Un portrait des crises d’âmes de Tolstoï qui interroge notre propre finitude.

Cent ans est un âge qui sied bien à un ogre. Mais fêter le centenaire de la mort d’un ogre, voilà un événement extraordinaire. Hors du commun, Tolstoï, l’écrivain russe à l’œuvre immense et foisonnante, le penseur, le mystique, le pédagogue, l’est assurément. Et sa mort l’est tout autant. Une agonie dans la petite gare d’Astopovo, après une course effrénée à travers la Russie d’auberges en monastères, à l’insu de tous ses proches. Au cœur de cette mort, plus que dans n’importe quelle autre, le mystère. Que cherchait Tolstoï dans cet ultime sursaut ? Malade, épuisé, au seuil de la mort, il a quitté brusquement la quiétude de son domaine d’Astaiva, sa famille si essentielle à sa vie, et parcourt la Russie, comme dévoré par une quête insatiable. De quelle quête s’agit-il ? Fuyait-il la Faucheuse qui commençait à étendre son ombre sur lui ou cherchait-il désespérément Dieu pour apaiser l’effroi du néant prochain ? Christiane Rancé, dans son ouvrage Tolstoï, le pas de l’ogre, explore les crises d’âme et les tourments existentiels de l’ogre russe. Marchons sur les pas de Tolstoï, en mouvement, toujours, car tel est le pas de l’ogre.



L’enfance et la jeunesse


L’essai de Christiane Rancé emprunte la forme de la biographie, déroulant la chronologie d’une vie, sans pour autant en respecter totalement les codes, peu de dates et de repères précis évoquant la vie de Tolstoï. Davantage une biographie de l’âme en quelque sorte. Léon Nikolaïevitch Tolstoï naît le 28 août 1828 à Iasnaïa Poliana dans une famille de l’aristocratie russe. L’enfant s’éveille aux sens et absorbe le monde dont il se remplit jusqu’à l’ivresse. Être sensuel, mais pas seulement. Très tôt l’esprit de Tolstoï analyse et dissèque le monde, les émotions, les situations. Convaincu qu’il est un être exceptionnel, Léon se pense au centre. Léon est le soleil, le préféré, il embrasse la vie et y plonge sans peurs car il a une certitude : il ne mourra pas. “Rien ne mourra, moi non plus je ne mourrais jamais et je serai éternellement de plus en plus heureux”   .


Tolstoï s’ébroue et secoue le monde. Jouisseur invétéré de la nature, puis des femmes, de la vie, le jeune Léon s’étourdit de plaisir et parcourt les pays. La vie est source d’éblouissement, vie intense, dense, frémissante, un tourbillon constant. “Léon Tolstoï est un intense vivant, fier, noble, orgueilleux, sensuel, carnivore, infatigable.” Très vite cependant, l’horizon offert par cette vie se bouche, le monde des plaisirs et des frivolités est bien trop étriqué pour cet astre qui ne fait qu’entamer sa course. Cette vie-là ne lui suffit pas, il veut plus, il veut du sens, il veut la Vérité.


L’ogre décide alors de se domestiquer, épouse Sophie Andreïevna Bers et part s’établir dans son domaine d’Iasnaïa Poliana, loin de la ville qui corrompt et disperse son âme. Un retour à l’enfance et un retour à la terre, au rythme des saisons, aux impératifs domestiques. Auprès d’une femme qui l’aime éperdument et avec laquelle il construit une famille aimante et dévouée, un des socles de son existence. Tolstoï croit ainsi domestiquer ses instincts et ses appétits inextinguibles. Le leurre ne dure pas longtemps, cette vie est bien trop plate, quelque chose lui manque, sans qu’il ne sache vraiment le définir. Une certitude le tenaille : il glisse vers la mort inexorablement. Or Tolstoï s’y refuse : “Je ne veux pas de la mort” dit-il. Il décide alors de se mettre à écrire, de déjouer l’immobilisme mortifère de la prison domestique qu’il a construite par la création littéraire. Il se jette à corps perdu dans l’écriture, sans trêve, et ébauche ce qui va devenir Guerre et Paix. Il s’enthousiasme, la fièvre de la création le saisit et suspend un instant le tourment de sa finitude. Les premiers volumes de l’œuvre connaissent immédiatement le succès. La vie semble s’équilibrer.



