A l’heure de la révision des lois de bioéthique, un ouvrage pour clarifier les enjeux politiques, sociaux et culturels de la reproduction.
 

 Actes des colloques organisés par la BPI   en janvier et novembre 2007 au Centre Pompidou à Paris, ce volume Reproduire le genre, fait suite à celui issu du premier colloque, intitulé Genres et sexualités, paru en 2009, également aux éditions de la BPI   .

Il rend compte des contributions de chercheurs philosophes, sociologues, historien, juriste, psychanalyste et anthropologue   . Ces contributions variées sont organisées en trois parties : le genre de la reproduction, l’ordre de la famille et de la parenté à la parentalité.
 
Qu’est-ce que la filiation ?
 
En quoi la reproduction est-elle l’affaire de la nation ? Question convenue, qui semble ne regarder que les politiques natalistes, et néanmoins complexe comme en témoignent les contributions diverses à ces actes de colloque qui traitent autant de la contraception féminine et masculine par les identités respectives qui s’y jouent, du droit à l’assistance médicale à la procréation, de la valeur normative des liens du mariage et du pacs au regard d’une filiation légitime, de l’ordre familial matriarcal ou patriarcal que d’une filiation naturelle garante d’une soi-disant identité nationale.
Définir le genre de la reproduction consiste alors à dérouler la filiation, ce qui détermine un lien de parenté entre deux personnes. On est ou bien parent ou bien étranger disait Claude Lévi-Strauss. Déterminer les conditions d’accès au statut de parent revient alors à encadrer le groupe social que constitue la nation. Définir qui est parent, qui peut devenir parent, représente un enjeu politique et largement idéologique de définition d’un lien de sang, le sang qui coule dans les veines des familles, le sang de la nation : "C’est le sang familial qui définit le lien national" écrit Eric Fassin   . Prenant appui sur l’amendement 36 de la loi sur l’immigration de 2007 qui demande aux immigrés candidats au regroupement familial de rendre compte génétiquement de leur filiation, il montre comment "on biologise la filiation nationale"   .
De même, Daniel Borrillo explique que la filiation est le lien juridique correspondant à la parenté. La filiation, en tant qu’elle "est déterminée par la norme juridique et non par la biologie"    est donc une "question éminemment culturelle"   . La parenté est distincte de la parentalité qui est l’équivalent juridique de l’autorité parentale. Borrillo pointe, à partir de cette distinction, le creuset du refus aux couples de même sexe de l’accès au statut de parent ("pas d’adoption plénière pour les couples de même sexe, pas d’accès à l’AMP, pas d’adoption de l’enfant du conjoint, pas de présomption de paternité, pas d’accès aux maternités de substitution"   ). Seule l’autorité parentale peut être exercée par le conjoint d’une mère ou d’un père homosexuel "dans l’intérêt supérieur de l’enfant"   . Accorder des fonctions parentales aux couples homosexuels sans établir de liens de parenté par la filiation juridique, c’est produire "une naturalisation du couple hétérosexuel comme fondement de la filiation"    , c’est donc "préserver la prééminence procréative de l’hétérosexualité"   .
L’enjeu du mariage homosexuel rejoint alors celui de la filiation de l’immigré, il s’agit pour Eric Fassin de la même question : "la famille et la nation sont-elles fondées en nature, ou pas ? […] L’enjeu politique de la norme hétérosexuelle est bien là aujourd’hui"   .
Par ailleurs, dans une perspective anthropologique sur les rôles parentaux   , Marika Moisseeff rappelle les deux fonctions parentales : nourricière et filiative. La fonction filiative repose sur une fonction parentale assumée, c’est-à-dire qu’être parent, c’est permettre à son enfant de devenir parent après être devenu lui-même   ). Or, dans les sociétés, comme la nôtre, où la fonction parentale n’est que nourricière, les relations parents/enfants se disent "en termes de dépendances matérielles"   . Son constat d’une difficulté de cette relation des parents à leurs adolescents tient à l’inexistence d’une définition claire de ce qu’est être adulte. De là un passage d’une fonction nourricière à une fonction filiative, c’est-à-dire d’une "légitimation sociale des individus à devenir père et mère"   qui, chez nous dit-elle, fait défaut. Peut-on alors parler d’une vocation des relations de parenté, qui reposerait essentiellement sur la transmission d’une génération à l’autre, transmission non seulement du pouvoir reproducteur, mais aussi transmission du pouvoir producteur des structures propres à sa génération ?

 
 
La reproduction, une affaire de femmes?
 
