Un livre inactuel et une démarche courageuse pour un homme politique qui n'en demeure pas moins un philosophe et qui a su s'en souvenir.

Vincent Peillon poursuit dans ce livre, la louable ambition de combiner la continuation d'une oeuvre  philosophique autonome et une carrière politique de haut niveau qui avait fait de lui un candidat sérieux au poste de premier secrétaire du PS lors du dernier congrès de Reims. Il ne fait nul doute que cette démarche comporte,au-delà des positionnements inhérents aux aléas de la vie politique, une part de nécessité intérieure.

 

Son travail philosophique avait jusqu'à présent la forme d'un sillon patiemment creusé ayant comme  finalité le défrichage de la philosophie politique et sociale des pères fondateurs de la République et du socialisme français. On connaissait ainsi sa prédilection pour les oeuvres philosophiques de Jaurès qui révélaient la profondeur de pensée, bien oubliée de nos jours, d'un philosophe devenu homme d'action.

 

Ce nouveau livre s'apparente à une sorte de parenthèse dans cette réflexion et prend les aspects d'une méditation sur l'engagement du philosophe dans la cité et les liens du Politique au Philosophique depuis Socrate jusqu'à ce XXIème siècle qui s'esquisse à peine.

 
 

Socialisme , le Roman interrompu

 

Le Socialisme de Vincent Peillon est finalement un roman inachevé. C'est un socialisme d'avant la fièvre marxienne du guesdisme et l'unité socialiste de 1905, d'avant le matérialisme historique, un  grand récit un rien lyrique nourri des utopies sociales et d'une vision spiritualiste de l'histoire.

 

L'Homme y poursuit dans la sphère du politique un projet aux résonances cosmiques. Les visions ésotériques de Pierre Leroux y côtoient le phalanstère fouriériste.

 

C'est aussi un roman historique qui narre la rencontre contingente entre la République et le Socialisme, rencontre qui n'avait aucun caractère d'évidence comme en témoigne l' attitude guesdiste, et qui devint l'une des spécificités françaises du socialisme scellant un pacte tacite entre la révolution française, la laïcité , l'Etat et la Gauche. C'est enfin le roman de l'entreprise éducative de la République avec les figures évoquées de Ferdinand Buisson et son protestantisme rationnel, une réflexion sur les liens entre la question sociale et la question éducative, entre les moyens de la liberté morale et philosophique et la réalisation concrète des libertés sociales et politiques.

 
 

Il se dégageait donc des oeuvres précédentes l'idée d'un projet de régénérescence du socialisme contemporain grâce à un ressourcement auprès d'une tradition perdue, effacée par le marxisme. Le socialisme serait une utopie concrète et ambitieuse fondée sur une organisation économique et sociale qui combinerait le plus haut degré de liberté individuelle et  la plus forte solidarité organique. On sentait Peillon  à la fois convaincu de la nécessité de situer le socialisme démocratique dans l'éventail de pensée du libéralisme politique et soucieux de préserver une ambition réformatrice afin de retrouver l' élan mobilisateur des débuts de l'unité socialiste.

 

On discernait aussi une ambition théorique et programmatique , celle de redonner un corps de pensée qui soit à la fois moderne et social-démocrate mais qui prenne en compte les spécificités françaises de l'histoire sociale, politique et syndicale. La question centrale de l'oeuvre de Vincent Peillon était donc de dégager une voie spécifique qui synthétiserait la prééminence des forces politiques issues de la société civile  et une culture politique républicaine plus centralisatrice.

 
 

Elision du Politique  ?

 
 

Ce livre paraît tout d'abord en rupture avec la démarche précédente, rupture qui ne paraît pas définitive mais s 'apparenterait à un pas de côté choisi et assumé, ayant pour but de développer une réflexion plus fondamentale sur les rapports du politique et du philosophique et par là même sur la place du philosophe engagé en politique.

 

On discerne chez Vincent Peillon l'écho lointain d'une certaine "tentation de Venise" pour reprendre le terme popularisé par Alain Juppé, la nécessité personnelle d'adopter une position de retrait et de produire une oeuvre qui ne s'inscrive plus dans un projet d'appropriation d'une pensée dans un but programmatique, mais dans un souci personnel de clarification de sa propre démarche.

 

Il ne s'agit pas d'une fuite hors de la politique mais plutôt une tentative de retrouver le socle  fondamental qui fait historiquement, de ce mode de pensée que l' occident nomme philosophie, le produit d'un événement politique exceptionnel que fut la démocratie athénienne. Ce livre semble répondre à un voeu de renouer le lien organique  et originel entre le domaine de l'action collective et de la pensée individuelle dont la philosophie antique était porteuse.