La nuit d’Arzamas


Une nuit de septembre 1869, le monde s’ouvre sous ses pieds. Au cœur de l’obscurité, dans une petite auberge de la ville d’Arzamas, une terreur indicible s’empare de lui et fend la cosse de son existence. Une certitude s’impose : lui aussi va mourir. Tolstoï fait l’expérience du néant, de son propre néant. L’effroi et l’angoisse s’insinuent dans son être et ne desserreront plus leur étau. Tolstoï étreint sa finitude. L’angoisse va alors imprégner son existence tout entière, tout perd son sens, tout est dénaturé, la vie si vive et lumineuse auparavant devient terne, vouée à une dissolution certaine. Tout se gâche, tout est abîmé. En Tolstoï s’ouvre une fêlure qui le ronge et rogne sa vie. L’angoisse est vissée au cœur et ne le quitte plus. Il en fera état dans Mémoire d’un fou   . À force de cogner dans la vie pour en pénétrer le sens, il finit par percer son écorce. Il voulait la vérité et bien elle lui est dévoilée : il va mourir.


L’ogre ne restera pas longtemps terrassé et prostré par l’angoisse. Il s’emploie à se lancer dans de multiples projets pour redonner sens à son existence et revenir à la vie. Il construit alors une réforme de la pédagogie et entreprend la construction d’une école destinée à l’éducation des moujiks sur son domaine. Il s’attelle à l’écriture d’un nouveau roman, Anna Karénine. L’empreinte de son angoisse imprègne les pages de cette œuvre inaugurée par un suicide. Le personnage de Constantin Lévine est en proie aux tourments qui secouent l’âme de Tolstoï. Durant la phase d’écriture, il alterne les phases d’enthousiasme et les phases d’abattement profond. Dans un va-et-vient constant, le sens de la vie s’éclaire et s’obscurcit. La vie lui semble absurde, vaine, se précipitant vers son anéantissement. La tentation du suicide rôde. Tolstoï ne peut se résoudre à cette “vie qui meurt” : il lutte, se débat, combat. Tolstoï est mortel, Tolstoï ne veut pas mourir, Tolstoï a peur, Tolstoï est un homme.



L’œuvre de Tolstoï et la figure de la mort


Les mots de Tolstoï sont autant de tentatives pour tenter de saisir la mort, la vie et son sens. La mort est ainsi présente dans son œuvre depuis ses premiers textes. Lumineuse, vécue comme un chemin de réconciliation et un dévoilement, Tolstoï semble essayer de se convaincre, de bercer sa terreur du néant en l’inondant de lumière et de joie. Ses personnages vivent leur mort comme une joie pure, la terreur du néant qui les habitait durant leur vie n’est plus. Ivan Ilitch : “Et la mort où est-elle ? Il chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et ne la trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n’y avait pas de peur parce qu’il n’y avait pas de mort. Au lieu de la mort, il y avait la lumière. C’est donc cela ! dit-il soudain à voix haute. Quelle joie !”   . Ou encore : “Je viens, je viens ! crie tout son être avec bonheur et effusion. Et il sent qu’il est libre et que maintenant rien ne le retient plus.”   .


La mort révèle, rend à l’immédiateté, dépouille l’âme humaine de ses vanités et permet d’atteindre la vérité. Dans Guerre et Paix, le prince André s’écrie : “Oui, c’était bien la mort ! Mourir et se réveiller ! La mort est donc le réveil ? À dater de cette heure, en s’éveillant du sommeil, le prince André s’éveilla aussi à la vie”   . La mort dans l’œuvre tolstoïenne n’est malheureusement pas suffisamment développée dans l’essai de Christiane Rancé, qui, tout à la fascination du personnage Tolstoï, de l’ogre, occulte presque le fait qu’il est aussi un écrivain. L’essai est davantage psychanalytique que littéraire, or il aurait été intéressant de développer plus largement le rapport de Tolstoï à la création littéraire en regard de ses angoisses existentielles.



