Genviève Fraisse se dégage des théories du genre pour penser l'égalité des sexes.

Militante de la deuxième vague féministe, philosophe et historienne, Geneviève Fraisse développe depuis les années 1970 une généalogie des représentations de " la différence des sexes" ; elle analyse, en particulier, le dérèglement de ces représentations dans les textes politiques, philosophiques et littéraires produits à des moments critiques de l’histoire des sexes, notamment à partir du XVIIe siècle.
A côté du genre adjoint aux rééditions de La différence des sexes (1996) et de La controverse des sexes (2001) un ensemble d’articles s’échelonnant de 2002 à 2008. Intitulée  "A côté du genre, un vade-mecum", ce troisième volet de la recherche de Fraisse passe en revue les outils de la pensée féministe (égalité et parité, liberté et habeas corpus ou libre disposition de son corps…) et relève la " gageure "   de continuer à penser  "à côté du genre"  et des " rapports sociaux de sexe "   . S’étant résolument engagée sur cette voie divergente à la fin des années 1990, Geneviève Fraisse poursuit dans ses textes plus récents son projet philosophique de penser "à côté" de "la réelle proposition philosophique"  dont est porteur le "genre"   . Ce concept novateur, d’origine anglo-américaine, cet "événement philosophique contemporain", bien qu’il favorise en tant qu’"abstraction volontariste"   et "universaliste"   "la critique de  la dualité sexuelle", ferait paradoxalement retomber dans le piège des binarités (genre-sexe, social-biologique, nature-culture…). "Sexe" paraissant plus polysémique en français que "sex" en anglais, la "différence des sexes" – contrairement à la "différence sexuelle" et à la "sexual difference" – ne confèrerait pas de contenu défini à la "reconnaissance empirique des sexes" qu’elle implique ; la "différence des sexes" laisserait toute latitude pour penser l’historicité des sexes et de leurs rapports, qui plus est sans occulter ni le sexe ni la sexualité, tandis que le "genre" pourrait fonctionner comme un "cache-sexe"   . De ce choix réitéré du contre-courant, du "pas de côté"   , l’on ne s’étonnera pas, cependant, puisque la philosophe s’est donné l’incertitude, l’aporie et la contradiction pour demeures   .

A côté du genre rassemble, certes, ceux des écrits de Geneviève Fraisse dont la visée philosophique est la plus manifeste, mais l’histoire n’en est pas pour autant absente, car la thèse qu’ils illustrent, chacun à sa façon, est celle de "l’historicité de la différence des sexes"   . Indissociablement, les sexes font penser et "font histoire"   . Leur "différend" – "qui dit différence dit bien différend"   – traverse l’histoire de la philosophie, qui ne saurait être isolée de l’histoire, elle-même "sexuée"   . Cependant, se poser la question des sexes en tant que philosophe, se demander, notamment dans La différence des sexes, comment elle a été traitée par les philosophes (des hommes, sauf exception) mène au constat qu’elle n’est pas un "philosophème". Elle a donné lieu à des développements philosophiques disséminés   , mais elle n’a pas été jugée digne de faire l’objet d’une théorisation explicite, du moins pas avant Freud. La pensée freudienne s’insérant dans l’histoire de la philosophie   , l’on comprend que lui échappe l’historicité des représentations et des rapports entre les sexes, bien qu’elle reconnaisse la dissociation des êtres sexués et des qualités dites féminines et masculines – ce qui constitue un tournant   .
Pour ouvrir des chemins dans l’aporétique constat que les "deux sexes" sont à la fois semblables et différents   , il faut donc se tourner vers l’histoire : elle "donne des moyens neufs pour penser les sexes", car le conflit des sexes qui continûment l’anime dérègle les représentations et déplace les positions assignées, contraignantes pour les hommes et oppressantes pour les femmes   . Ainsi l’histoire constitue-t-elle le "lieu propice à la réflexion philosophique" sur "la variable ‘sexe’"   , et un "détour obligé"  
Aussi La différence des sexes, en particulier, met-elle en rapport les modalités du traitement de "la question des sexes" au sein de la tradition philosophique – de Platon à Badiou – avec l’histoire de la domination masculine et de la résistance qui lui est opposée, féministe avant ou après la lettre. L’étude de la "variation des représentations, leur mise en contexte", permet de montrer que  la différence des sexes fait l’objet d’interprétations qui, fussent-elles savantes et éclairées, comportent toujours des enjeux politiques    ; la thèse récurrente de l’atemporalité ou des invariants de cette différence visant, bien évidemment, à prévenir ou à pallier toute émancipation des femmes   .

