C’est l’histoire d’un amour, le dernier, que l’on a trop souvent oublié.

“Par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy.” Voici ce que George Sand dit de Montaigne dans Histoire de ma vie   : “Je ne pouvais me lasser de cette forme charmante et de cet admirable bon sens. [… Montaigne] enseigne toujours. […] Enfin, il en est de son œuvre, comme de tout ce qui sort d’une belle intelligence : elle fait réfléchir, mais d’une réflexion saine et calmante.”

Que signifie écrire une biographie ?

En guise d’introduction, on me permettra de laisser la parole à Évelyne Bloch-Dano, l’une des dernières biographes de George Sand, qui, par une approche pleine d’humilité, regarde son propre travail et affirme : “Il est des moments où le travail du biographe s’apparente à la reconstitution d’un puzzle, dont le temps aurait dispersé et parfois détruit une partie des pièces. À partir de ces fragments, la raison et l’imagination se combinent pour donner forme à une histoire, à des personnages. Des sources supplémentaires pourraient confirmer ou au contraire bouleverser le récit fragile ainsi construit”   . Et l’on peut ajouter sans se tromper que ce travail a bien été fait et est digne d’intérêt pour les amateurs de littérature puisque le livre est rempli de citations riches et de propos trouvés dans Histoire de ma vie ou dans la correspondance de George Sand (il nous suffira d’ailleurs de lire les titres des vingt chapitres qui ne sont que des morceaux de vie écrits). Il est aussi à noter que cette biographie est un excellent moyen in fine d’entrer dans le “Grand Œuvre” d’un grand écrivain, que la postérité a un peu trop vite classé dans des cases aussi fermées que “George Sand féministe”, “George Sand, l’amante effrénée”, etc.

De Dupin à Sand, d’Aurore à George

Après avoir rappelé rapidement la vie d’Aurore Dudevant, née Dupin, Évelyne Bloch-Dano entre dans le vif du sujet : les amours de George Sand (nom pris définitivement en 1832 après l’écriture d’Indiana). Elles furent tumultueuses et assumées, nous ne le savons aujourd’hui que trop bien car elles ont construit autour de la femme une légende : “Sa nature transgressive fait d’elle une femme qui affirme une liberté d’homme” et “une manière d’homme politique”. En mai 1848 – date importante, puisqu’elle participe aux débats politiques – elle prend conscience que “la révolution sociale à laquelle elle avait travaillé était perdue” : son désespoir est grand ! Elle décide alors de se replier à Nohant (le 17 mai 1848), dans son domaine, dans son cocon. Cette vie débordante, elle l’a appréciée, beaucoup, mais à quarante-cinq ans, elle préfère alors “retrouver son fils et recevoir les amis invités à partager […] les fêtes de fin d’année. Ils sont deux à venir de Paris : Hermann Müller-Strubing et Alexandre Manceau” (ce dernier n’arrivera qu’en décembre 1849).

