Un petit livre qui offre un synthèse réussie sur le monachisme occidental au Moyen-Âge.

Déjà le 518e opus de l’attrayante collection Découvertes de Gallimard née en 1986. Voici bien longtemps que le Moyen Age n’avait pas fait l’objet d’un intérêt prononcé au sein de cette collection. Le petit livre de Guy Lobrichon n’en est donc que plus précieux. Historien spécialiste de la Bible et plus largement du tissu culturel médiéval, G. Lobrichon se prête ici au jeu de l’exposé clair et didactique, étayé par d’abondantes illustrations. A contrecourant des indigestes histoires monographiques des ordres religieux, Guy Lobrichon fait part ici d’une certaine fascination pour le modèle de vie que les moines ont incarné pendant des siècles, et ce dès les débuts du christianisme. Le livre se structure autour de la tension permanente que les moines eux-mêmes ont dû affronter entre leurs aspirations ascétiques et élitistes et leur inévitable ancrage dans le "siècle". L’historien raconte la manière dont Bénédictins, Clunisiens, Cisterciens, Chartreux et autres ont concilié leurs règles de vie d’un côté et leur indéniable puissance politique, économique et intellectuelle de l’autre.

Tout commence avec les premières expériences érémitiques (on pense tout de suite à la tentation de saint Antoine, fabuleusement dépeinte par Bosch vers 1490) qui forgent véritablement la silhouette du monachisme oriental et resteront même l’horizon ultime des moines occidentaux. Puis, les règles fondatrices vont structurer les communautés monastiques du monde latin. Aux V-VIe siècles, Saint Jérôme, Cassien, et surtout Benoît, qui écrit en latin, façonnent ainsi un idéal de vie cénobitique, fondé sur la chasteté, la pauvreté et l’obéissance. Tous les moines doivent désormais prêter ces trois voeux au moment de la prise d’habits. Dans le premier chapitre, Guy Lobrichon retrace à grand traits l’évolution du monachisme européen, en insistant sur quelques scansions marquantes, notamment sur la politique carolingienne qui, au IXe siècle, généralise véritablement la règle bénédictine, puis sur la révolution clunisienne, et enfin sur cette bizarrerie du XIe siècle que représente la naissance des ordres militaires (Templiers, Hospitaliers, Teutoniques etc.).

L’ensemble du livre n’est pas agencé chronologiquement, mais thématiquement. Il s’agit là d’un parti pris en faveur non d’une histoire atemporelle du monachisme, mais plutôt d’une attention aux traits structurants la vie monastique entre le VIIIe et le XIIe siècle, véritable âge d’or du monachisme occidental. Les moines sont alors les intercesseurs de choix entre l’ici-bas et l’au-delà. Non seulement, ils accueillent les dépouilles des défunts dans leurs églises, mais ils prient, qui plus est, pour le salut des vivants. Ils savent aussi capter et décrypter les signes divins (G. Lobrichon parle de leur "fonction de visionnaires"). Cet attribut est sans conteste lié à leur monopole culturel : ils sont pendant quatre siècles les principaux détenteurs de l’écriture ! Qu’on pense à l’invention de la minuscule caroline à Corbie (vers 780), ou aux gigantesques scriptoria de Saint-Denis, de Fulda ou de Saint-Gall. Détenant le moyen par excellence de connaître et de faire savoir, ils jouent durablement les conseillers politiques : Alcuin auprès de Charlemagne, Pierre Damien au moment de la réforme grégorienne (XIe siècle), ou Bernard de Clairvaux prêchant la deuxième croisade en 1145, plus puissant que le pape lui-même. Jusqu’à Martin Luther, les moines s’affichent comme des réformateurs et légitiment leur rôle politique par la rigueur du mode de vie qu’ils ont choisi.

