Une vision renouvelée des relations diplomatiques franco-espagnoles pendant les guerres de Religion.

 L’historiographie a longtemps évalué les liens d’amitié entre souverains à la lumière ce qu’elle évoque à partir du XIXe et surtout du XXe siècle, or les critères d’appréciation invoqués lorsqu’il s’agit d’étudier l’amitié au XVIe siècle, et plus largement à l’époque moderne, ne peuvent être les mêmes que ceux utilisés de nos jours. Souvent décriée car perçue comme hypocrite, l’existence d’une véritable amitié entre grands a été négligée par une historiographie qui l’a longtemps rejetée dans l’émotionnel. Bertrand Haan révise toutes les idées préconçues sur cette notion et rend toute son épaisseur et sa valeur effective à un lien prépondérant dans la diplomatie et les rapports sociaux modernes. Spécialiste des relations franco-espagnoles au XVIe siècle, il analyse le cas particulier de l’amitié entre les rois d’Espagne et de France dans les années 1560, période d’alliance entre les deux maisons dont la solidité repose sur l’exaltation et le respect de ce lien.


Le renouvellement de l’amitié 


 L’ouvrage fait suite à une étude sur le traité du Cateau-Cambrésis   dans laquelle Bertrand Haan explique l’élaboration de la paix entre le Roi Très Chrétien et le Roi Très Catholique, fondée sur la constitution de liens d’amitié. Il ne s’agit pas pour l’auteur de s’interroger sur la sincérité de tels liens mais d’en définir les formes et l’influence. Bertrand Haan choisit de s’intéresser à l’expérience d’amitié la plus longue du XVIe siècle. En effet, consacrée par le rapprochement de 1559   , l’amitié entre les rois de France et d’Espagne n’est véritablement entachée qu’à partir de la signature en France de l’édit de Saint-Germain en 1570, il faudra néanmoins attendre 1595 pour que l’hostilité entre les deux royaumes soit ouverte   . Loin des stéréotypes se focalisant sur l’affrontement franco-espagnol dans une visée téléologique, Bertrand Haan s’appuie sur une documentation fouillée pour faire apparaître un mode de relation privilégié et vu comme naturel entre princes : l’amitié. Pour plus de clarté, l’ouvrage est divisé en deux grandes parties traduisant les deux temps d’analyse de l’auteur : une partie chronologique qui se propose d’envisager l’alliance franco-espagnole au quotidien sur la période 1560-1570, puis une partie plus thématique retraçant le fonctionnement et les principes d’une amitié entre princes.
 

Philippe II et Catherine de Médicis, ou la personnalisation des relations diplomatiques 


 L’amitié revendiquée après le traité du Cateau-Cambrésis est, selon l’auteur, le témoignage de la personnalisation des relations diplomatiques. La politique française de la monarchie espagnole engage toutes les composantes de cette dernière : le souverain, Philippe II (1556-1598), son entourage, ses conseillers, ses ambassadeurs et le gouvernement de Bruxelles. Si deux partis se mettent en place à la cour : celui du duc d’Albe, qui préconise un interventionnisme accru et une méfiance toujours grandissante envers le souverain français, et celui du prince d’Eboli, " amateur de paix " qui travaille pour l’apaisement international, c’est Philippe II qui donne le ton de la politique menée envers la France, souvent plus mesurée que celle préconisée par ses ministres. Le souverain français quant à lui se voit confronter à de nombreux désordres intérieurs. Il faut insister sur le fait que si les rois se succèdent, Henri II (1547-1559), François II (1559-1560) et Charles IX (1560-1574), dès 1560 l’interlocutrice principale de Philippe II est une Catherine de Médicis (1519-1589) très favorable aux relations directes entre souverains et au renforcement de leurs liens d’amitié et de parenté. Elle ne cesse d’entretenir l’amitié avec Philippe II pour le bien de ses fils et de son royaume. Très vite, après un an de paix et de stabilité, l’amitié des princes français et espagnol est mise à rude épreuve par les conflits religieux qui éclatent en France. Sur ce point, Bertrand Haan s’oppose à l’historiographie traditionnelle et affirme que " les relations avec l’Espagne n’épousent pas la trame des conflits français ". Si les divisions religieuses sonnent le glas de l’état de grâce dans lequel étaient plongés les deux royaumes, jamais leurs relations ne sont rompues et jamais l’amitié n’est remise en cause. Les deux alliés ne se privent pas d’afficher leurs divergences : Chantonnay, ambassadeur d’Espagne, ne cesse de réprouver la politique française jugée trop molle face aux hérétiques. Néanmoins, Philippe II n’hésite pas à mettre des troupes à disposition de François II lorsque les troubles se font trop violents.