 
 

La partie introductive est donc une interrogation sur "l'élision du politique" dans la société contemporaine et le divorce progressivement consommé du philosophique et du politique. Un divorce qui prend d'abord des aspects prosaïquement sociologiques sous la forme d'un désenchantement des philosophes envers le politique, l'engagement tant prisé par les sartriens ne fait aujourd'hui plus recette dans la communauté philosophique, c'est un fait premier.  

 

Ce mouvement s'accompagne d'un double aspect de distanciation. D'une part, Les politiques ne sont plus aujourd'hui soutenus par une vision du monde , les partis tendent à sous-traiter la réflexion à des think tanks ou à des fondations consacrant ainsi le divorce entre la réflexion et l'action , entre le champ de bataille démocratique électoral et le terrain du débat d'idées. Les philosophes, pour leur part, engagent un réflexion qui demeure méta-politique et qui s'arrête aux fondements de cette dernière question sans plus chercher à penser les réalités politiques du temps à travers le prisme de la réflexion. La philosophie politique contemporaine s'apparente à une recherche fondamentale qui ne trouverait plus d'application concrète et se contenterait de penser un "Politique" pur fortement désincarné et qui ne serait plus cette vibration athénienne qu'était la philosophie comme produit de l' agora et centre intellectuel de la Cité.

 

Adieu à Gramsci, par le renoncement du Politique au combat culturel donc, mais aussi Adieu à Socrate, par  le renoncement du philosophe à questionner la Cité.

 

Il est, par exemple,  des lectures de Platon, bien loin de 'image du philosophe perdu dans la contemplation des Idées éternelles, comme celle de Strauss à  travers El Farabi ou Arendt et, dans une moindre mesure, de François Châtelet, qui subordonnent l'ensemble de la philosophie platonicienne à une réflexion sur le Politique. Quoique l'on puisse penser de ces lectures sans doute excessives , elles traduisent  bien l'idée d'un modèle, celui du philosophe du dialogue des "Lois" qui clôt son oeuvre par la description concrète et juridique d'une organisation politique après avoir dans "la République" dessiné les principes fondamentaux de celle-ci. C'est ce modèle dont Peillon constate la disparition et nous la présente comme une brisure profonde du pacte démocratique comme de l'histoire philosophique.

 

Cette élision serait une des clés du malaise actuel et d'une perte de crédibilité des politiques par effacement du Politique qui demeure un lien entre pensée du monde et action sur le monde, lien désormais dénoué.

 
 

Merleau-Ponty, l'actualité d'un inactuel

 
 

Il faut donc partir en recherche de figures du passé qui ne seraient pas uniquement des philosophes dont on étudierait pieusement les écrits mais aussi et surtout de véritables "personnages conceptuels" pour un reprendre un terme de Deleuze. Fruit d'un parcours personnel mais aussi sélection historique des plus opportunes, c'est autour de la figure de Merleau-Ponty, le "Caïman" de la rue d' Ulm, le condisciple d' Aron et Sartre que Vincent Peillon poursuit son étude.

 

L'auteur effectue tout d'abord le constat d'un oubli de la philosophie politique de Merleau Ponty et d'une orientation de la réception de celui-ci en philosophe technique. La prééminence des ouvrages phénoménologiques sur la perception et le comportement mais aussi sur le langage et l' art a laissé l'image d'un philosophe lié par sa démarche à la psychologie scientifique.

 

Merleau-Ponty est également un philosophe du corps, sa phénoménologie n'est pas celle de la monade isolée  mais celle du corps-propre confronté au monde au sein duquel il se meut. L'homme est conçu comme entité biologique doté d'une vie psychique et comme résultante d'un vécu existentiel , ces deux aspects se mêlant intimement jusqu'à l'inextricable. On a ainsi pu parler d'une philosophie de l'ambigüité partagée entre naturalisme et phénoménologie mais source, avec Bergson, de tout un pan de la philosophie française qui se réclame d'un néo-vitalisme.

 

Ce Merleau Ponty tant prisé, a effacé l'autre, celui des "aventures de la dialectique" ou de "humanisme et terreur". Preuve en est, aucun des grands travaux récents sur le philosophe ne se focalise sur la dimension politique constate Peillon pour le déplorer.

Pourtant Merleau Ponty doit nous interroger de manière urgente. D'abord, en tant que figure de l'engagement qui se situe  dans le rejet de l'indépassable dialectique Sartre-Aron , celle, pour reprendre un distinction weberienne,  de l' éthique de conviction qui oublierait toute forme de responsabilité chez Sartre et celle de l' éthique de responsabilité qui en viendrait à nier toute ambition et toute conviction chez Aron pour mieux céder au réalisme froid et au conservatisme.

