"Tout critique digne de ce nom écrira à partir d’une lutte profonde entre ce qui a été et ce qui doit être, les valeurs auxquelles il est habitué et celles qui existent actuellement,  une lutte entre le passé et le présent à partir duquel l’avenir doit naître. Cette lutte avec soi-même comme avec l’époque, à partir de laquelle quelque chose doit être écrit et donc lu- voilà comment j’évalue un critique." [Any critic who is any good is going to write out of a profound inner struggle between what has been and what must be, the values he is used to and those which presently exist, between the past and the present out of which the future must be born. This struggle with oneself as well as with the age, out of which something must be written and which therefore can be read- this is my test for a critic.] Cette définition d’Alfred Kazin, écrite en 1960, nous remet en mémoire le crédit intellectuel dont jouissaient les critiques littéraires d’après-guerre. Le New York Times a pris l’occasion de la réédition dans le magazine Commentary du texte de Kazin, "The Function of Criticism Today", pour demander à six critiques contemporains ce qu’ils pensent de leur rôle. 

 

Parmi ce florilège critique sur la critique, l’avis de Pankaj Mishra n’est pas le plus complaisant. Ce jeune auteur indien refuse de rejoindre le cortège des déclinologues de la critique, car il considère précisément qu’un tel débat est dépassé. La critique littéraire n’aurait de sens que si elle dépasse l’analyse des textes et de leurs critères esthétiques pour éclairer leur place dans l’histoire des idées et dans une représentation particulière du monde. 

 

Pankaj Mishra admet sa dette envers nombre de critiques américains qui voyaient la littérature comme sujet de l’histoire et de la politique. Pour des auteurs comme Edmund Wilson, Dwight Macdonald, Lionel Trilling, F. W. Dupee and Irving Howe, les idées avaient un caractère d’urgence parce qu’elles avaient le pouvoir de refaçonner des sociétés en ébullition. De plus, ils appartenaient pour la plupart à une classe bourgeoise déstabilisée par des conflits socioéconomiques majeurs. Pour cette génération, la politique cessait d’être l’affaire de quelques élites mandatées par le peuple ou légitimées par leur capital culturel. 

 

Aujourd’hui, cette ère des passions politiques s’est transformée jusqu’à détacher les intellectuels de la sphère publique, selon Pankaj Mishra. La plupart des écrivains contemporains en Occident cultiveraient leur jardin, à l’abri des grandes lames de fond qui bouleversent le temps présent. Ils rejoindraient trop vite les catégories privilégiées de la société pour en demeurer les contempteurs. Cela expliquerait les multiples sentiments de vulnérabilité et de crainte qui se seraient exprimés parmi les intellectuels occidentaux après le 11 septembre : le milieu artistique protégé et tranquille se sentait menacé par la violence d’un événement symbolique d’un monde instable et incertain. 

 

En ce sens, on ne peut proclamer une fois de plus la mort de la critique au sens usuel du terme, car on ne ferait que remuer le couteau dans la plaie d’un cadavre. En effet, le critique qu’Alfred Kazin décrivait comme investi de cette conviction selon laquelle l’homme peut comprendre son temps et préparer son avenir en conséquence, n’est plus. Pankaj Mishra interprète cette perte d’influence comme le produit d’une dépolitisation de masse entamée il y a 70 ans. Nous serions en quelque sorte devenus des consommateurs culturels dociles, sensibles au raffinement intellectuel que procure la connaissance de la littérature, et donc contents de lire les textes pour eux-mêmes. En ce sens, dépourvu d’un vocabulaire moral et d’une pensée politique, le critique littéraire dissocie désormais la confrontation immédiate avec une oeuvre d’art de l’interprétation historique de son époque. 

 

Pour autant, les chocs économiques répétés de ces dernières années pourraient ouvrir la critique à sa dimension sociale, à une condition, selon Pankaj Mishra : comprendre la culture mondialisée. En effet, les conditions historiques qui limitent la réception critique des oeuvres littéraires à un public confidentiel en Europe et aux Etats-Unis n’existent pas ailleurs. L’Asie et l’Amérique latine offrent des terrains propices pour l’avènement d’un écrivain-critique. Liu Xiaobo   , Prix Nobel de la Paix, et Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de Littérature, incarnent cette idée que la conscience d’un écrivain est toujours historiquement déterminée. 

 

Pour s’épargner les affres de l’isolement intellectuel et du repli sur soi, le critique doit donc retracer les fils qui lient un auteur à son monde, de ses tics d’écriture jusqu’aux enjeux moraux et politiques auxquels il est attaché. Maintenir l’équilibre entre expérience esthétique et interprétation du monde : serait-ce cela la tâche du critique contemporain ?  

 
 

* Pankaj Mishra, "The Intellectual at Play in the Modern World", New York Times, 31 décembre 2010. 

 
 

Lire le dossier complet du New York Times : Why criticism matters.

 
 

A lire sur nonfiction.fr : 

 

- Notre dossier "Sur la mort du critique culturel".