La  prise en compte de l’historicité de la différence des sexes et l’analyse des réponses sous lesquelles les philosophes dissimulent des questions qu’ils s’évertuent à ne pas se poser – celles de l’énigme originaire, d’une part, et celle de la légitimité de la domination masculine, d’autre part   – conduisent Fraisse à faire valoir que la différence des sexes est "impensable" et qu’elle constitue  "une catégorie vide", même si elle "‘fonctionne’ socialement" comme duelle   . La question de "la différence première" est aporétique, dans la mesure où hommes et femmes sont semblables et différents   . Et c’est d’ailleurs parce qu’elle est impensable qu’elle fait penser   , bien que l’on puisse situer la différence dans le corps et la similitude dans l’esprit   .  Autrement dit, ni il y a ni il ne peut y avoir de philosophie féministe   , et nous devons nous résoudre à la controverse, où luisent des pépites de vérité   .
Pour bien traiter de la question des sexes, il importe donc de se détourner de la question ontologique de la différence et de l’identité des hommes et des femmes, ne serait-ce qu’afin de prêter attention à leurs pratiques, à leurs rapports qui, se modifiant dans le cadre des perspectives ouvertes par les principes de l’égalité et de la liberté, font histoire   . C’est alors que l’on parvient à "lire le désordre" des énoncés sur la différence des sexes   , et que les pièces éparses du "puzzle" de la domination s’assemblent    : si la menace de l’égalité des femmes et des hommes devient pensable à partir de 1700, elle se précise après la Révolution française   . Celle-ci marque le passage, dans "la guerre des sexes", de la querelle (ontologique) au procès (politique), en instaurant, contre toute attente, "la démocratie exclusive"    . L’égalité des sexes, "opérateur de la pensée", conduit les penseurs des Lumières à prêter des dissemblances ontologiques, fondements présumés de "destinations" spécifiques : aux unes le privé, la famille, le gouvernement domestique, aux autres le public et le gouvernement de la Cité   . Au XIXe, la plupart des philosophes refoulent l’historicité de la différence des sexes et de la domination masculine, alors même que se développent philosophie de l’histoire, science historique et contestations féministes du "partage" sexué. Et force est de convenir avec Fourier qu’à l’exception des quelques remarquables " penseurs de l’émancipation " ((Avant Fourier, notamment, Marie de Gournay, Poullain de la Barre, Mary Wollstonecraft, Stuart Mill et Harriet Taylor, puis après lui, Marx, Engels et, bien sûr, Simone de Beauvoir, dont La Controverse des sexes revient sur le "privilège" ((Ibid., pp. 267-280)), "les philosophes ont ‘avili le sexe féminin’"   .

Mais les partitions philosophiques de la différence des sexes ne sont pas les seules que déchiffre A côté du genre. Car nombreux furent aussi les écrivains qui tentèrent de résister au "partage des jouissances"   . Les muses, cependant, s’emparèrent de la plume, telle Constance de Salm, en 1797   . Quant aux sirènes, "doubles infernales des muses célestes", instances de l’autre dans le même, elles se singularisent en Ondine délaissée pour une femme moins étrangère, jusqu’à ce qu’enfin elles parviennent à interrompre le ressassement masculin   . La muse elle aussi devient génie, ainsi Mary Shelley, qui ose à 19 ans enfanter – anonymement cependant – Victor Frankenstein (1818), créateur prométhéen du monstre qui ronge les sangs des temps modernes   . Car le mythe de Frankenstein pose le problème des rapports entre création et procréation, il préfigure les nouvelles technologies de reproduction et les subversions de l’ordre symbolique. Enfin, au XXe siècle, l’on semble devenir capable, à l’instar de Maurice Blanchot, de remarquer qu’"il y a toujours chez les hommes un effort peu noble pour discréditer les Sirènes"   , et qu’il est grand temps de les écouter   .
Ainsi, en retraçant le va-et-vient entre le réel, le sujet et la représentation, A côté du genre montre que le mouvement de l’histoire résulte de la conjonction des représentations des "sujets sexués" et de leurs relations conflictuelles. L’histoire et le monde doivent être pensés à partir de "la question des sexes", et de son irrésolution, ce qui suppose de renoncer à la "problématique de l’identité" dont resteraient prisonnières les déconstructions queer des identités sexuées normatives   . Comprenons par là que ce n’est pas une métaphysique des sexes, fût-elle déconstructrice ou queer, que Fraisse entend développer, mais une "philosophie de l’égalité". A côté du genre dessine donc en creux une philosophie animée par l’exigence que prenne fin la "réalité d’oppression et d’inégalité des femmes" dans le monde   . Cette philosophie "restitue l’intelligibilité d’un discours d’émancipation"   en s’employant à distinguer les vrais problèmes (politiques) des faux (ontologiques). Car il s’agit d’accompagner le devenir-sujet des femmes   , ainsi que le devenir paritaire des espaces privés et publics   .
Reste que l’on aura peut-être peine à admettre que la "différence des sexes" est une "dénomination vide"   . Et l’on s’étonnera que Fraisse n’entende pas résonner dans ce vide présumé l’ordre symbolique et son atemporelle dualité des positions sexuées, promus, en France tout particulièrement, par l’anthropologie psychanalytique, si semblable aux éructations papales   . L’on observera, d’ailleurs, que "la différence des sexes" fait peu à peu place dans A côté du genre, à "la question des sexes", qui semble finalement moins "ambiguë"   .
Enfin, l’on regrettera que la contestation de l’hétérocentrisme et la subversion des normes sexuelles et identitaires, dont l’intérêt est reconnu à la fin de l’ouvrage   , n’aient pas été davantage prises en considération, en tant que trouble ou dérèglement des représentations faisant résolument histoire.