans la célèbre série de gravures de William Hogarth exécutée en 1751, The Four Stages of Cruelty, représentant les étapes de la vie de Tom Nero, criminel endurci qui a commencé sa carrière en martyrisant les chiens, laquelle a connu un très grand succès, au point de contribuer à répandre l’idée selon laquelle la cruauté des enfants à l’égard des animaux prépare les actes criminels de l’âge adulte.

Chaque cocher, charretier, négociant ou boucher malmenant une bête est alors soupçonné de dissimuler un Tom Nero à l’instinct criminel imprévisible. C’est cette cruauté qui s’exerce ouvertement à l’encontre de l’animal, qui menace de se tourner ultimement vers les hommes (selon une représentation très ancienne qui ne date pas de la série de gravures d’Hogarth   ), à laquelle la RSCPA entend remédier. L’un des mobiles de cette organisation se fonde donc sur une peur sociale : les masses doivent être éduquées si l’on ne veut pas voir la barbarie dont les sévices contre les animaux constituent un élément non négligeable se retourner contre la société elle-même.

Par quel dispositif de sensibilisation obtenir un si beau résultat ? Tout d’abord, l’interdiction des mauvais traitements commis en public sur les animaux (c’est le sens de la fameuse loi Grammont en France, votée en 1850) ; puis l’attention portée à la production et à la préparation des aliments carnés (on ne porte plus sur la table des animaux entiers ou d’énormes quartiers de viande : il importe au contraire de maquiller l’origine animale des mets dégustés ; on n’abat plus les bêtes dans la cour de la boutique du boucher, en laissant s’écouler dans la rue le sang et les intestins des animaux : on crée à la périphérie des villes des locaux spécifiquement dédiés à l’abattage et baptisés "abattoirs").

Ce dispositif de sensibilisation, à vocation pédagogique et philanthropique, induit lui-même un abaissement du seuil de sensibilité qui porte à s’émouvoir de pratiques initialement tenues pour insignifiantes. Ainsi le fouet et la vocifération des charretiers deviennent rapidement intolérables, et des dispositions sont prises pour les en empêcher.

A chaque fois, comme on le voit, la vocation des militants de la cause animale est celle de précepteurs qui se proposent d’instruire, de guider les hommes pour le plus grand bien de la collectivité.

La figure du secouriste

Les mobiles des premières mobilisations de la cause protectionniste laissaient donc bien de place aux préoccupations relatives aux souffrances de l’animal. L’inflexion la plus notable de la cause, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, réside précisément dans les manifestations croissantes de compassion à l’égard des bêtes maltraitées.

Aux craintes et à la répugnance suscitées par la violence exercée sur les animaux a commencé à s’ajouter une forme d’empathie envers la souffrance qu’ils subissent. Les romanciers et les philosophes ont joué un rôle important, selon l’auteur, dans cette évolution de la sensibilité - les poètes romantiques alimentant l’imagination nécessaire pour éprouver de l’attendrissement à l’endroit des bêtes (que l’on songe ici au poème "Le Crapaud" de Victor Hugo, qui décrit le calvaire du disgracieux et pathétique animal), les penseurs (avec primauté de Jeremy Bentham et de Henry Salt) dénonçant les inégalités sociales les plus persistantes, sans exclure celles dont souffrent les animaux.

Dans le cadre de cette nouvelle économie affective sur laquelle la protection animale en est venue à s’appuyer, ce sont les femmes qui, par contraste avec la génération précédente des protecteurs des animaux presque exclusivement composés d’hommes, investissent massivement et animent les sociétés protectrices. Cette mutation et strictement contemporaine et concomitante d’un événement de grande importance, à savoir la place de plus en plus grande qu’occupent les animaux domestiques au cœur des foyers, confiés aux bons soins des femmes confrontées à des conditions sociales peu valorisantes, auxquelles les tâches domestiques se voient déléguées

L’auteur avance en ce point l’hypothèse fort intéressante selon laquelle le secours apportée aux bêtes en détresse (sous la forme des refuges qui voient alors le jour en Angleterre) participe de la posture proprement politique à travers laquelle les premières féministes s’efforcèrent de tirer parti de la polarisation bourgeoise des fonctions masculines et féminines : "revendiquer le droit d’intervenir dans la sphère publique, faire valoir le pouvoir de la sphère privée et en subvertir les limites en amenant des questions dites privées sur la scène politique"   .

L’institutionnalisation des refuges constituerait le mode d’action selon lequel les femmes seraient parvenues à dénoncer un scandale public au nom des rôles qui leur sont prescrits au sein de l’espace privé. Ainsi s’amorce une féminisation de la protection animale qui, jusqu’à nos jours, ne cessera de s’intensifier. A cette mutation correspond l’émergence de la figure du secouriste et la formation d’un nouveau registre de mobiles d’action : le registre de l’attendrissement.

