Quand les intellectuels défendent le fils d’un dictateur, comme Saïf al Islam Kadhafi, on peut se demander quelle est la cause à plaider. Le fils de Mouammar Kadhafi, dans ses déclarations récentes sur son "financement de la campagne de Nicolas Sarkozy" ou son mémorable discours du 20 février 2011 quant à l’issue de la révolution lybienne   , a affirmé son adhésion fidèle à la politique prônée par  son père. Et pourtant Benjamin Barber, intellectuel américain, auteur de nombreux ouvrages sur la politique et président du CivWorld think tank, faisait partie des intellectuels qui ont soutenu celui dont le nom signifie "le glaive de l’Islam" via le Monitor Group dans le cadre de réflexions sur la  démocratie et la  société civile en Libye. Dans une interview accordée au think tank Foreign Policy il revient sur cette "connivence" qui a mal tourné mais explique aussi les raisons qui ont pu motiver Saïf al Islam Kadhafi. Pour le politologue déçu qui a d’ailleurs démissionné de la Fondation Kadhafi en février 2011, la frontière entre répudiation et soutien reste fragile…

 

 

Diplômé de la London School of Economics et de l’Ecole d’architecture de Vienne, le fils Kadhafi était connu pour ses désirs de réforme qui s’orientaient vers le changement de la constitution lybienne, la Jamahariya   et son rôle dans les affaires diplomatiques. Il joue depuis une dizaine d’années un rôle diplomatique et s’est remis sur le devant de la scène depuis les révoltes de 2011. Il se retrouve également soupçonné  de plagiat sur sa thèse de fin d’année à la London School of Economics qui portait sur "le rôle de la société civile dans la démocratisation des institutions de gouvernance internationale" comme le montre un article de l’Express daté du 2 mars 2011.

La question aujourd’hui selon Benjamin Barber, reste de savoir ce qui a mal tourné, pour que l’on passe des débats sur des réformes démocratiques à la guerre civile et même "tribale" qui a cours actuellement. Il évacue d’entrée l’accusation sur les gouvernements étrangers "complices" de Kadhafi pendant trente ans. Selon lui, la Fondation Kadhafi    était reconnue par Amnesty International et Human Rights Watch comme une institution intègre ayant participé à l’effort de paix et de liberté d’expression en Libye. Il appuie son propos par celui de la Carnegie Endowment for International Peace qui a écrit dans un rapport en janvier 2011 que le fils Kadhafi représentait le visage de la défense des droits de l’homme et des libertés en Libye et que sa fondation était la seule instance de référence pour les plaintes contre la torture et les disparitions. Ce dernier argument est pourtant à nuancer puisque la Carnegie Endowment for International Peace a publié récemment un article révélant que dès mi-décembre la Fondation Kadhafi s'était désengagée de sa mission de promoteurs des droits humains, annonçant ainsi le revirement du fils. Après avoir rappelé le rôle "important" de Saïf al Islam Kadhafi, Benjamin Barber admet "qu’aujourd’hui tout a changé". Le débat ne porte pas selon lui sur : "comment nous sommes-nous tous trompés sur son compte ?" mais plutôt "comment un réformiste convaincu qui a tant risqué en défiant son père, a changé si brutalement son fusil d'épaule ?"

Benjamin Barber ajoute que la plupart des gens qui sont dans les rues libyennes aujourd’hui et qui participent à "l’hystérie médiatique" contre le fils de Kadhafi ont pour certains, été libérés par ce dernier. Il en va aussi de même pour l’opinion sur le père qui "au début était un monstre depuis trente ans, puis un ami pour cinq ou sept ans, quelqu’un avec beaucoup de pétrole et d’argent et maintenant c’est redevenu un monstre". Le soutien étranger et intellectuel à la famille Kadhafi était donc répandu. Seulement, le fils de Kadhafi faisait quelque peu figure d’exception, par son éducation anglophone et sa vision du monde libérale et réformiste. Il était présenté comme le "digne successeur" de son père tout en entretenant avec lui des relations complexes.

 

Le dilemme du Parrain

Interrogé sur le mémorable discours du fils Kadhafi où ce dernier avait promis "que la guerre civile amènerait des rivières de sang", Benjamin Barber explique le ralliement du fils à la répression par le fait qu’en Afrique du Nord et au Moyen-Orient , le clan et la tribu priment sur le reste. L’intellectuel va même jusqu’à faire une comparaison avec Michael Corleone, le filleul dans le film Le Parrain. Tout comme lui, le fils de Kadhafi serait déchiré entre son sang et son identité, son appartenance au clan Kadhafi et son attachement aux valeurs de l’Occident. Selon le politologue, c’est le playboy universitaire et réformiste qui a disparu dans ce discours, jetant derrière lui ses huit années d’études et sa fondation.

Pour lui, le fils avait tenu tête à son père mais n’a pu résister longtemps à la pression familiale face aux évènements. Cette déception "occidentale" a aussi fait l’objet d’un article du Guardian du 21 février 2011 sur un ancien professeur Saïf al Islam Kadhafi, David Held. Ce dernier, l’ayant suivi pendant près de quatre ans, a souligné "le contraste entre le jeune homme charmant qui faisait des masters en politique comparée à la LSE et l’homme "repoussant", celui qui a méprisé les manifestants à la télévision." Pour lui, la seule explication possible viendrait de la rapidité des révoltes au Moyen-Orient qui l’ont dépassé.

Quant aux accusations sur le plagiat, celles-ci sont infondées pour Benjamin Barber. "Je l’ai lu, c’est un mémoire, il est normal qu’il cite près de 600 livres, c’est le principe !" Si Benjamin Barber semble défendre jusqu’au bout le fils "maudit", le récent volte-face s’apparente selon ses mots à une "tragédie" et ce dernier conclue en disant, "Je pense qu’il y a un courage pervers dans cette loyauté envers le clan pour lequel il a détruit l’universitaire et le réformiste qu’il avait travaillés à créer"

 

*Benjamin Paulker, "Understanding Libya's Michael Corleone"  Foreign Policy daté du 7 mars 2011