Rencontre d’un nouveau type : le couple Sand-Manceau

C’est le moment de La Petite Fadette (dont la genèse reste liée à la révolution de 1848) : roman qui instille son besoin de renouer avec son “enfance berrichonne, avec son amour de la nature”, de se rappeler sa résistance, et non sa rébellion, contre les contraintes qui pèsent sur les jeunes filles, surtout en ces temps romantiques où “l’idéal […] de femme” reste la “femme éthérée”. Ainsi George Sand a-t-elle “su faire de la contradiction une complémentarité, et de l’alternance, un équilibre”. À Nohant, donc, les deux hôtes de la romancière sont bien différents des hommes aimés dans le passé. Ces hommes aux noms célèbres, Chopin, Jules Sandeau, Musset, étaient des “êtres faibles”. Or, l’année 1849, est une année pleine de mouvements, de théâtre, de jeu et de rire, c’est aussi le temps du deuil, celui de Chopin. Müller est sur scène, Manceau la regarde, avec un peu de distance. Mais voilà, le premier, bien qu’il soit “loyal, cultivé, utile, tranquille, sympathique”, commence à ennuyer la dame de Nohant. À Hetzel   , elle écrit à propos de son amant allemand : “Nous sommes absolument ensemble comme deux bons garçons […] deux amis, deux hommes.” Exit Müller : il n’est pas (plus ?) l’homme de la situation.
Il reste alors cet Alexandre Manceau, “personnage de roman, un Julien Sorel”, un homme “à la fois violent et calculé” du propre aveu de Sand. Très vite, le sculpteur doué, passe de spectateur à acteur : il est le nouveau protagoniste de Nohant, ce qui énerve et rend jaloux Maurice, “Bouli”, le fils de George (que d’aucuns ont considéré comme l’artisan de l’effacement d’Alexandre Manceau dans les biographies consacrées à Sand). Manceau est certes nouveau à Nohant, dans la vie de Sand, mais il a aussi un passé puisqu’il est déjà père. Évelyne Bloch-Dano l’affirme clairement, à part cet épisode, nous ne savons pas grand-chose sur les “turpitudes” du personnage que Sand défend à plusieurs reprises quand il est attaqué par Paul, le neveu de l’acteur Bocage. Le sculpteur a en effet un fils qu’il n’a pas reconnu : Auguste Guy, né le 29 décembre 1842. George Sand le savait et reçut le 14 septembre 1871 une lettre de Guy qui commence par : “Madame, Je viens au nom de feu Alexandre Manceau, mon père, vous demander de vouloir bien m’honorer de votre protection.” La romancière n’hésite pas un seul instant et parvient grâce à un réseau de connaissances à faire rentrer Auguste Guy au chemin de fer PLM, où il restera jusqu’à sa mort.
Mais avant cette rencontre épistolaire datant de 1871, la vie de George Sand et d’Alexandre Manceau continue. Et c’est (enfin ?) l’amour, le bonheur pour l’écrivain : “Je l’aime, je l’aime de toute mon âme […] je l’aime avec tout ce qu’il est, et il y a un calme étonnant dans mon amour malgré mon âge et le sien…”, chante-t-elle à Hetzel en cette fin d’avril 1850. Souvent, le soir, après le dîner, elle prend l’habitude de s’endormir sur les genoux d’Alexandre. Mais celui-ci n’est pas l’amant transi des romantiques (et elle n’est pas non plus, de son propre aveu, “Mme de Staël”, chapitre IX) : il sait se montrer “impétueux, souvent drôle, parfois grognon ou boudeur, mauvais perdant”. George Sand aime à l’appeler “ce pauvre ange de Manceau”, car les disputes vont bon train à Nohant qui dégénèrent souvent en scènes de ménage. Et même si le jeune artiste – ils ont treize ans de différence – ne sait pas l’orthographe, son talent supplée à son manque d’éducation : il n’est plus l’enfant, mais l’homme, il n’est plus l’Homme, il est l’idéal sandien, il est l’Homme et le Femme réunis en un même personnage, il est donc l’amant parfait et le parfait artiste, ce qui pour Sand accentue sa passion. En 1854, il est d’ailleurs reçu franc-maçon.

Les années 1850-1865 : des rires aux pleurs

Frénétique, cette période l’est : George Sand publie, entre 1850 et 1865, pas moins de cinquante livres, dont vingt-six romans, une vingtaine de pièces, dont dix-sept seront montées à Paris ! À quoi s’ajoutent ses mémoires, des lettres, des articles et des préfaces… Ardeur scripturale qui lui vaudra bien des quolibets et autres mots désobligeants. Pensons à Baudelaire qui l’affuble du doux nom de “latrine” ou à Nietzche qui voit en elle une “vache à écrire”, motif repris par Edmond de Goncourt qui l’appelle alors le “sphinx ruminant, la vache apis”. Mais elle ne fait pas attention à ces propos et continue d’écrire en se diversifiant (elle accepte de participer au “Magasin des enfants” et leur écrit des contes) et d’aimer, même si ses proches émettent des doutes sur l’honnêteté de Manceau. Mais leur vie s’écoule doucement entre Nohant et Paris : elle écrit et lui travaille pour elle. Tantôt copiste, tantôt homme à tout faire, il est et restera pour elle, le “compagnon idéal”. Et même dans les temps difficiles, dans les querelles terribles entre George et sa fille Solange   (qui a épousé Jean-Baptiste Clésinger, le “couple diabolique” d’après Sand elle-même), il est là, proche et aimant, conciliant et conciliateur. Notons que, si les rapports d’amour entre la mère et la fille sont difficiles et conflictuels, quand cette dernière donne naissance à une petite fille, Nini (Jeanne Gabrielle Clésinger), le 10 mai 1849, la romancière, devenue grand-mère, offre à l’enfant le plus grand des amours : un amour éternel et sans failles… jusqu’à sa mort, qui survient prématurément, dans d’affreuses circonstances, le 14 janvier 1855. Les temps sont durs : Manceau, Maurice et elle quittent Nohant pour l’Italie. Fuite des malheurs et rapprochement des amants. Ils ne se quitteront plus, veillant l’un sur l’autre. Lui sur elle, en 1860, quand elle sera atteinte d’une fièvre typhoïde, elle sur lui, quand les premiers signes de la tuberculose apparaîtront.