La figure du justicier

La troisième figure de protecteur des animaux se constitue progressivement, selon l’auteur, au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle : celle du justicier, se chargeant de prendre la défense des faibles, de démasquer l’impunité des puissants, d’abattre les dominations les plus révoltantes. "Au fond de ma révolte", écrit en 1866 Louise Michel, l’icône de la gauche libertaire, "je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes"   . La compassion pour les animaux devient le mobile d’un détermination à combattre le principe même de la tyrannie dont les animaux sont les victimes d’autant plus impuissantes qu’elles ne peuvent pas se défendre par elles-mêmes. L’animal est alors la figure de l’opprimé absolu.

Ici encore, l’auteur avance une hypothèse intéressante touchant la formation de la cause féministe, dans son étroite liaison avec la cause animale, en suggérant que "l’identification à la figure de la bête exploitée doit [probablement] beaucoup au fait que les militantes aient été elles-mêmes confrontées à la domination masculine"   – et de citer le témoignage assez éloquent de Marie Huot, figure haute en couleur de la cause féministe et animale.

La nouveauté de ce registre d’action en faveur des animaux tient à ce qu’il ne s’agit plus seulement ni fondamentalement de bannir les scènes de violence de l’espace public, mais de traquer, de débusquer et de divulguer les cruautés occultes qui se déploient à l’abri du regard de l’opinion. L’action passe, dit l’auteur, dans le registre du dévoilement.

La défense contemporaine des animaux et le courant d’éthique animale

Comment les modernes entreprises de protection animale se situent-elles par rapport à ces trois registres d’action ? Quels sont les traits du protecteur des animaux de la seconde moitié du XXe siècle ? La figure du justicier est manifestement très proche de celle des partisans de la libération animale, dont les actions spectaculaires n’ont parfois rien à envier à celles des antivivisectionnistes de la fin du XIXe siècle. L’inflexion la plus marquante qu’aura connue la cause animale dans l’intervalle, note l’auteur, vient de l’appui que sont venues lui apporter la zoologie et l’écologie en faisant valoir la nécessité de la protection des espèces au nom des équilibres écosystémiques qu’elles contribuent à produire. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les mots d’ordre de l’écologie semblent avoir restauré la légitimité scientifique et la crédibilité d’une cause préalablement mise à mal par la prééminence qu’une base militante croissante a accordé à l’animal d’affection   .

Quant à l’éthique animale qui s’est formée comme domaine de recherche philosophique dans le courant des années 1970 dans les pays anglo-saxons, l’auteur assure qu’elle n’a joué aucun rôle significatif dans l’évolution récente de la cause animale.

Les dernières pages du livre, consacrées à l’examen de ce point, sont malheureusement des plus décevantes. En vertu d’on ne sait quelles préventions défavorables à l’endroit de l’éthique animale, l’auteur semble décidé à ne voir en elle qu’une sorte de néo-scolastique jargonnante réservée aux professionnels des disciplines normatives que sont la philosophie et le droit – un jeu intellectuel permettant à des intellectuels en mal de réflexion "de renouveler une matière à penser, de trouver du fil à retordre, d’affûter les virtuosités"   . Des animaux, au fond, il ne serait question que de manière incidente en éthique animale : "les rapports à l’animal sont envisagés comme l’un seulement des multiples points d’appui nécessaires pour asseoir un système normatif que les philosophes entendent édifier"   . Peter Singer n’a-t-il pas avoué qu’il jugeait inopportun de s’entourer d’animaux de compagnie ? C’est dire si la cause animale lui tient à cœur…

Quant au livre fondateur de l’éthique animale – La libération animale (1975) du même Peter Singer – on a grand tort, dit l’auteur, d’y voir la bible du mouvement de protection animale contemporain. En vérité, son influence serait sinon nulle, du moins négligeable   . Et la chose vaudrait pour le courant d’éthique animale en général   .

Force est de se demander ce qui fonde une telle assurance, que contredisent pourtant l’extraordinaire diffusion du livre de Peter Singer, l’intense activité éditoriale autour de l’antispécisme qu’il a suscitée partout dans le monde, et le fait que l’un des principaux acteurs de la cause animale au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Henry Spira) ait d’abord étudié auprès de Peter Singer et se soit expressément réclamé de lui par la suite   .

Rien ne semble justifier d’attribuer à Jérémy Bentham et à Henry Salt un rôle plus important dans l’évolution de la cause animale à la fin du XIXe siècle qu’à Peter Singer à la fin du siècle suivant. En l’absence d’une enquête sérieuse, qui procéderait par exemple à l’examen des documents rédigés par les acteurs de la cause animale (des simples adeptes d’un régime végétarien aux militants qui optent pour des actions illégales) ou qui recueillerait systématiquement leurs témoignages (ce que l’auteur reconnaît ne pas avoir fait   ), on voit mal comment l’influence exacte de l’éthique animale sur le mouvement de défense des animaux pourrait être apprécié. Il est regrettable que cet ouvrage, par ailleurs très stimulant, s’achève par de telles pages