Dans un troisième chapitre, G. Lobrichon revient précisément sur l’idéal monastique. Quelle fut donc la mission que les moines s’attribuèrent ? Ils se sont réellement considérés comme "les élus de Dieu", au moins entre IXe et XIIe siècles. On connaît bien, grâce aux travaux pionniers de Dumézil, puis de Duby pour la société féodale, la fameuse tripartition fonctionnelle indo-européenne. Ce sont les moines qui, dès le IXe siècle, la remodèlent. Ecoutons Heiric, moine de Saint-Germain d’Auxerre, en 875 : "Les uns combattent, les autres travaillent la terre ; vous, vous êtes le troisième ordre, que Dieu a admis par élection dans la mouvance de son domaine privé, pour que, étant plus libres des choses extérieures, vous vous occupiez davantage des fonctions de son service". Les Clunisiens, moins d’un siècle plus tard, reprendront exactement ce schéma qui valorise la pureté virginale des moines, leur "horreur du sexe" comme dit Lobrichon, leur "horreur du dehors" plus généralement. Le monastère, entouré d’une clôture, se pense comme un microcosme ordonné, immunisé contre toute atteinte extérieure. On (re)découvre avec plaisir une photographie du plan de l’énorme abbaye de Saint-Gall, établi vraisemblablement vers 830. Tous les bâtiments (réfectoire, dortoir, salle capitulaire etc.), ont une forme quadrangulaire, signe d’ordre et d’intemporalité. Les Cisterciens adopteront eux aussi cette forme et essaimeront leur architecture dépouillée dans toute l’Europe du XIIe siècle.

L’espace bien sûr, mais le temps aussi ! Si la journée du moine est rythmée par les six prières quotidiennes, Guy Lobrichon montre bien que cette liturgie alimente chez les moines le sentiment d’a-temporalité. "L’avenir du moine n’est pas terrestre, à la différence de celui du laïc ; sons sens est ailleurs, dans l’au-delà de l’Histoire". L’auteur caractérise néanmoins les moines par leur "emprise sur le futur". Ils contrôlent d’une part la société des défunts et de l’autre la terre nourricière (donc la société des vivants). Il faut rappeler qu’effectivement, dès le VIIe siècle, les monastères se sont vus confier d’immenses territoires par les familles aristocratiques et même princières. Jusqu’au XIIe siècle, les communautés - car un moine ne peut rien posséder en propre - accumulent ainsi un patrimoine foncier considérable et constituent des pôles économiques incontournables. On comprend qu’à la Révolution Française, la sécularisation des biens d’Eglise ait été un véritable bouleversement, moral certes, économique surtout.

Le propos de l’auteur s’accompagne de documents annexes sur la postérité littéraire de ces moines, que l’on peut trouver aujourd’hui "exotiques" lorsqu’ils nous font visiter Vézelay... Châteaubriand, Baudelaire mais aussi Dostoïveski ont été fascinés. Sans compter G. Duby et son ouvrage sur l’art cistercien, auquel G. Lobrichon rend ici hommage. Comme toujours, la collection Découvertes mise sur une iconographie abondante, peut-être trop dans le cas présent. Du moins, sa présentation laisse de temps en temps à désirer, car elle brouille les pistes chronologiques. Que viennent faire les Chartreux peints par Zurbaran en 1645 aux côtés d’un manuscrit du Décret de Gratien daté du XIVe siècle ? Le parti pris thématique de G. Lobrichon peut ici ou là poser quelques petits problèmes et donner au lecteur non averti une image a-historique de la vie monastique. L’auteur a préféré se concentrer sur les fonctions et les significations qu’eurent le monachisme occidental plutôt que de suivre pas à pas les évolutions institutionnelles alambiquées que connut ce même monachisme. L’ouvrage trouve donc ici sa seule limite pédagogique : la qualité de la réflexion nuit peut-être un peu à la bonne vieille chronologie historienne. Par ailleurs, s’il faut certes se réjouir d’un potentiel regain d’interêt qu’un tel opuscule pourra susciter pour un Moyen Age central trop négligé (X-XIe siècles), il est trop peu question ici des bouleversements socio-culturels du XIIIe siècle (l’apparition des Frères Mendiants qui promeuvent, eux, un idéal terrestre et relèguent ainsi les moines au rang de communautés fermées et élitistes), des réformes pontificales du XIVe siècle, de l’explosion d’une religion "flamboyante" à la fin du Moyen Age qui met fin au modèle ascétique dominant : celui des moines d’Occident.