 

Chez Merleau-ponty régnait un amour de la vérité qui le conduisit à prendre ses distances avec le communisme stalinien alors que Sartre, au nom de l'idéal, cautionnait les pires erreurs du soviétisme jusqu'à la dissimulation et au mensonge. Le divorce avec Sartre ne voulait pas dire  reddition à Aron. Merleau-Ponty ne renonça jamais à l'idée selon laquelle le politique pouvait être le lieu du progrès à condition de renoncer à ces deux formes de Politique pur et sans mélange avec le philosophique que sont l' idéologie et le pragmatisme.

 

Avec Merleau Ponty, il faut cesser de penser le politique comme un champ déconnecté de l' éthique ce qui était finalement au-delà de leur opposition , le point de rencontre des deux figures majeures de l'intelligentsia française.

Tandis que l'un soumettait au règne de l'idéel le politique, l'autre le subordonnait au réel pratiquant dans les deux cas une forme de réductionnisme.

La philosophie politique de Merleau est là encore une philosophie de l'ambiguïté mais aussi de la complexité qui nous offre un modèle de conception du politique mêlant prise en compte des conflits inhérents à la société, mais aussi lieu de l'aspiration à l' accomplissement d'un dépassement de l'individu par une organisation plus harmonieuse et coopérative du collectif. C'est ainsi une conception qui prend en compte les données du réel sans nier l'idéel.

 

Ainsi, Peillon nous rappelle que chez Merleau-Ponty , il existe une sorte d'isomorphisme entre forme de l'engagement et conception du politique qui peut constituer un modèle de positionnement entre philosophie et politique.

 
 

La deuxième mort de Socrate et le moment machiavélien  de la philosophie française

 
 

Constat final pour Vincent Peillon : Nous n'en avons pas fini avec Socrate. la Cité n'en a pas terminé avec le philosophe, elle qui est toujours tentée, sous des formes les plus diverses, de lui faire boire la cigüe, lui qui est toujours tenté, sous les formes les plus diverses également , d'accepter d'absorber le breuvage, en cultivant sa pulsion de mort. Relire l' Apologie de Socrate aujourd'hui, n'est ce pas y voir la parabole du philosophe que l'on invite à se tourner vers les fins dernières sans plus penser au présent, à qui l'on intime en outre de ne pas gêner le fonctionnement de la Cité, de ne pas l'interroger dans ses fondements et dans ses actes quotidiens ? N' est ce pas aujourd'hui une figure du Philosophique congédié du Politique par la Cité devenue déraisonnable, Cité livrée à l'immédiateté de l'instant, chassant le philosophe comme, retournement de l' histoire, Platon préconisait qu'on en chassât le poète ?

 

Il faut donc, avec Machiavel, accepter le conflit comme mode d'expression privilégié et inévitable de l'histoire livré à la fortuna  mais aussi en appeler au réenchantement d'une histoire privée de direction dont il faut réinventer le sens, fonction que philosophie et politique doivent partager dans un dialogue ayant pour fondement ce principe d'action publique qu'est la virtù républicaine. Un Principe qui vise à introduire des valeurs et du sens dans l'action politique banale et quotidienne et à rattacher continuellement cette dernière à la poursuite d'un destin collectif. C'est à travers cet appel à retrouver l'essence d'une conception républicaine originelle qui allie liberté d'hommes éduqués à l'égalité politique de citoyens que la méditation de Peillon quitte le ton de la mélancolie démocratique pour renouer avec une confiance en l'avenir et faire jonction avec l'oeuvre antérieure.

 

Demeurer à la fois philosophe libre et homme politique responsable, réaliser l'impossible union weberienne du savant et du politique, tel semble le rêve caressé par Vincent Peillon. Projet courageux et pari difficile de réconciliation avec soi-même qui force le respect en des temps où l'on cultive en effet la banalisation du politique et une forme de désacralisation de la participation aux affaires publiques.

 

Vincent Peillon, en écrivant un tel livre, prend un risque qu'il faut aussi véritablement saluer, celui  de renouer avec une idée républicaine qui subit les annexions abusives de toute part et en faire le socle renouvelé de l'identité d'une gauche démocratique et moderne.

 

Seul bémol d’ordre formel à cette démarche intéressante , il semblerait que les ouvertures et clôtures du livre aient été rattachées un peu artificiellement au corps central et bien qu'elles complètent une démarche cohérente, un certain flou peut naître lors de la lecture de l’ensemble. On gagnera, au final, à lire séparément les différentes divisions

 

En écrivant ce livre Vincent Peillon nous montre en tout cas qu'il est possible de nourrir une ambition pour le politique et de conserver une certaine idée de la noblesse de son propre engagement, loin, bien loin des émissions à grand spectacle et de la médiatisation de la politique avec une minuscule, au plus près du Politique majuscule qu'il nous invite à réinvestir