La religion


Tolstoï hanté par la certitude de son anéantissement cherche à se sauver. Constatant son effrayante solitude face à la mort, il se tourne vers la religion et vers Dieu dans l’espoir d’une réponse et d’un salut. Comme toute entreprise dans son existence, il s’y adonne entièrement, sans restriction : il jeûne, prie, accomplit tous les rites religieux, entreprend des pèlerinages. Cependant, la religion ne lui apporte pas ce qu’il cherche, sa quête frénétique de sens n’est pas satisfaite. Déçu, Tolstoï cesse prières, rites et sacrements. Il ne se résigne pas pour autant, Dieu lui apportera le salut, il en est convaincu, ce sont la religion et son dogme tiré des évangiles qui dysfonctionnent. Tolstoï accuse l’Église. Il entreprend alors de créer sa propre religion, fondée sur son amour du Christ. Il voit Dieu comme la source de toute chose, l’Amour, l’Esprit. Et le Christ, Dieu fait homme, dont il faut suivre les enseignements pour trouver le royaume sur terre. Tolstoï ne croit pas au sacré, au mystère, car sa religion est rationnelle. La conception tolstoïenne de Dieu a suscité de nombreuses interprétations et spéculations. Une religion teintée de christianisme, mais aussi de bouddhisme et de philosophie orientale. Là encore, l’essai de Christiane Rancé se contente d’affleurer le Tolstoï religieux, et ne constitue qu’un bref préambule, mal référencé à cette question.



La mort de l’ogre


Après un séjour à Moscou, oppressant et douloureux, dans la société qui corrompt et éloigne de la Vérité, Tolstoï retourne à Iasnaïa Polisnava pour y passer ses vieux jours. Domaine, famille, sollicitations incessantes du monde dans lequel il est devenu un personnage influent, tout cela le harasse. Alors Tolstoï, éternel quêteur de sens, part. Ce sera son ultime voyage, celui d’un homme qui agonise. Car cette course funèbre n’est pas celle d’un ogre, mi-bête/mi-homme, mais bien celle d’un homme en proie à l’insondable et terrifiante question de sa finitude. Faire de Tolstoï un ogre, car il est un être exceptionnel, celui qui “crée et détruit des mondes” selon les mots de Chestov, est un raccourci en forme d’exclusion du genre humain. Plusieurs raisons au détour par cette figure ogresque. Comme l’ogre-monstre, Tolstoï “n’a jamais été un gentil garçon” tyrannique avec son entourage, insensible face à la mort de ses proches, éreintant sa jeunesse dans une surenchère de débauches (les femmes, le jeu, l’alcool), Tolstoï ne fut certes pas exempt de tout reproche. Cependant, ses travers ne sont que des failles humaines d’un homme en lutte contre ses instincts let le monde pour trouver des réponses. L’ogre encore par la démesure de ses appétits.


Auteur d’une œuvre massive, réformateur de la pédagogie, philosophe, créateur d’une religion, son parcours est impressionnant. Tolstoï s’est démultiplié et a embrassé une pluralité de mondes. Une vie en contenant plusieurs certes, mais l’on peut y voir un homme exceptionnel, au paroxysme de ses potentialités et non une simple créature à l’appétit démesuré. Un ogre enfin car “toutes les créatures l’habitaient”, un être protéiforme : “Il était la nature, mais aussi le cheval qui va mourir, le rossignol dans la nuit d’été, la jeune fille exaltée par l’amour, le bourgeois qui agonise, la feuille gorgée de sève.” Et si Tolstoï n’était finalement qu’un écrivain. Car cette plasticité, cette capacité à se mettre à la place de chaque élément qui compose la vie et dont fourmillent ses romans, est une faculté de l’immense écrivain qu’il était.


L’assimilation de Tolstoï à la figure de l’ogre s’avère donc un amalgame peu justifié et c’est ce que démontre cet essai en se contredisant, car au fondement de la vie de Tolstoï, une lancinante interrogation humaine, trop humaine : pourquoi mourir ? Tolstoï n’est pas un ogre, mais simplement un homme. C’est sur ce point essentiel que l’essai de Chrsitiane Rancé achoppe. Essai qui, par ailleurs, comporte un grand nombre d’imperfections, le manque de références, de structuration et une grande dispersion semblant vouloir aborder tous les aspects de la vie de l’écrivain, perdant parfois le propos même du livre. L’auteur parvient toutefois, et c’est là la réussite majeure de l’ouvrage, à rendre compte de manière saisissante des tourments de l’âme de Tolstoï, de son angoisse insondable face au néant. En rendant palpable l’angoisse de l’homme Tolstoï et non pas de l’ogre, cette angoisse vissée au cœur de notre être, Christiane Rancé fait de Tolstoï un frère d’âme, et nous donne envie de relire son œuvre immense. Ainsi c’est à Tolstoï, l’écrivain, que nous laisserons les derniers mots : “Il défend sa vie jusqu’au bout et seul au milieu de tout le champ, n’importe comment, il la défend”   . Un essai qui donne envie de remettre Tolstoï et son œuvre dans notre vie est un essai réussi.