L’autre grande question qui ressort de cette recherche d’un genre de la reproduction place la maternité au centre d’enjeux sociaux. Ainsi, l’imputation contemporaine des problèmes sociaux à la sphère familiale est caractéristique d’une "privatisation ou d’une familialisation de la question sociale, associant désordre social et désordre familial"   , et prolonge cette idée héritée de la Rome antique que : "c’est la famille qui constitue la cellule de base de notre société"   .
L’historien Francis Ronsin rappelle les combats idéologiques et politiques menés à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle par les néomalthusiens, derrière Paul Robin en France, pour qui la limitation des naissances parmi les classes populaires constituait un facteur économique d’élévation du niveau de vie. La propagande néomalthusienne s’est donc dirigée vers les femmes en diffusant des méthodes contraceptives, afin de "dépendre uniquement de la femme", selon l’idée que "l’évolution de la natalité reposait essentiellement sur la volonté des femmes"   . Cette liberté des femmes n’a pas fait que des adeptes et ce sont des femmes également qui s’opposent à cette "propagande outrageante pour leur pudeur"   . Les féministes militantes se voient, elles, enfermées, c’est le cas notamment de Madeleine Pelletier, internée à l’hôpital psychiatrique "pour complicité d’avortement"   .
Ce renvoi des femmes à leur psychè, entendu au sens d’un dysfonctionnement d’ordre pathologique, et nécessitant la prise en charge par le médical et le psychiatrique, est ce qu’Elisabeth Badinter soulignait concernant la mère autour de qui une mystique s’est créée avec le développement de la psychanalyse   . Coline Cardi montre le rôle dévolu aux femmes et mères des classes populaires, la "bonne ménagère" dont la finalité est le maintien de l’ordre social. Ainsi, les mauvaises mères sont les femmes jugées déviantes au regard de normes différentes de celles qui encadrent la déviance masculine : "ce qui définit la déviance des femmes, c’est l’inversion même du féminin, associé au maternel"   . La reproduction (et la maternité) est donc cette norme " en marge de la norme légale et de la sphère pénale"    construite à partir de la prétendue "fonction naturelle" et "spécifique" des femmes   . La mauvaise mère est cette "figure féminine du danger" en ce qu’elle représente un risque et pour son enfant et pour l’ordre social. La naturalisation de la déviance des mères de milieux populaires consiste donc dans la psychiatrisation des problèmes familiaux et par extension sociaux (les troubles psychiques de la mère souvent légitiment le placement de l’enfant).
De la même façon, Michel Tort revient sur cette figure du pater (celui qui détient le pouvoir) et analyse ce mythe du déclin du père et ses conséquences pour  "l’équilibre psychique de la famille et plus particulièrement pour celui du "fils" désormais sans foi ni loi"   . Il montre que c’est cette figure symbolique du "Père", cette autorité paternelle que mai 68 a mis en crise. A travers la fin du dogme paternel, c’est l’ordre de la famille qui serait ébranlé.
 
Ainsi, dénaturaliser la reproduction est cette tentative de définir le genre de la reproduction, une fois constatée la tendance contemporaine à réintroduire des données biologiques pour déterminer la filiation, au détriment d’un modèle civiliste qui privilégie la volonté et la relation. "La reproduction fonde le sexe, mais le sexe fonde la reproduction"   . Ce cercle vicieux que décrit Eric Fassin comprend la femme et l’homme, nécessaires pour faire un enfant, et aussi la loi c’est-à-dire la figure normative du politique qui, du malthusianisme aux lois de bioéthiques, opère une ingérence et qui, sous couvert de gestion des naissances, détermine le cadre idéologique d’une identité de bonne mère, de bon père, d’enfant de ses parents. Construire ces identités contribue donc à la production d’une identité supra-familiale, soit nationale, introuvable ailleurs que dans ce cadre idéologique même.
 
Pour conclure, un exemple de cas nous renseignera particulièrement sur les problèmes abordés dans cet ouvrage. Un couple marié hétérosexuel, non stérile, s’est vu refusé l’agrément pour entamer une procédure d’adoption. Au cours d’une longue année de rencontres avec une référente psychologue chargée d’émettre un avis décisif pour l’avancée de leur dossier, les discussions se concentrent de plus en plus autour de la femme, éliminant du projet de parentalité l’autre personne du couple (l’homme, ici), et se focalisant de façon presque violente sur une prétendue déviance à dominante psychologique de la femme qui refuserait les voies naturelles de l’enfantement. "Qu’est-ce qui vous fait si peur dans la grossesse ?"  est la question finale à laquelle la psychologue lui demandait de répondre, après lui avoir fortement conseillé d’entamer une psychothérapie.
Si ce cas (véridique) n’est pas extrait de l’ouvrage dont nous parlons, la lecture de Reproduire le genre apporte tous les éléments de compréhension de l’adoption refusée à ce couple. Cette injonction à la femme d’avoir un enfant en passant par la grossesse via une stigmatisation d’un prétendu problème médicalisable/psychiatrisable illustre cette toute-puissance biologique en même temps que cette pathologisation d’un refus de la grossesse ou, du moins, d’une absence de désir de grossesse chez une femme. Et c’est précisément contre cette "régression de notre société" que mettait en garde une gynécologue présente lors de ce passionnant colloque   .