L’alliance espagnole contre l’hérésie ? 


  Lors de l’avènement de Charles IX, l’amitié est renouvelée mais cette fois-ci de façon conditionnelle : Philippe II affirme sa volonté de se comporter comme un " frère " envers Charles IX à la condition que ce dernier prenne à cœur " le bien de la chrétienté ". Le Roi Très Catholique ne cesse de soutenir la régente, Catherine de Médicis, afin qu’elle puisse gouverner sans influence protestante. Au milieu de la confusion des guerres de Religion, l’amitié " joue un rôle d’apaisement ". Si Philippe II demande régulièrement des comptes à la France quant à sa politique de conciliation religieuse, il ne menace pas le royaume militairement et jamais Catherine de Médicis ne cesse de justifier sa politique aux yeux du roi d’Espagne. Face aux pressions espagnoles, la France doit accepter l’interventionnisme grandissant de Philippe II dont l’apogée en 1562 " produit des fruits amers ". Philippe II aide militairement la France dans la gestion de ses troubles internes, mais avec beaucoup de retard. La victoire de Dreux contre les protestants, le 19 décembre 1562, est célébrée dans les deux royaumes. La promulgation de l’édit d’Amboise en 1563 en faveur de la tolérance religieuse aurait pu mettre un terme à l’expérience d’amitié avec le roi d’Espagne, mais le souci de conserver les liens durement acquis entre les deux royaumes prévaut. Catherine de Médicis explique la " nécessité urgente " de cet accord à Philippe II qui n’émet aucune critique ouverte. 


 Le mode de l’amitié ne cesse d’être invoqué lorsqu’il s’agit des relations entre Philippe II et Charles IX au cours des années 1563-1566. Si l’histoire n’a retenu que l’échec de l’entrevue de Bayonne en 1565, Bertrand Haan souligne la volonté de conserver des liens forts entre la France et l’Espagne. Du 15 juin au 3 juillet, le Tour de France royal est l’occasion d’une rencontre entre Charles IX, Catherine de Médicis et leurs homologues espagnols. Accepter de se rencontrer c’est attester du lien les unissant. Toutefois, l’absence de Philippe II, qui délègue Élisabeth de Valois, rend le résultat de l’entrevue imparfait. Le but pour Catherine de Médicis est de renforcer les liens diplomatiques et personnels avec son gendre. Elle propose la formation de nouvelles alliances matrimoniales (entre le duc d’Orléans et Juana, la sœur de Philippe II, et entre Don Carlos et Marguerite de Valois) allant jusqu’à mettre en balance sa politique de tolérance religieuse. La délégation espagnole juge cette proposition irrecevable et Philippe II insiste sur le caractère simplement familial de la rencontre. Pour conserver leur amitié, les deux partis doivent faire des concessions : Philippe II renonce à une diplomatie confessionnelle le forçant à une politique interventionniste, quant au royaume de France, il sacrifie ses ambitions européennes.


Une amitié trop exigeante face aux troubles religieux 


 L’entrevue de Bayonne et la rencontre entre Catherine de Médicis et le duc d’Albe ont souvent été stigmatisées comme une tentative d’alliance catholique dont le but aurait été l’éradication des protestants français. Bertrand Haan souligne que " confrontés aux mêmes maux et à des ennemis qui font cause commune, les souverains ont fait le choix de renforcer une amitié qui prend progressivement des apparences d’une alliance catholique "   , nous sommes loin de l’image donnée rétrospectivement après le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572. Les souverains, confrontés à des troubles similaires, insistent constamment sur leur volonté de coopérer. La liaison entre la France, les Pays-Bas et l’Espagne est renforcée par le déplacement constant des envoyés. Philippe II et Charles IX ne cessent de se promettre entraide mutuelle et aide militaire. Mais cette coopération déçoit vite des deux côtés et la signature du nouvel édit de pacification dans le royaume de France en août 1570 met fin à une expérience d’amitié qui aura duré plus de 10 ans. Les conditions de l’amitié espagnole étaient devenues trop exigeantes. La paix de Saint-Germain stoppe définitivement l’entraide franco-espagnole dans la lutte contre l’hérésie.
 Heure par heure, l’auteur décrit les mutations de cette amitié souvent dévaluée. Il démontre ainsi ses forces et ses réussites, mais aussi ses faiblesses et ses divergences de conception. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Bertrand Haan s’attache à définir à la fois la conception du lien d’amitié de ceux qui l’ont contracté, son impact dans la pratique diplomatique et ses implications et limites dans les luttes européennes et internes.