Manceau, entre la mère et le fils

Entre-temps, l’écriture continue, certes de façon moins endiablée qu’auparavant. La vie poursuit son cours : Maurice se marie à Lina, naissance de leur premier enfant, Marc, dit “Cocoton”, qui meurt en 1864. Les relations vont dès lors se tendre entre les deux hommes. En effet, Maurice a toujours considéré que Manceau lui avait pris sa place à Nohant auprès de sa mère, sans jamais lui en avoir parlé. Leurs relations restaient courtoises et cordiales. Mais le temps aigrit les âmes ! Maurice le jalousait de plus en plus, et cette jalousie surgit brutalement quand l’entourage de Sand (Fromentin, Dumas et Gautier) trouva l’“acte” de Manceau digne d’intérêt (Sand était en larmes en l’écoutant). La pièce fut d’ailleurs reçue à l’Odéon, prestige suprême pour le couple.
Manceau est alors pour Maurice un homme à chasser. Il doit le bannir avec l’assentiment de sa mère. 1863 est l’année où Manceau, toujours de plus en plus jalousé, se voit chasser de Nohant, tel un domestique (l’insulte ultime étant ici le “mépris social”). Le fils demande donc à la mère de choisir : Manceau ou lui… Elle choisit le sculpteur : ils s’installeront à Palaiseau, où l’amant achètera une villa pour eux et louera à Paris un pied-à-terre. Mais la maladie rattrape rapidement Manceau, suivi pourtant par de nombreux médecins célèbres. 1865, soit quatorze ans après le début de l’idylle, Alexandre Manceau rejoint la petite Nini tant aimée et s’éteint en léguant ses biens à Maurice. George Sand reste seule, et “dix jours après [sa mort], elle commenc[e] un nouveau roman. Elle l’intitul[e] : Le Dernier Amour”.

Pourquoi ce livre ?

Pourquoi (r)écrire en quelques pages l’histoire si connue de George Sand ? La question mérite d’être posée et trouve naturellement une réponse dans l’épilogue qu’Évelyne Bloch-Dano propose : réparer une injustice provoquée par un fils jaloux. En effet, si l’on connaît bien les amours de Sand avec Musset et Chopin, les biographes de la romancière ont eu tendance à minimiser l’importance du graveur (voire à “effacer” [le terme est de la critique] sa présence) alors qu’il fut, à ne plus en douter après la lecture de cette œuvre biographique intéressante, l’inspirateur, l’ami, l’amant, l’homme de George Sand, il fut véritablement son dernier amour. Évelyne Bloch-Dano, à travers cette tranche de vie, rétablit donc une certaine vérité, gommée volontairement par “Bouli”, par Maurice, ce fils si chéri. Nous le savons maintenant, c’est lui qui a supprimé à dessein, dans la première édition de la correspondance de George Sand, publiée vingt plus tard, toutes les allusions à Alexandre Manceau. Ses instructions seront assez strictes pour que, même après sa mort, elles soient respectées. “Cela explique peut-être, écrit la biographe sans péremption aucune, pourquoi, longtemps, le rôle du graveur au côté de George Sand sera négligé”   .