 

Manifestations symboliques 


 L’amitié doit se prouver en paroles et en actes. Elle est le mode privilégié des relations entre princes lorsqu’ils ne se font pas la guerre et se présente comme " un substitut aux liens du sang et à l’alliance matrimoniale "   , qu’elle peut renforcer par ailleurs. Au XVIe siècle, elle est le fondement des partis nobiliaires et concerne toutes les couches de la société. Néanmoins, l’amitié entre princes est fondée à un niveau supérieur puisqu’elle implique les souverains politiquement et personnellement, ainsi que leurs royaumes respectifs. Philippe II et Charles IX se considèrent comme " princes si amys, alliez et apparentez "   . Chaque camp trouve une utilité à entretenir ce lien : par crainte d’un nouveau conflit, peur de troubles religieux, ou encore épuisement financier. Le langage constitue une " affirmation symbolique " de l’amitié et permet de l’exalter. Elle passe à la fois par la démonstration de liens filiaux (Catherine de Médicis considérant Philippe II comme son fils par exemple), la fraternité chevaleresque (le roi de France se voit offrir la Toison d’or tandis que le roi d’Espagne reçoit le collier de l’ordre de Saint-Michel), mais aussi par le maintien de " communications " permanentes, le rôle de conseiller que joue le roi d’Espagne et la protection qu’il exerce sur les jeunes rois de France. L’auteur l’évoque sans cesse : la formation d’un lien d’amitié ne s’oppose pas à la constitution d’alliances matrimoniales. En cela, Élisabeth de Valois joue le rôle de médiatrice entre les deux cours. "


Le rôle de la diplomatie 


 Pour conserver liens amicaux, la confiance entre souverains est nécessaire et pour cela ils s’appuient tous deux sur des réseaux d’information de plus en plus efficaces. L’espionnage, mais aussi la transmission des dépêches sont au cœur du système relationnel franco-espagnol. Néanmoins, l’auteur souligne les différences de stratégies diplomatiques mises en place par les deux royaumes. Piliers de la diplomatie, les ambassadeurs jouent un rôle crucial dans le maintien de l’amitié. Les ambassadeurs espagnols adoptent vite une tactique agressive, ils critiquent les décisions du roi de France et de la régente afin de les pousser vers plus d’agressivité envers les protestants. Les ambassadeurs français, eux, se positionnent comme médiateurs, chargés de justifier la politique française et d’exalter les vertus de Philippe II. Les déséquilibres dans le rapport de force entre les deux souverains expliquent cette différence dans le jeu diplomatique.
 

Amitié et conflits de pouvoir et d’intérêt 


 Au bout de quelques années, l’amitié entre princes révèle ses faiblesses. Les attentes espagnoles sont simples : le royaume de France doit renoncer à ses liens avec les protestants allemands, à ses liens avec le sultan ottoman et ne tenter aucune colonisation du Nouveau Monde. Assez rapidement, le souverain français n’admet plus l’interventionnisme espagnol dans ses affaires et laisse à nouveau poindre ses ambitions européennes. Les divergences de conceptions de l’alliance franco-espagnole semblent expliquer en partie l’échec de l’amitié. Si Philippe II envisage le rapprochement comme une alliance de sauvegarde, Charles IX la voit plutôt comme le moyen de retrouver une puissance perdue. Les querelles ne tardent pas à fleurir : rivalité d’image et d’influence, compétition symbolique entre l’héritier de Charles Quint et l’héritier de Clovis. L’amitié franco-espagnole est une question en débat au sein même des deux monarchies. Entre partisans de l’interventionnisme et partisans de la neutralité en Espagne. Entre pressions protestantes et admirateurs du Roi Très Catholique en France. Les déséquilibres entre les deux monarchies et les pressions internes viennent à bout de liens d’amitié pourtant exaltés et cultivés pendant toute la décennie.
 Bertrand Haan donne un souffle nouveau à l’histoire diplomatique à travers l’étude de l’expérience de l’amitié. Plus que de la courtoisie, l’amitié représente une implication personnelle et politique liant inextricablement les souverains et leur destin. Écrit avec beaucoup de fluidité, l’ouvrage, tout en développant ce concept d’amitié, décrit son exercice dans les faits, éclairant d’une lumière nouvelle le contexte des années 1560-1570.